Meurtre d’Oles Bouzina : le fascisme tue en Ukraine

Le fascisme tue en Ukraine

En Ukraine, le fascisme tue. Des gens ordinaires, comme dans le Donbass sous les bombes. Ou à Kiev, des politiques d’opposition, en attendant les “séparatistes culturels”, comme les nomment des appels à la dénonciation à Kharkov ou à Marioupol, c’est à dire : les Russophones, les Ukrainiens de culture russe.
Ces dernières semaines, les fascistes prenaient des gants : huit députés de l’ancien parti des Régions, au pouvoir avant le coup d’Etat, se sont “suicidés” en l’espace de quelques jours. Maintenant ils tuent ouvertement : les 15 et 16 avril, un député du parti des Régions, Oleg Kalachnikoff, et un journaliste, écrivain, Oles Bouzina, assassinés devant chez eux. Hier l’on apprenait le meurtre de la rédactrice en chef du journal ukrainien Netechinski Vestnik Olga Moroz à Netichyn (oblast de Khmelnitski, centre-ouest), qui enquêtait sur la corruption locale.
Les noms de Kalachnikoff et de Bouzina, avec leur adresse et leur numéro de téléphone, figuraient sur une liste d’opposants au régime de Kiev, à abattre, publiée par le site “Mirotvorets”. Ils y ont été ajouté quelques jours avant leur assassinat. Sur la “fiche” d’Oles Bouzina (photo ci-contre), il est précisé qu’elle a été postée par “l’agent 404” le 14 avril 2015, et qu’il a été “liquidé dans la cour de son immeuble à Kiev” le 16 avril. Il faut savoir que ce site a été officiellement promu par Anton Guerachenko, conseiller du ministre de l’Intérieur Avakov, à la fin de l’année dernière : “Aujourd’hui, déclarait-il, grâce au travail minutieux de dizaines de volontaires, il a été rassemblé plus de 7500 profils de terroristes, de séparatistes et de leurs complices. Le travail de collecte d’informations à leur sujet ainsi qu’au sujet de leurs connaissances présumées et de leurs contacts continue… Je prie instamment tous ceux qui sont en possession d’informations sur les terroristes et les séparatistes de les faire parvenir directement sur le site de Centre Mirotvorets ” (1). Il faut savoir que pour le régime issu du coup d’Etat de Kiev, être partisan de la fédéralisation du pays, comme l’était Oles, seule manière de maintenir son unité en tenant compte de sa diversité, c’est être coupable de “terrorisme” et de “séparatisme”.
La qualification du régime de Kiev comme régime facsciste est niée par ceux qui veulent faire croire, ou qui croient naïvement, qu’un processus démocratique est en cours actuellement en Ukraine post-Maïdan. Nous laisserons de côté le décuplement de la corruption, la destruction des droits sociaux et la banqueroute annoncée. Bouzina lui-même, au cours d’un débat sur la chaîne de télévision russe Rossiya-RTR, le 26 mars dernier (2), contestait l’assimilation de l’Ukraine actuelle à l’Allemagne des années trente. “Il n’y a pas de néo-nazis en Ukraine martelait-il, il y en avait dans certaines unités qui participent à la répression dans le Donbass mais ils ont tous été tués”, concédant qu’il en restait encore dans le bataillon Azov sévissant à Marioupol. Ce soir-là, il semblait déterminé à donner l’illusion qu’après la querelle entre le président-oligarque Porochenko et le gouverneur-oligarque Kolomoïski, le premier avait repris lec hoses en main, mis les bataillons néo-nazis, financés par le second – qui selon Bouzina “ne peut pas être néo-nazi puisqu’il est juif” – sous commandement de l’armée, et qu’il n’y aurait pas de nouvelle offensive de Kiev dans le Donbass. Optimisme que ne partageait pas ses co-débatteurs et notamment l’animateur de l’émission, Vladimir Soliviev : “ça me fait penser à l’Allemagne des années trente, déclarait-il : des meurtres politiques, des gens qui ont peur, une absence de liberté de parole. Et c’est le centre de l’Europe civilisée, bravo ! Quand en Ukraine, Porochenko décide d’instaurer la fête nationale le jour de la création de l’UPA (3) qui a assassiné des Russes, des Polonais et des Juifs, quand les collaborateurs Bandera et Choukhevitch sont considérés comme des héros, on peut considérer que la résistance du Donbass se bat contre des nazis !” Et Sergueï Jelezniak, vice-président du Sénat de la Fédération de Russie, faisait remarquer à Bouzina : “les nazis ne sont peut-être pas nombreux en Ukraine, mais ce sont eux qui dirigent le pays”.
Il est vrai que la position d’Oles Bouzina n’était pas facile : c’était un patriote ukrainien, et un patriote russe. Comme la grande majorité des Ukrainiens, il considérait que Russes, Biélorusses et Petits-Russiens – car le nom d’Ukraine n’est qu’un nom d’emprunt récent – ne constituaient qu’un seul peuple, rassemblé par la langue, l’histoire commune et la culture. D’une liberté d’esprit totale, il défendait son point de vue avec intelligence et courage. Dernièrement, il avait démissionné de son poste de rédacteur en chef du journal ukrainien Segodnia, parce qu’il refusait la censure dictée par une direction soumise à l’absence des libertés fondamentales imposée par le régime de Kiev. Se sachant menacé, il avait refusé de s’installer à Moscou comme le lui proposaient ses amis, déclarant qu’il continuerait à vivre et à travailler dans la ville qu’il aimait, la ville de Boulgakov, même si cela devait lui coûter la vie. Ecrivain cultivé, pratiquant aussi bien l’ukrainien que le russe, il vivait dans la compagnie des grands auteurs russes et ukrainiens. Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois, tout dernièrement, aux Journées du livre russe à Paris, et notre conversation, d’emblée très animée,  a porté sur Tourguenieff et sur Gogol, dont il était venu parler. Nous nous sommes trouvés des origines communes, nos deux grands-pères étant de cette région de Poltava, le coeur de l’Ukraine historique, qu’a chantée Gogol dans les Souvenirs du Hameau.

C’est donc avec un très profond dégoût que j’ai pris connaissance de la façon dont la presse française a rendu compte du lâche assassinat d’Oles. Comme dans Le Monde du 16 avril (4), où il est présenté comme “un journaliste ukrainien connu pour les positions prorusses (…) Fils d’un lieutenant-colonel du KGB, Oles Bouzina écrivait sur son propre site que Russes, Ukrainiens et Bélarusses sont « un seul et unique peuple » et accusait les Ukrainiens de « vouloir détruire la culture russe ». Il se disait partisan de la « fédéralisation » de l’Ukraine prônée par la Russie et fondateur d’une communauté de « Chevtchenko-phobes », qui disaient détester le poète et héros national de l’Ukraine, Taras Chevtchenko”. Cela se passe de commentaire. Contentons-nous de préciser que si la Russie soutient la proposition de fédéralisation de l’Ukraine, elle est avant tout défendue par des millions d’Ukrainiens menacés de génocide par les régionalistes galiciens, qui veulent imposer à tous prix leur programme d’ukrainisation forcée. C’est le refus autistique de Kiev, soutenu par les Américains, d’entendre cette revendication politique, qui a conduit à la résistance armée du Donbass. Mais le comble a été atteint par “France”-24 le même jour (5), dans le journal présenté par Julien Fanciulli : “On rejoint à Kiev notre correspondant Gulliver Cragg : – Bonjour Gulliver, quelles sont vos informations sur ce journaliste ? – Alors Oles Bouzina était un journaliste très controversé, répond Gulliver, en fait des journalistes ukrainiens avec qui j’ai parlé aujourd’hui me disaient qu’il faudrait même pas appeler ce monsieur un journaliste, c’était plutôt un polémiciste (sic), c’était un écrivain connu pour ses positions pro-russes (…). Alors il a été buté (re-sic !!!) aujourd’hui aux alentours de treize heures juste devant chez lui”. On est sidéré par l’ignominie de ce Gulliver “correspondant à Kiev de France-24”, dont l’univers doit être limité au Mac Donalds du coin, qui se permet de salir ainsi un membre prestigieux de la presse ukrainienne, et qui, pour parler un français approximatif, n’en reprend pas moins le langage des tueurs. Mais le plus sidérant c’est que le “journaliste” Fanciulli ne le reprend pas, et enchaîne imperturbablement, comme si de rien n’était : “Deux figures pro-russes abattues en 24h Gulliver, les deux affaires peuvent-elles être liées ?”

La haine de l’intelligence et de la liberté de penser est un trait récurrent du fascisme. C’est cela qu’on a voulu faire taire en assassinant Oles Bouzina. A cela s’ajoute la haine, la haine de tout ce qui est russe, la haine de tous ceux qui sont porteurs d’une appartenance à la culture russe. C’est donc de néo-nazisme qu’il est question en Ukraine actuellement. Et il faut y prendre garde quand la France, et les pays membres de l’Union européenne, s’abstiennent de voter à l’ONU une résolution de condamnation de la glorification du nazisme (6). Une France dont les principaux journaux, Libération et Le Monde (7), dressent des listes de pro-russes, dignes du site fasciste “Mirotvorets”.

Frédéric Saillot, 18 avril 2014.

(1) Komsomolskaya Pravda, 17/04/2015.
(2) http://russia.tv/video/show/brand_id/21385/episode_id/1184850/video_id/1153314/viewtype/picture
(3) 14 octobre 1942
(4) http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/04/16/ukraine-un-journaliste-prorusse-tue-par-balle-a-kiev_4617351_3214.html
(5) http://www.france24.com/fr/20150416-assassinat-journaliste-pro-russe-kiev-oles-bouzina-russie-vladimir-poutine/
(6) le 21 novembre 2014, les Etats-Unis, le Canada et l’Ukraine ont voté contre la résolution proposée par la Russie d’interdiction de la glorification du nazisme, adoptée par 115 Etats sur 193. La France et les pays membres de l’Union européenne se sont abstenus.
(7) “Libération” des samedi 25 et dimanche 26 octobre 2014, “Le Monde” des 17, 18 et 19 novembre 2014.