La globalisation américaine en échec nous conduit-elle à un affrontement entre blocs ?

Le 20 mai dernier à la Salle d’horticulture de Paris, s’est tenu un colloque organisé par L’Institut pour la démocratie et la coopération consacré aux sanctions, au Traité transatlantique et à la crise de confiance dans les relations internationales. Dans ce cadre offert par la seule ONG financée par la Fédération de Russie dans le monde occidental, chacun des participants s’est efforcé d’apporter son éclairage. La crise ukrainienne, provoquée par l’Union européenne refusant de prendre en considération les intérêts de la Russie, et donc ceux de l’Ukraine elle-même, dans sa politique offensive et irréaliste de libre-échange avec l’Ukraine, a en effet provoqué une rupture majeure sur le continent européen et dans les relations internationales, signalant la fin de l’ère post-Yalta et en ouvrant une autre, grosse de conflits majeurs. Il n’est pas anodin que cette nouvelle ère soit inaugurée par des sanctions économiques contre la Russie décidée par les Etats-Unis, qui y a contraint l’Union européenne, en réponse à la décision souveraine des habitants de Crimée de rejoindre la Fédération de Russie. L’on sait en effet que les Etats-Unis lorgnaient depuis longtemps sur la base russe de Sébastopol pour y installer leurs vecteurs nucléaires à proximité directe des villes de Russie occidentale, et pour interdire la mer Noire à la flotte russe. Le référendum du 16 mars 2014, en bonne et dûe forme, a très démocratiquement mis un coup d’arrêt à cette offensive géostratégique.

Selon Jacques Sapir (1), économiste et directeur d’études à l’EHESS, il convient de d’abord noter que ces sanctions décidées par les Etats-Unis “touchent essentiellement les pays de l’UE” à qui elles ont coûté “entre 0,3 et 0,5 % de PIB et probablement 500 000 emplois, dont la majorité sont en Allemagne”. Mais elles ont surtout provoqué “la destruction du cadre international de commerce et de financement (…) mettant fin très probablement à ce qu’on a appelé la mondialisation”. En effet, il insiste sur les conséquences du système de sanction américain sur l’ensemble des opérateurs, citant les procédures dont ont été victimes la BNP-Paribas et Alstom (2), pour des opérations avec des pays tiers : “Cela veut dire qu’un pays, les Etats-Unis, ont de facto les moyens de contraindre d’autres pays de respecter leur droit”. Il cite par ailleurs les pressions des autorités américaines sur les trois grandes agences de notation, qui sont des agences américaines, pour dégrader la note de la Russie : “cela allait de pair avec les sanctions financières, en augmentant les coûts de refinancement pour une entreprise dont le pays a été dégradé”. Gilles Rémy (1), président du groupe Cifal, venait en effet de préciser les sanctions financières dont sont victimes les entreprises russes des secteurs de la Défense, des hautes technologies et de l’énergie pour les empêcher de se refinancer. Sapir souligne que le processus est devenu “de manière évidente un processus politique, ce qui a largement contribué à faire éclater le consensus qui existait depuis une vingtaine d’années, comme quoi c’étaient trois agences américaines qui décidaient de la notation des pays et des entreprises et que l’on est aujourd’hui en présence de l’émergence d’une agence de notation chinoise, de la possible émergence d’une agence de notation européenne”. La conséquence en est qu’il “n’y aura plus de marché international obligataire, que l’on regarde sur les obligations d’Etat ou les obligations privées, les obligations ‘corporate’. Car si dans chaque pays on considère qu’une obligation peut avoir un ‘rating’ différent suivant l’agence  et suivant le pays dont est originaire l’agence qui va la juger, cela veut dire que l’on  ne pourra plus faire circuler les obligations au niveau international. Autrement dit, nous allons en revenir vers des marchés obligataires qui seront soit régionaux soit même nationaux, et ceci est un changement cataclysmique au niveau international, martèle-t-il. Très peu de gens en ont mesuré les conséquences mais cela veut dire que l’ensemble du système de financement est en phase de fragmentation”.

Mais Sapir souligne alors une autre conséquence, sans doute inattendue par les Américains, de leur politique : “Le deuxième point est qu’on va chercher à sortir de la monnaie qui est le vecteur du droit et il faut rappeler que l’un des instruments qui ont été utilisés par les Etats-unis c’est de dire : ‘vous faites un contrat en dollars, même si vous n’avez pas de filiale aux Etats-Unis, ce contrat doit passer par une chambre de compensation qui est américaine donc vous êtes dans le droit américain’. Aujourd’hui on va et on est déjà en train de voir une montée d’autres monnaies et essentiellement des monnaies asiatiques comme des monnaies de transaction financières et d’ores et déjà comme des monnaies de transactions commerciales. Cela veut dire que nous allons arriver à une fragmentation du système monétaire international accélérée. Et d’ores et déjà l’on voit qu’en termes de monnaies de transaction financière, la deuxième monnaie de transaction fiancière derrière le dollar ce n’est pas l’euro, c’est le yuan, et il y a toute une série d’entreprises occidentales qui veulent continuer d’investir en Russie et qui ont décidé de passer par la place financière de Singapour montant des opérations de crédit qui sont largement adossées sur le yuan soit sur d’autres monnaies de la zone Asie-Pacifique par exemple le dollar australien ou le dollar singapourien, et ceci constitue d’ores et déjà un changement extrêmement important. Donc la politique américaine a eu des conséquences qui sont allées bien au-delà de ce qui était dans les intentions du gouvernement américain. Le gouvernement américain, par sa frénésie à vouloir affaiblir la Russie, est en train de faire éclater l’ensemble du contexte économique et financier international, et cela est très probablement irréversible”.

C’est sans doute pour cela que le journal Les Echos du 10 juillet fait une place à un événement quasi passé sous silence dans le reste de la presse : le sommet des BRICS, suivi de celui de l’Organisation de coopération de Shangaï, du 8 au 10 juillet à Oufa, capitale de la République de Bachkirie, en Fédération de Russie. Sous le titre “Une autre gouvernance mondiale s’organise autour des BRICS”, Laurence Daziano, maître de conférence à Sciences po, y précise que ce sommet constitue l’acte III d’un processus entamé à Ekaterinbourg en 2009, par l’acte constitutif regroupant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine puis l’Afrique du sud, représentant actuellement près de 30% du PIB mondial et la moitié de la population, au moment de la création du G20. Le sommet d’Oufa a en effet définitivement ratifié les décisions prises au sommet de Fortaleza en 2014, par la création d’une Banque de développement et d’une réserve de change commune pour un montant de 100 milliards de dollars,  concurrençant le FMI, “pour contribuer à la stabilisation des marchés nationaux en cas de nouvelles crises économiques mondiales, pour accorder des prêts pour de nouveaux projets d’investissement et afin d’élargir les liens économiques et commerciaux” entre pays membres (3). Comme l’a précisé Anton Moïseev à la 49ème session du séminaire Franco-Russe qui s’est tenu à l’EHESS le 23 juin : “La diversification du système financier est en train de progresser à grands pas. Le système “SWIFT-Alternate” mis en place par la Chine et la Russie sera opérationnel d’ici quelques mois”. Evoquant la création des nouvelles institutions financières des BRICS, il souligne “on est en face d’une crise de confiance généralisée dans les institutions monétaires et financières mondiales. C’est d’ailleurs cette situation qui a engendré le développement d’institutions alternatives. Cette crise de confiance devrait continuer à s’approfondir” (4). Le sommet de l’OCS, qui a immédiatement suivi, a vu l’adhésion de deux nouveaux membres, et non des moindres, l’Inde et le Pakistan, ce qui constitue une avancée diplomatique considérable dans la mesure où ces deux pays sont en conflit depuis leur indépendance au lendemain de la seconde guerre mondiale. Mais cela “modifie également l’équilibre des forces dans le monde, dans la mesure où, comme l’a souligné Islam Karimov, président de l’Ouzbékistan succédant à la Russie à la tête de l’OCS, il s’agit de deux pays disposant de l’arme nucléaire”.

La modification de l’équilibre international se vérifie aussi sur le plan énergétique. La Russie, premier exportateur de gaz naturel dans le monde et second exportateur de pétrole après l’Arabie saoudite, avait, ces quinze dernières années, progressé dans l’effort d’intégration de sa production dans le marché global, et notamment avec l’Union européenne, gros consommateur. Mais, selon Youri Chafranik (1), président de l’Union des producteurs de gaz et de pétrole de Russie intervenant au colloque de l’IDC, les sanctions ont donné un coup d’arrêt à ce processus. Dès lors, avec l’augmentation des besoins de la Chine, la Russie va se tourner vers ses partenaires asiatiques. Tout en laissant la porte ouverte à un reprise du dialogue, Chafranik prévient : l’Union européenne devrait revenir à une politique énergétique, sinon à une politique tout court, réaliste : à vouloir réaliser l’utopie d’un “communisme énergétique” à son seul profit de consommateur, elle prend un risque dont elle n’a pas mesuré les conséquences, celui de la disparition d’un gros producteur de son marché d’approvisionnement. Réalisme dont elle a manqué dans l’évaluation des capacités de l’Ukraine comme pays de transit, aussi bien que dans la fameuse “diversification” de ses sources d’approvisionnement, fortement compromise par des ingérences à répétition au Moyen-Orient, compromettant  durablement ces sources, ou dans la politique menée à l’égard de l’Iran. Renvoyant la leçon des années 90 au maître de l’époque, Chafranik conclut en rappelant la dure loi de la concurrence et en soulignant à quel point le Russie maintenant se sent libre. Le message est clair.

Celui de Viatcheslav Nikonov (1), député du parti majoritaire à la Douma Russie-Unie et historien, ne l’est pas moins : à partir de 2019, les contrats à long terme de livraison de gaz russe à l’Europe via l’Ukraine arrivent à échéance, et commencent les livraisons régulières en Asie, marché émergent aux prix plus intéressants. “La Russie ne marchandera pas plus longtemps le prix du gaz avec l’UE, prévient-il, elle ne marchandera pas davantage avec elle le tracé des livraisons, elle livrera du gaz en Turquie, à la frontière grecque, si l’UE souhaite recevoir ce gaz elle le recevra à et endroit”. Soulignant à quel point les sanctions, illégales aux yeux de la législation internationale puisqu’elles n’ont pas été décidées par le Conseil de sécurité de l’ONU dont c’est la prérogative, n’ont en fait pour fonction que de contenir la Russie sur le plan géopolitique et la Chine sur le plan géo-économique, il en précise les raisons : la Russie est le seul pays à pouvoir détruire physiquement les USA et la Chine menace leur domination économique globale. A cela, ces deux pays opposent une alliance stratégique accélérée. La Russie conduit une politique “d’intensification de la formation de l’Union économique eurasienne”, qui elle-même sera “intégrée au programme chinois de la Route de la soie”, partie prenante d’un “large bloc eurasiatique”. Référant cette alliance à l’époque soviétique de l’après-guerre, en citant Staline et Chou-en-Laï pour qui “la Chine et l’Union soviétique étaient dos-à-dos pour se protéger des agresseurs extérieurs”, il conclut à la réalisation du triangle stratégique de Primakov : Russie-Inde-Chine, élargi aux BRICS, conséquence inattendue des sanctions et cauchemar géopolitique pour l’Amérique. Ce qui le conduit à appeler pour finir l’Europe, qui a “des moyens, des traditions remarquables, et un savoir faire” à rejoindre ce qu’il a nommé “un bloc”.

Prenant la parole devant les participants en introduction au sommet d’Oufa, certes le président Poutine a précisé : “Nombre d’entre vous sont des représentants d’Etats situés dans le vaste espace eurasiatique. Pour nous ce n’est ni un échiquier ni un champ de combinaisons géopolitiques – c’est notre maison, et nous tous ensemble nous voulons que dans cette maison règnent la paix et le bien-être, qu’il n’y ait pas là de place pour l’extrémisme et pour les tentatives de garantir les intérêts de certains sur le dos des autres” (5). Cependant, au cours de la conférence de presse qui a suivi, il n’en a pas moins précisé que l’intégration eurasiatique ne visait pas à la construction d’un bloc, mais à construire un espace de développement et de coopération, ouvert au reste du monde.

Car la logique des processus en cours, conduit à une nouvelle “quasi-bipolarisation”, pour reprendre une expression récente du président Poutine, grosse d’une véritable polarisation se rigidifiant et conduisant à un conflit majeur entre un espace centré sur l’Eurasie et un espace américanocentré. C’est ce qu’a développé au colloque de l’IDC Dario Citati (1), de l’Institut des hautes études en géopolitique à Rome, pour qui les sanctions et le Traité transatlantique ne font que répéter la politique américaine à l’époque de la guerre froide, sur les plans économique à travers le CoCom et le plan Marshall, et sur le plan militaire avec la création de l’OTAN, toujours plus présente actuellement aux frontières de la Russie. Politique qui visait à détacher l’Ouest du continent européen de relations naturelles avec l’Est, pour constituer un bloc atlantique opposé au bloc socialiste. Ceci au détriment des intérêts propres du continent. L’un des vecteurs de cette politique, aussi vieille que la politique elle-même, selon Citati, est la dissimulation qui permet au géostratège de masquer ses intentions par l’affichage de leur contraire. Ainsi le modèle libéral invoqué par les Américains, est contredit par l’interventionnisme tous azimuths de leur Etat, à commencer par la Réserve fédérale, qui à travers le dollar réglemente les échanges internationaux. Et concernant le soi-disant accord de libre échange transatlantique, Citati cite le ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas : “C’est simple : si nous réussissons à voir le Traité transatlantique pour ce qu’il est, non pas un accord sur le libre commerce mais bien un accord stratégique, un accord politique, lorsque le traité sera mis en place, il changera globalement les règles du jeu, parce que l’Europe et les Etats-Unis iront déterminer les règles du jeu, et les autres suivront”.

C’est de cette logique mortifère et dictatoriale qu’il s’agit de sortir. L’on peut d’ailleurs voir les prémisses de cette issue dans la montée en puissance d’une nouvelle génération morale, à l’opposé de la real-politik et de la dissimulation des générations précédentes. Ce sont les lanceurs d’alerte comme Snowden ou Assange qui, placés à des endroits stratégiques dans la politique de dissimulation des Etats, peuvent les faire vaciller en révélant au grand jour leurs objectifs inavouables, en ces temps d’apocalypse (6) technique, où tout finit par se savoir. Ce sont aussi, sur un plan plus politique, ces jeunes Grecs de Syriza qui ont su tenir tête à l’oligarchie bruxelloise et internationale. Le 8 juillet, dans cette chambre d’enregistrement, sorte de Babel figée, qu’est l'”europarlement” de Strasbourg, on a enfin entendu  parler un homme. Il parlait grec, et ceci a son importance, c’était Alexis Tsipras, dont la parole pleine a soudain animé ce triste endroit et sa retransmission télévisée : “Le message est clair, a-t-il déclaré, incarnant le choix des 61% d’électeurs, l’Europe sera démocratique ou ne survivra pas aux heures difficiles que nous traversons. Le gouvernement grec négocie avec ses partenaires pour obtenir une confirmation du respect des règles de fonctionnement de l’Europe et le respect plein et entier du choix démocratique des peuples”.

Propos qui résonnent étrangement alors que trois jours après, Tsipras ayant été forcé de signer un accord pire encore que celui que les Grecs ont rejeté massivement le 5 juillet, au terme d’une nuit de “négociations” où les Eurocrates lui ont “mis le pistolet sur la tempe”, l'”Union européenne” – et en cela le 13 juillet 2015 est une date historique – a révélé qu’elle n’était désormais plus un espace démocratique. Il est vrai que les Etats-Unis exigeaient que la Grèce restât dans l'”Eurozone”, pour des raisons géostratégiques, et que l’Allemagne était prête à l’en expulser, pour des raisons économiques. Frétillant de l’aubaine pour gagner un point et demi dans les sondages, Hollande a joué les intermédiaires (7) : l’austérité maintenue, la restructuration de la dette grecque est rejetée aux calendes, mais surtout l’Etat grec est dépossédé de sa souveraineté par ce nouveau coup d’Etat (8) dans l’espace “civilisé et démocratique”, après celui du 22 février 2014 à Kiev, par l’obligation de ne pas faire voter de lois sans en référer aux autorités de l’UE, et par l’instauration d’un fonds privé chargé de réaliser les privatisations, avec là aussi un doit de veto des eurocrates. Observons que la Fédération de Russie avait suggéré vouloir préempter le port de Thessalonique, sur la liste des privatisations. Observons également que l’Allemagne risque de payer le prix fort d’avoir voulu défendre ses intérêts propres sur le continent : la Deutsche Bank vient d’être saisie d’une demande de production des documents de sa filiale à Moscou par le régulateur des services financiers de New-York (DSF). Cette enquête préliminaire entre dans le cadre d’une vaste enquête du DSF sur le contournement des sanctions financières par la Deutsche Bank pour le compte de clients russes, portant sur plusieurs milliards de dollars.

Frédéric Saillot

(1) Voir les enregistrement des exposés des intervenants au colloque de l’IDC dans la rubrique “Vidéos” de la page d’accueil, en cliquant sur “Toutes nos vidéos”.
(2) Voir le compte-rendu du colloque organisé le lendemain par le député Jacques Myard à l’Assemblée nationale : “La politique étrangère de la France, entre servilité et velléïtés mercantiles…” sur le site d’Eurasie Express.
(3) http://fr.sputniknews.com/international/20150708/1016897013.html
(4) http://russeurope.hypotheses.org/3985
(5) http://www.msk.kp.ru/daily/26404/3280369/
(6) Apocalypse : mot grec signifiant “révélation”, “dévoilement”.
(7) http://russeurope.hypotheses.org/4091
(8) http://m.ria.ru/world/20150713/1126608841.html?rubric=sys_daynews&sort=sortkey