L'”avion du Jugement dernier”

C’est ainsi qu’est nommé l’avion de nouvelle génération inspiré du modèle de l’Iliouchine-80, destiné à transporter le président Poutine en cas de conflit nucléaire. Il tire son nom du Boeing E-4B Nightwatch, son équivalent américain, utilisé dans tous ses déplacements par le président des Etats-Unis. Permettant de gérer l’action des armées depuis les airs, il sera opérationnel d’ici fin décembre (1).
Est-ce à dire que nous nous acheminons vers un conflit de grande ampleur ? La série d’incidents graves que le monde a connu cette année, du massacre de Charlie-Hebdo à l’abattage du SU24 russe par la chasse turque au nord de la Syrie le laisse penser. Ils se situent tous dans le cadre de la confrontation entre deux conceptions de l’équilibre mondial : le règne unipolaire d’une oligarchie appuyée sur la puissance américaine, en déclin irréversible, opposée à des pôles de croissances en cours d’intégration, le pôle eurasiatique et les BRICS. L’une utilise l’influence, la puissance destructrice et le fanatisme terroriste, l’autre promeut la coopération, le développement et les respect du droit dans le cadre des institutions internationales.

Car observons le contexte et la portée de ces événements : comme nous l’avions relevé (2), les attentats de janvier ont eu lieu alors que la France se rapprochait de la Russie dans le cadre des accords de Minsk pour trouver une solution à la crise ukrainienne, alors que les Etats-Unis obligeaient au maintien des sanctions et à une politique agressive. Est-ce un hasard si les attentats du 13 novembre viennent frapper Paris au moment où la France se rapprochait à nouveau de la Russie dans le cadre des négociations menées à Vienne pour le règlement de la crise syrienne ? Une France ayant campé jusque-là sur les positions néo-conservatrices extrêmes de son calamiteux ministre des Affaires étrangères (3), obligé depuis de manger son chapeau au sujet de la nature d’Al-Nosra mais plus encore au sujet du destin du président syrien Bachar el Assad, sans que toutefois son remplacement ne soit déjà intervenu.
Ces attentats, qualifiés d'”actes de guerre” par Hollande dans son discours d’hommage aux Invalides le 27 novembre, ont en tout cas poussé le président français à prendre son bâton de pélerin pour promouvoir une coalition armée unique afin de détruire l’Etat islamique, après avoir fait voter à l’unanimité à l’ONU la résolution 2249 qui demande aux Etats membres “de coordonner leur action contre Daech et d’éliminer ‘son sanctuaire’ en Irak et en Syrie”. S’efforçant au grand écart entre Washington – coiffant une coalition de plus de 60 Etats n’ayant réussi jusque-là qu’à permettre à l’Etat islamique de se développer en toute quiétude entre l’Irak et la Syrie – et Moscou – intervenue avec efficacité fin septembre à la demande du gouvernement syrien légal – il semblait être parvenu à ses fins.

C’est alors qu’a eu lieu l’embuscade du bombardier russe en mission dans une zone frontalière où la Turquie de l’islamiste Erdogan se livre au soutien actif aux groupes terroristes, au trafic du pétrole avec l’EI, et au pillage du parc industriel syrien. Et ce depuis le début de la crise syrienne où elle cherche à renverser Assad dans le cadre de sa politique régionale de reconquête néo-ottomane.
Le fait que les chasseurs turcs aient attendu une heure l’avion russe avant de l’abattre en Syrie à un endroit où se trouvait un détachement de “Loups gris” – bandes armées de l’extrême-droite turque noyautées par la CIA, qui ont froidement assassiné le pilote Oleg Pechkov lors de sa descente en parachute – et le fait que les vidéos du crash et de l’assassinat, réalisées par les opérateurs de CNN-Turquie aux aguets, aient été diffusées dans l’heure sur le net, laissent peu de doute sur la planification de l’incident.
Mais observons qu’il a eu lieu le matin même de la rencontre entre Hollande et Obama à Washington le 24 novembre. D’emblée, introduisant la conférence de presse qui suit, Obama marque son refus de s’allier avec les Russes dans le cadre d’une coalition unique comme le proposait Hollande : “en se tenant solidaires avec des alliés tels que la France, nous allons continuer de montrer au reste du monde le meilleur du leadership américain, vive la France et que Dieu bénisse les Etats-Unis d’Amérique !” (4). Et le vassal d’étreindre son sournois suzerain, sans relever l’affront que constitue l’exclusivité de la demande de bénédiction à l’on ne sait quel dieu, en tout cas peu chrétien. Hollande a beau ensuite énoncer son programme en lisant fébrilement ses notes : “la priorité est la reprise des points clés occupés par Daesh en Syrie, il est également urgent de fermer la frontière entre la Syrie et la Turquie pour que aucun terroriste ne vienne notamment en Europe”, Obama l’observe goguenard. Adoptant toutefois une pose moins relâchée, lorsque le président français poursuit : “nous avons décidé de travailler avec nos partenaires de la coalition en Irak et de soutenir tous ceux qui combattent au sol Daesh”. Celui-ci a bien sûr en vue les Kurdes d’Irak, particulièrement soignés par les Occidentaux et la Turquie, mais la tactique rejoint celle des Russes, appuyant la contre-offensive de l’armée régulière syrienne.
Et à la question de Reuters sur l’abattage du SU24, Obama couvre : “la Turquie, comme tout pays, a le droit de défendre son territoire et son espace aérien”. Alors que le bombardier russe n’a, selon les enquêtes et le témoignage du pilote survivant, à aucun moment pénétré cet espace.
Mais la suite des propos du président américain prennent l’allure d’un aveu, voire d’une revendication : “Cependant, je pense que cela nous pointe vers un problème pérenne avec les opérations russes, en ce sens qu’ils opèrent très près de la frontière turque et ils s’attaquent à l’opposition modérée, laquelle est soutenue non seulement par la Turquie mais par beaucoup de pays, et si la Russie dirige ses énergies contre Daesh et bien certaines de ces possibilités d’erreur sont moins susceptible de se produire”.
La menace est claire. Ainsi que la stratégie qu’Obama oppose aux propositions de Hollande : former en Syrie un “gouvernement de transition” comprenant “l’opposition modérée”, avant d’entamer les opérations militaires contre l’Etat islamique. Or, on le sait désormais, il n’y a pas d’opposition modérée en Syrie, en tout cas pas d’opposition modérée armée, pour le moins un oxymore. Et l’intégration de Frères musulmans dans un gouvernement syrien ne serait pas un gage de lutte efficace contre l’EI, bien au contraire, mais servirait à poursuivre la politique de “containment” menée jusqu’à présent par les Américains, qui l’ont en partie créé, afin de servir leurs desseins au Moyen-Orient. D’autant plus qu’Obama propose la mise en place de cette solution politique dans le cadre d’une trêve, dont un enfant de quatre ans comprendrait immédiatement à qui elle profiterait. Et de conclure sèchement, en opposant sa stratégie à celle proposée par Hollande : “cela constitue un processus qui impliquera un travail méthodique, difficile, ce n’est pas quelque-chose qui va se passer parce que tout d’un coup on procède à quelques frappes aériennes supplémentaires”.

Mais c’est au président Poutine, ne cachant pas son exaspération, qu’il revient, deux jours après, de porter le coup de grâce, dans la conférence de presse qui suit son entretien avec le président Hollande à Moscou : “nous sommes inquiets du fait que nous avions informé les USA sur le vol de notre SU24 : ils dirigent la coalition que nous avons informée, et nous avons reçu le coup à l’endroit et à un moment où nous avions dit où serait notre avion” (5). A ce moment-là il n’est plus question de coalition unique, mais de “coordonner notre travail commun”. Et le président russe de confirmer ce qu’il avait déjà révélé au sommet du G20 à Antalya devant un Erdogan qui avait accusé le coup : l’EI se livre à un trafic de pétrole via des convois de camions en direction de la frontière turque, à l’endroit où a été abattu le SU24, qui constitue “un véritable pipe-line vivant”. Le propre fils d’Erdogan, Bilal, est impliqué dans ce trafic, quand son beau-fils est le ministre de l’Energie du gouvernement turc. Ce qui est confirmé les jours suivants par le ministère russe de la Défense qui présente aux attachés militaires en poste à Moscou et à 300 journalistes le détail de ce trafic dans des photos aériennes.
La réponse des autorités russes à l’agression de leur bombardier ne s’est pas faite attendre : dès le lendemain sont déployés des missile S400, dernière génération de défense anti-aérienne, quand le croiseur antimissile Moskwa stationne au large des côtes syrienne, ce qui fait de l’ensemble de la Syrie un zone d’exclusion aérienne, en tout cas à l’aviation turque. D’autant plus que tout récemment, des S300 ont été livrés aux forces syriennes.
Outre les sanctions économiques, qui pourraient être très dommageable à la Turquie notamment dans le domaine de l’énergie où elle dépend pour la majorité de ses fournitures de la Russie, on peut considérer que les jours d’Erdogan au pouvoir à Ankara sont comptés. En effet, si dans son adresse à l’Assemblée de la Fédération de Russie le 3 décembre (6), Poutine a exclu d'”utiliser le cliquetis des armes” en réponse à la provocation turque, “nous savons, a-t-il annoncé, ce qu’il convient de faire”. Tout en distinguant le peuple turc, “travailleur et talentueux, où la Russie compte nombre d’amis anciens et sur lesquels elle peut compter”, avant de s’emporter, dans une de ces formulations relevées dont il a le secret, contre “la clique au pouvoir en Turquie, que visiblement Allah a décidé de châtier en la privant de raison et de jugement”.
Sans compter les fractures en puissances au sein de la société turque, avec notamment la forte minorité kurde. Avec les Kurdes de Syrie et d’Irak, elle se trouve au centre de la donne stratégique moyen-orientale, tant dans la lutte sur le terrain contre l’Etat islamique que dans l’instrumentalisation dont elle est l’objet de la part des Occidentaux pour recomposer la région à leur avantage en entités ethnico-religieuses. Ce que les Russes, en passe de devenir les maîtres du jeu, verraient pour leur part plus comme un processus d’autonomisation dans un cadre fédéral, sur le modèle russe, qui semble d’ailleurs plus adapté à la réalité mosaïque régionale.

On le voit, le Moyen-Orient, porte de l’Eurasie et aboutissement de la Route de la soie, en voie de rétablissement, est l’un des lieux majeurs, avec l’Ukraine, l’Asie centrale et la zone Pacifique, de l’affrontement entre le monde unipolaire et les puissances émergentes, entre les USA et la Fédération de Russie, et au-delà d’elle, la Chine. Affrontement qui décidera de la composition du monde de demain. Il est souhaitable qu’il ne débouche pas sur un conflit armé majeur, mais il est à craindre que la puissance américaine, et les intérêts qu’elle défend, ne renoncent pas à imposer leur leadership, à moins d’une défaite militaire plus significative que celle qu’ils ont connue au Vietnam jadis ou en Irak et en Afghanistan plus récemment. Nous pouvons en avoir pour preuve les dernières évolutions sur le terrain : la Turquie, violant cette fois-ci la frontière de l’Irak, vient d’envoyer un contingent de forces spéciales à Mossoul, soi-disant pour entraîner les peshmergas kurdes à reprendre la ville. Le gouvernement irakien a officiellement demandé à Ankara de retirer ses troupes, et pourrait demander à la Russie d’intervenir. Et au moment où nous terminons cet article, nous apprenons que l’aviation de la coalition internationale dirigée par les Etats-Unis a bombardé une position de l’armée syrienne à Deir-el-Zor, tuant quatre soldats syriens. Bavure ou opération visant à donner un coup d’arrêt à l’offensive russo-syrienne ? Doublée d’un soutien direct à l’Etat islamique comme on en a eu de multiples exemples de la part de cette coalition.
Dans ces conditions, l’on peut se demander ce que valent les rodomontades d’un Obama, déclarant vouloir “détruire l’Etat islamique” après l’attentat de Californie. Quant aux postures de matamore prises par Hollande, elles s’avèrent pour ce qu’elles sont : les forces d’intervention françaises n’ont plus de bombes guidées au laser pour frapper l’ennemi, Hollande ayant “cédé une grande partie de son stock à l’Arabie saoudite” (7). Et le “Charles-de-Gaulle”, dépêché en fanfare au lendemain des attentats du 13 novembre vers les côtes syriennes où il a été reçu par le Moskowa, vient piteusement de prendre le cap du Golfe persique.

Frédéric Saillot, le 7 décembre 2015

(1) http://fr.sputniknews.com/presse/20151202/1019970620/poutine-avion-explosion-nucleaire.html
(2) http://www.eurasiexpress.fr/massacre-de-charlie-hebdo-a-qui-profite-le-crime/
(3) http://www.eurasiexpress.fr/le-maidi-21-neo-conservateur-de-laurent-fabius/
(4) http://www.elysee.fr/chronologie/#e11623,2015-11-24,d-placement-aux-etats-unis-washington-
(5) http://www.kremlin.ru/events/president/transcripts/50792
(6) http://www.kremlin.ru/events/president/news/50864
(7) http://www.nationspresse.info/informations-internationales/proche-et-moyen-orient/syrie/lutte-contre-letat-islamique-la-france-a-court-de-bombes