Le ghetto serbe du Kosovo

A l’occasion des élections pour le renouvellement du parlement de Pristina, je suis retourné au Kosovo. Passé Belgrade, où se préparait l’une des nombreuse manifestations des étudiants contre un régime qu’ils qualifient de corrompu, j’ai pris le bus pour Mitrovica, traversant le paysage encaissé du sud de la Serbie, pour atteindre ce qui désormais constitue une frontière. Là, des douaniers albanais relèvent les passeports, la “Dogana” italienne de la mission internationale pas loin. Pour bien faire sentir qu’ils ont pris le contrôle des municipalités serbes du Nord du Kosovo, à chaque arrêt des petites localités, une voiture de la KPS, la police du Kosovo, stationne aux aguets. Les signalisations sont bilingues, en haut en albanais, en bas en serbe, mais en caractères latins. Une ignorance du cyrillique qui pour les Serbes constitue une discrimination manifeste. Aux alentours du carrefour de Banjska, où a eu lieu l’attaque de septembre 2023, un poste de stationnement des forces spéciales de Pristina est en cours de construction. Arrivé à Mitrovica Nord, la partie serbe de la ville, l’on voit nonchalamment déambuler la KPS sur toute la largeur de l’avenue piétonne qui descend vers l’Ibar, comme le montre la photo d’illustration. Ils ont beau se donner des allures décontractées, accompagnés parfois d’agentes souriantes, cela rend l’atmosphère pesante. Dans le bas de l’avenue, la pâtisserie albanaise “Misini” a ouvert récemment, fréquentée par une clientèle albanaise exclusivement masculine. Le café serbe “Dolce Vita”, juste devant le pont qui sépare les deux communautés, est devenu un café albanais peu fréquenté. L’on m’explique que ces commerces étaient des biens de l’Etat serbe, mis en vente par la KPA, l’Agence de privatisation du Kosovo, que Belgrade a interdit aux Serbes de racheter, car selon elle le Kosovo ne constitue pas un Etat, et la vente de ses propriétés un vol. Les élections qui me conduisent ici ont un enjeu crucial, dans le contexte de la victoire de Trump à la présidence américaine, qui rebat les cartes sur tous les points chauds de la planète, jusqu’ici dans les Balkans.

Arrivé huit jours avant le scrutin, tout le monde semble ici pris d’une grande fébrilité, non sans mutisme, comme si quelque chose se préparait. Les rumeurs cependant vont bon train. Les Serbes, qui ici jouissaient d’une certaine autonomie, se sentent abandonnés. Vucic les aurait vendus à Kurti, le premier ministre sortant du Kosovo, qui fait campagne, à la tête de son parti Vetevendosje, sur une thématique violemment anti-serbe. Depuis la démission inexplicable des policiers et des juges serbes du Nord-Kosovo, et l’échec de l’attaque d’un commando lourdement armé aux environs de Banjska, il occupe le Kosovo Nord et fait fermer les institutions serbes les unes après les autres. L’enquête est d’ailleurs toujours en cours. L’un de mes interlocuteurs s’étonne que la Kfor, qui contrôle la frontière, ait laissé passer le commando. Selon lui, après l’échec d’une attaque visiblement attendue par les forces spéciales de Pristina, la Kfor aurait autorisé un corridor de retrait, permettant au chef du commando, Milan Radoicic, de d’exfiltrer vers la Serbie. Selon un autre la Kfor “au minimum savait” ce qui allait se passer. Le fait est que Radoicic, mafieux notoire, et instrument de Vucic au Kosovo selon certains, est à la croisée de bien des lignes qui ont dessiné le paysage du Kosovo jusque-là. Vice-président du principal parti serbe local, la Srpska Lista, il serait impliqué dans l’assassinat d’Oliver Ivanovic, ancien “gardien du pont” devenu un homme politique serbe modéré, et faisait affaire avec les anciens mafieux terroristes de l’UCK, venus au pouvoir à la tête de partis qu’ils ont créé dans le Kosovo post-bombardements de l’OTAN, sous mandat international. Il s’agit du PDK de Thaci, actuellement à La Haye pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, et de l’AAK d’Haradinaj, qui y a fait un séjour, accusé de 108 crimes de guerre contre des civils serbes au Kosovo, ce dont il a été “acquitté”.

Depuis les Serbes restés au Kosovo sont face à un choix : partir ou s’intégrer à des institutions créées par les internationaux, que les Albanais acceptent parce qu’elles leur donnent tous les pouvoirs. L’inexplicable attaque de Banjska, suivie du non moins inexplicable sabotage du canal Ibar-Lepenac à côté de la municipalité serbe de Zubin Potok, qui alimente en eau la région ainsi que la centrale électrique d’Obilic, les a en effet désignés comme terroristes en puissance sous la coupe de Belgrade, et bien sûr de Moscou. 700 familles ont d’ailleurs quitté le Nord Kosovo, pour éviter l’arrestation pour terrorisme, celles de membres de services de sécurité qui n’avaient rien à voir avec l’attaque de Banjska m’a assuré Radoica Radomirovic. Il vient de créer un nouveau parti serbe, la Narodna Pravda (Justice populaire), un parti multiethnique partisan de l’intégration, favorable à l’UE et à l’OTAN, et dont le second, Nebojsa Milic, ancien policier, a procédé à une première arrestation de Radoicic en 2011.

La Mission d’observation des élections de l’Union européenne précise pourtant dans son rapport préliminaire, publié deux jours après le scrutin (1), que “la constitution définit le Kosovo comme une société multiethnique qui met l’accent sur les droits des communautés non-majoritaires, notamment en garantissant 20 sièges à l’Assemblée”, dont 10 aux Serbes et 10 aux autres “communautés non-majoritaires”, notamment les Roms et les Bosniaques, sur un total de 120. On peut s’interroger sur l'”élément de langage” que constitue l’expression “communauté non-majoritaire”. Le fait est qu’elles ne bénéficient d’aucun droit. Ce que le même rapport reconnaît subrepticement lorsqu’il évoque la couverture médiatique de la campagne. Bien qu’il proclame que “la constitution et les lois garantissent la liberté d’expression et la liberté des médias”, il n’en reconnaît pas moins que “l’environnement médiatique est dynamique mais fragmenté, façonné par les divisions ethniques et les défis institutionnels”, sans toutefois préciser lesquels. Pour finir par reconnaître que “les Albanais du Kosovo, les Serbes du Kosovo et les autres communautés non-majoritaires habitent principalement des sphères informationnelles différentes, séparées par un fossé linguistique que très peu de médias cherchent à combler”. Ces “sphères informationnelles différentes” sont en effet certes séparées par un “fossé linguistique”, encore que nombre d’Albanais parlent le serbe, mais aussi, ce qu’ignore le rapport de l’UE, par la violence inter-ethnique.

Réunie au Kosovo le 21 février, l’Association des journalistes serbes constate une “brutalisation de la scène médiatique”, aussi bien en Serbie centrale qu’au Kosovo, où “les journalistes des rédactions serbes sont particulièrement menacés dans l’exercice sans entrave de leur travail” (2). Momirka Čanković, journaliste au seul journal de langue serbe du Kosovo, “Jedinstwo” (l’Unité), témoigne : “Nous travaillons dans un environnement hostile, dans un manque absolu de liberté. Nous sommes habitués à l’anormal, et quand ils m’insultent pendant que je travaille et quand ils me demandent pourquoi je suis venu… J’ai grandi avec ça, je n’y prête plus attention, ça fait partie intégrante de nos vies, j’ai souffert à l’école aussi”. Pour d’autres “les journalistes travaillant dans les rédactions en langue serbe au Kosovo se trouvent dans une situation particulièrement difficile, citant de nombreux exemples, allant des passages à tabac et destructions de biens aux cyberattaques et tentatives de mener des campagnes négatives à la fois dans l’espace numérique et dans les petites communautés où les journalistes vivent et travaillent”. Selon Živojin Rakočević, journaliste et écrivain au Kosovo, président de l’Association, c’est une question d’atmosphère, “tout s’inscrit dans une mosaïque d’insécurité générale”.

Mais revenons au constat fait par la mission de l’UE, qui découvre les choses au Kosovo, notamment sa présidente, Nathalie Loiseau, qui n’y a vraisemblablement jamais mis les pieds, selon qui Serbes et Albanais “habitent principalement des sphères informationnelles différentes, séparées par un fossé linguistique”. C’est aborder de façon superficielle un problème fondamental, qui grève la possibilité de création au Kosovo d’un Etat démocratique dans lequel tous les citoyens seraient égaux en droit. Le fait est que l’on a principalement affaire à deux communautés fondées sur des cultures et surtout sur des histoires différentes. Le mythe de l’autochtonie albanaise au service de la Grande Albanie, promu par le national-populiste Kurti, assimile les Serbes à des tribus slaves débarquées dans les Balkans au VIIème siècle, quand ceux-ci invoquent l’antériorité de la fondation de leur Etat sur des terres conquises ensuite par le Turc au 15ème siècle, comme en témoignent nombre de monastères et de monuments historiques. Et cela s’aggrave davantage avec l’histoire récente : les récits albanais et serbe sur les modalités du délitement de la Fédération yougoslave tel qu’il a eu lieu au Kosovo et sur l’engrenage qui a conduit aux bombardements de l’OTAN jusqu’à la situation actuelle diffèrent fondamentalement. Comment bâtir une société commune sur de telles différences ? Et comment ne pas tenir compte du fait qu’à Pristina, ne vivent plus qu’une poignée de Serbes, sur les 40 000 qui y vivaient avant les bombardements, sans parler des autres agglomérations de la région ?

Remarquons cependant que faisant le constat des “sphères informationnelles séparées par un fossé linguistique”, le rapport de la mission de l’UE met sur un même plan “les Albanais du Kosovo, les Serbes du Kosovo et les autres communautés non-majoritaires”. Il n’en est rien, nous venons de le voir dans l’exercice de la liberté de la presse. Mais il n’en n’est rien non plus dans la vie quotidienne des Serbes du Kosovo. A Gracanica j’ai rencontré Živojin Rakočević, cité plus haut, trois jours après le vote. Lorsque j’évoque le rapport de la mission de l’UE, présenté la veille en conférence de presse, il éclate de rire : “il a été écrit il y a vingt ans, ils se sont contentés de le recopier !” Selon lui, après la fermeture par Kurti des dernières institutions serbes dans le sud du Kosovo le 15 janvier, “la situation des Serbes n’était déjà pas brillante, mais maintenant elle confine au ghetto. Il n’y a ici ni possibilité de travail, ni économie, ni liberté, il n’y a rien. Il n’y a plus qu’à rester chez soi et à essayer de survivre”. Certains pourtant, mais ils sont rares, une mafia locale, arrivent à déloquer des situations difficiles en passant un coup de fil à l’ambassade des Etats-Unis.

Au Kosovo, Serbes et Albanais vivent en fait dans deux mondes parallèles, sans interférence. Mais celui des Serbes est progressivement accaparé par celui des Albanais. Il suffit d’aller sur la route principale Prizren-Pristina, à partir de Laplje Selo, à six-sept kilomètres de Pristina. Les gigantesques boîtes qui ont l’air de gros containers blancs se succèdent, masquant un paysage qu’elles défigurent, sans aucune préoccupation d’un quelconque plan d’occupation des sols. Certains l’appellent “la vallée de l’amour”, mais je n’y ai vu aucune des dames de petite vertu censées y recevoir la clientèle. Il est vrai que malgré un beau soleil, il faisait froid quand je l’ai parcourue à pied. Ces boîtes serviraient en fait à blanchir l’argent sur des comptes de sociétés sans activités manifestes. Progressant, on atteint bientôt une petite route défoncée, jouxtant la principale, qui s’écarte en se creusant vers le petit bourg serbe de Caglavica, comme si l’on passait un miroir. L’on pénètre alors le Kosovo serbe immémorial, avec ses maisons basses aux rythmes harmonieux, bien intégrées au paysage, le mettant en valeur. S’approchant l’on s’aperçoit cependant que certaines sont délabrées, les écriteaux “en vente” se succèdent, la plupart du temps en albanais. A la sortie du bourg, vers celui d’Alvalija, de luxueux lotissements incongrus poussent comme des champignons sur des terrains vendus par les Serbes. Dont la construction a rempli des poches dit-on, jusqu’à celles de membres de la Srpska Lista locale, qui tient la mairie de Gracanica. Il y a là un contraste patent entre une façon d’habiter le paysage et celle de le conquérir avec arrogance, d’y imposer son goût pour un luxe tapageur. La manière d’être balkanique, ironise Živojin, c’est d’aller bosser à l’étranger, pour rentrer se marier, parader dans une grosse bagnole rutilante, drapeau albanais déployé à tous vents, et se faire construire une grosse villa.

Observons que la fermeture des dernières institutions serbes dites “parallèles” le 15 janvier 2025, parachève la destruction violente des institutions serbes lors des pogroms organisés par l’UCK en mars 2004, avec l’accord tacite de la mission internationale. Notamment à Kosovo Polje, la banlieue de Pristina, où vivaient encore une majorité de Serbes après les bombardements. Elle est en tout cas une violation des accords qui, pour le règlement du statut final du Kosovo, prévoit des institutions autonomes pour les Serbes et une Association des municipalités à majorité serbe, en lien avec Belgrade, seule garantie de leur survie et de leur sécurité. L’initiative “unilatérale” de Kurti a été critiquée par l’Union européenne et par les Etats-Unis, sans toutefois l’en empêcher. Comme le déclare le rapport de l’UE : “la communauté internationale a regretté (sic) ces actions”. Le procureur général du Kosovo a cependant précisé qu’elles n’avaient pas reçu son autorisation (3). Kurti a d’ailleurs d’autres démêlés avec lui, pour refus de comparaître “comme témoin pour présenter sa version des événements concernant l’utilisation abusive des réserves de l’État”, dans une affaire de corruption à grande échelle (4).

Nol Nushi, militant du Parti social-démocrate albanais, une dissidence libérale du parti rouge-brun de Kurti Vetevendosje (Autodétermination), dénonce l’absence de programme des partis albanais pendant la campagne, notamment sur le “Dialogue” avec la Serbie, concernant la mise en place de l’Association des municipalités serbes, qu’il qualifie d'”éléphant dans la pièce”, et qui ferme au Kosovo la voie d’intégration à l’UE (5). Selon lui “le gouvernement a essayé de résoudre la question du Nord (i. e. le Kosovo serbe) à travers les forces de police et Kurti n’a pas développé le dialogue avec les Serbes locaux comme il l’avait promis”. Juste après le sabotage du canal Ibar-Lepenac, “Nushi a accusé le gouvernement du Kosovo de causer des problèmes de sécurité et de transformer le Kosovo en un point chaud de sécurité”. L’absence de dialogue entre les “communautés non-majoritaires” et la “majorité albanaise” – non nommée comme telle par le rapport préliminaire de la mission de l’UE – est également la conséquence du ghetto électoral dans lequel elles sont tenues, qu’il ignore également ou, pire encore, qu’il entérine comme un fait accompli. Pour quelles raisons les Serbes seraient-ils en effet cantonnés à 10 sièges ethniquement réservés sur 120 au parlement de Pristina ? Pourquoi ne concourraient-ils pas publiquement sur un plan général, notamment dans les médias officiels, briguant ainsi les voix sans distinction d’ethnicité ?

Le fait est, comme le relève le rapport, qu’il n’y a pratiquement pas eu de débat au cours de cette campagne, notamment de la part de Vetevendosje et de Kurti lui-même. Les électeurs ont donc voté pour des personnes et non pour des programmes, dans une perspective la plupart du temps clientéliste. Les attentes étaient pourtant grandes, notamment chez les Serbes, étant données l’insécurité qu’ils subissent et l’incertitude sur leur sort. Les petits partis de l’opposition serbe ont animé la campagne d’un début de concurrence, utilisant les réseaux sociaux, même si les résultats finaux devraient donner une majorité des 10 sièges réservés à la Srpska Lista, pourtant très décriée pour sa gestion de la crise provoquée par Kurti contre les Serbes en 2023. Elle est ouvertement soutenue par le président Vucic. Certains dénoncent même le fait que la décision de verser 20 000 dinars, soit 170 euros, aux Serbes nécessiteux du Kosovo par Belgrade, se fasse contre le vote Srpska Lista, comme le suggère le rapport de l’UE. C’est ce que m’a également affirmé S., observateur des opérations électorales au point de vote central de Strpce, petit bourg serbe à flanc de montagne au sud du Kosovo. Selon lui la Sprska Lista a ici son fief, “elle contrôle tout, avec les USA, et distribue les aides en fonction de l’allégeance, ce qui fait que la population est passée de 14 000 habitants à 4000 actuellement”. Lui-même, en tant que militant du petit parti d’opposition Srpski Narodni Pokret (Mouvement national serbe) (6), est blacklisté. Avocat, il ne peut pas trouver de travail, car les employeurs sont selon lui contrôlés par la Srpska Lista. C’est le même système qu’en Serbie, où tout est contrôlé par le régime Vucic, ce qui explique le mouvement actuel. Les étudiants manifestent pour eux mêmes, pour leur avenir, mais aussi pour leurs parents, qui ne le peuvent pas sous peine d’être privés de leur emploi. Et ils sont soutenus par la population. Comme me l’a confirmé le lendemain le voyageur en compagnie duquel j’attendais le bus pour Urosevac (Ferizaj en albanais), avec qui je me suis entretenu en russe : “la Srpska Lista est une mafia qui contrôle tout. Les gens pourraient voter pour d’autres partis, personne ne le fera car ils n’osent pas, ils ont peur”. Passé la limite de la municipalité serbe, il m’a recommandé de mettre fin à notre conversation, désignant les voyageurs albanais qui venaient de monter.

La peur, la terreur même, “strach” en russe, comme en serbe, en polonais et en ukrainien, mot bien connu des nations slaves, exprimant une expérience séculaire, revient souvent dans la bouche de mes interlocuteurs au Kosovo. Si le rapport de l’UE ne retient du vote Srpska Lista que “la forte influence de Belgrade”, qu’il s’agirait donc d’annuler pour que les Serbes du Kosovo se sentent pleinement citoyen du nouvel Etat labellisé UE, l’analyste Tatjana Lazarevic y voit un réflexe de refuge vers l’Etat serbe, dans un contexte où les Serbes du Kosovo se sentent menacés par la campagne ultra-nationaliste de Kurti (7). Doublée des actions violentes de fermeture de leurs institutions depuis le printemps 2023, et encore dernièrement celle des bureaux d’aide sociale distribuant les sommes promises par Belgrade, “observée” par l’Eulex – la mission européenne censée faire ici respecter la loi – qui se contente d’appeler au “dialogue”. Un certain nombre d’incidents, tels le caillassage d’une maison serbe à Lipljan au lendemain des élections, la parade de voitures albanaises drapeaux albanais déployés à Mitrovica Nord le jour de la fête de ‘”indépendance”, sont d’ailleurs symptomatiques d’une montée de l’insécurité dont sont victimes les Serbes, provoquée par la stratégie de la tension installée par Kurti depuis deux ans.

C’est dire si le rapport préliminaire de l’UE, se félicitant de ce que “les élections ont été pacifiques et compétitives”, est pour le moins prématuré. 15 jours après le vote l’on ne connaît toujours pas la composition de la prochaine assemblée, ni non plus la composition du gouvernement qu’elle approuvera, sur proposition de la présidente Osmani. Transfuge de la LDK, parti social-démocrate fondé par Rugova, elle a été élue à ce poste par le parti rouge-brun de Kurti, majoritaire dans la précédente assemblée. D’ores et déjà l’on peut dire que ces élections ont constitué un cuisant échec pour Kurti : 10% d’électeurs en moins que dans le précédent scrutin, soit 40% des bulletins exprimés, contre 50% en 2001, avec un taux d’abstention de près de 60%. Il ne pourrait donc que former une coalition avec des partis d’oppositions, qui l’ont d’emblée refusée. Le fait est que Vetevendosje (40%), et les trois partis d’oppositions LDK, PDK et AAK – 47% en tout – ne pourraient former de coalition majoritaire sans les 20 députés des “communauté non-majoritaires”, ce qui place ces derniers en position d’arbitre, une occasion à saisir. Cela veut dire que la campagne ultra-nationaliste de Kurti n’a pas fonctionné, les électeurs lui reprochant son incurie sur le plan économique. Peu de temps avant les élections, l’ambassade d’Allemagne à Pristina avait d’ailleurs interrompu la délivrance de visas travail face devant l’affluence des demandeurs, officiellement au nombre de 8000, certaines sources évoquant le double, ce qui est énorme pour une région d’1 million 500 000 habitants sur le papier, en réalité beaucoup moins. C’est dire l’état de l’économie au Kosovo au terme du ministère Kurti. Et le décompte des votes n’a pas encore compris ceux de la diaspora, qui est au fait de la réalité de la situation économique et sociale du Kosovo.

Le rapport de l’UE ne mentionne également que des fraudes mineures, alors qu’il semblerait qu’elles aient été plus importantes. La procédure de vote étant assez complexe, le bulletin de vote étant divisé en deux partie, la partie gauche réservée au vote par parti, la parti droite à celui des candidats, cela explique que le résultat des partis a été connu assez rapidement quand celui par candidat n’est pas encore terminé. C’est ainsi que le soir du vote, Vetevendosje a été annoncé vainqueur avec plus de 55% des voix, comme le voulait Kurti. A ce moment précis, le serveur de la Commission électorale centrale a cessé de fonctionner, pour quoi le procureur a ordonné une enquête dont on ne connaît pas encore les résultats. C’est après cela que l’on a su que Vetevendosje n’avait en fait reçu que 40% des votes, une singulière erreur. Rappelons que Vetevendosje est présente dans la CEC, qui a tenté d’écarter la Srpska Lista du scrutin, ce qui a été rejeté par le tribunal de Pristina. Outre cela, toutes les variétés de fraudes ont été utilisées, de l’achat des votes au “train bulgare” (8). A ce sujet, Živojin Rakočević cite un ambassadeur américain visitant un bureau de vote lors d’élections aux Kosovo, déclarant : “ici c’est l’industrie de la fraude”, la seule industrie qui fonctionne à plein régime au Kosovo.

Enragé par sa défaite, le soir même du vote, Kurti a littéralement pété les plombs et s’est mis à hurler devant ses fans réunis à Pristina que l’opposition, qui elle progresse de 12 points tous partis réunis, avait “fait un pacte avec le diable”, traitant ses membres à plusieurs reprises de “hajvani”, mot turc extrêmement péjoratif. Un show qualifié de haineux et d’indécent par Petrit Selimi, ancien ministre des Affaires étrangères du Kosovo (9). Le fait est que Kurti a été lâché par les Etats-Unis, l’envoyé spécial de Trump, Richard Grenell, déclarant sur X avant les élections que “le Département d’Etat de Biden et la Maison blanche ont critiqué les actions de Kurti et son incapacité à développer l’économie du Kosovo. Il a choisi des combats politiques (i. e. contre les Serbes) et a pris des mesures unilatérales. Il a détérioré les relations du Kosovo avec les États-Unis. Il a été condamné par les dirigeants européens, l’Otan et l’équipe de Joe Biden” (10). Une condamnation sans appel. Kurti peut toujours tenter de forcer le destin, dans la logique du parcours de ce fanatique de “l’albanité” selon Rakočević, en débauchant Fatmir Limaj, lui aussi accusé de crimes de guerre, qui fait partie de la coalition de l’AAK-Nisma avec Haradinaj (11). Mais comme le rappelle Rakocevic, le nom du premier ministre au Kosovo est toujours “glissé dans une enveloppe” par les Etats-Unis.

Quant à l’Union européenne, elle a été réduite à l’impuissance pendant le mandat du Slovaque Miroslav Lajcak, chargé du dialogue entre Belgrade et Pristina, au cours duquel Kurti n’a eu de cesse de violer les accords de Bruxelles et d’Ohrid, déclarant à plusieurs reprises qu’il n’était pas question de réaliser l’Association des municipalités à majorité serbe au Kosovo, s’appuyant pour cela sur la constitution serbe qui déclare que le Kosovo est partie intégrante de la Serbie, ce que vient d’ailleurs de confirmer Vucic. La tâche sera donc ardue pour le nouveau délégué de l’UE au Dialogue, le diplomate danois Peter Sorensen, qui possède une expérience des Balkans en Croatie, Bosnie-Herzégovine et à l’Unmik au Kosovo ainsi qu’à Belgrade. L’Estonienne Kaja Kallas, nouvelle ministre des Affaires étrangères de l’UE, a particulièrement à coeur de régler la situation au Kosovo. Elle s’y investira personnellement à partir de début mars, une fois la composition du nouveau gouvernement connue, avec Sorensen, dont la mission sera concentrée sur le Kosovo, alors que son prédécesseur Lajcak avait également en charge la Bosnie-Herzégovine.

Reste que les Etats-Unis semblent opérer un tournant favorable à Belgrade. En mars 2024 Jared Kushner, le gendre de Trump, est venu discuter de projets immobiliers, accompagné d’investisseurs arabes (12), notamment la transformation de l’ancien immeuble de l’Etat-major général yougoslave, bombardé par l’OTAN en 99, en complexe hôtelier de luxe. Des investissements dont j’ai pu constater les effets dans le quartier de Savski Venac à Belgrade, où se construisent résidences de luxes et immeubles de business. “Un parfum de Far-East”, ironise le documentariste Danilo Beckovic. Le successeur de Christopher Hill à l’ambassade à Belgrade, un “diplomate américain honnête” selon le diplomate français Gabriel Keller, qui a tenté de trouver une issue politique à la crise du Kosovo en 1999, pourrait être Rod Blagojevic, fils d’un réfugié Tchetnik aux Etats-Unis (13). Gouverneur de l’Illinois, il a été inculpé pour avoir vendu le poste de gouverneur d’Obama quand celui-ci a accédé à la présidence des Etats-Unis. Condamné 14 ans de prison, il a été gracié en cours de peine par Trump. En visite récemment à Belgrade, il a commencé par s’excuser pour les bombardements de la Serbie. D’autre part Richard Grenell est très proche de Marko Duric, ancien ambassadeur à Washington, et actuel ministre des Affaires étrangères serbe. Lequel vient d’être reçu par Lavrov à Moscou, où ont été discutés “l’ingérence étrangère” dans l’actuel mouvement étudiant, l’application des accords de Dayton en Bosnie-Herzégovine, les intérêts serbes au Kosovo, et l’énergie (14). Concernant le Kosovo, selon Rakočević il faudrait s’attendre à un partage décidé par les Américains : le Nord à la Serbie, le reste à la Grande Albanie. Ce qui pose problème pour les municipalités serbes du sud, ainsi que pour les monastères, dont trois, ceux de Decani, de la Patriarchie de Pec et de Gracanica, ainsi que l’église de la Vierge de Leviša à Prizren, sont classés au patrimoine mondial par l’UNESCO.

Frédéric Saillot, le 23 février 2025

(1) https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/documents/2025/Preliminary%20Statement_FINAL.pdf
(2) https://kossev.info/fr/srpska-novinarska-udruzenja-u-poseti-kolegama-na-kosovu-zajednickim-snagama-moramo-da-zastitimo-i-vas/
(3) https://www.koha.net/fr/lajmet-e-mbremjes-ktv/policia-mbyll-disa-komuna-e-zyra-ilegale-prokuroria-njofton-se-nuk-dha-autorizim
(4) https://kossev.info/fr/kosovo-online-najnovije-vesti-specijalno-tuzilastvo-podnelo-zahtev-sudu-da-kurti-svedoci-o-drzavnim-rezervama/
(5) https://www.koha.net/fr/arberi/nushi-programet-skane-qene-kurre-pika-kryesore-per-votuesit-ne-kosove
(6) Voir mon interview avec le vice-président de ce parti : https://www.youtube.com/watch?v=ZDq5Dc0aWyI&t=227s
(7) https://kossev.info/fr/lazarevic-visok-odziv-srpskih-biraca-ukazuje-na-pripremu-za-primenu-evropskog-sporazuma/
(8) Le train bulgare est une méthode d’achat de voix qui comprend un processus récurrent de dépôt de bulletins de vote pré-remplis. Le processus commence lorsque les « gestionnaires » politiques distribuent des bulletins de vote pré-remplis devant les bureaux de vote. Les électeurs prêts à vendre leurs bulletins de vote les amènent dans les bureaux de vote, où ils obtiennent les bulletins vides et déposent les bulletins pré-remplis. Ensuite, ils retournent dehors et remettent les bulletins vides aux manipulateurs, qui les remplissent et les remettent aux électeurs suivants.
(9) https://kossev.info/fr/kosovo-najnovije-vesti-seljimi-nepristojna-huskacka-mrska-emisija-kurtija/
https://x.com/Petrit/status/1888750949306376366
(10) https://x.com/RichardGrenell/status/1882474777681772784
(11) https://www.koha.net/fr/arberi/gatishmeria-e-limajt-per-bashkeqeverisje-me-kurtin-nxit-polemika
(12) https://en.vijesti.me/world-a/balkan/745590/Trump%27s-Balkans-Team-Grenell-Kusner-Blagojevic
(13) La résistance nationale serbe dirigée par Draza Mihaïlovic, sacrifiée par les Anglais au profit de la résistance communiste dirigée par Tito.
(14) https://kossev.info/fr/lavrov-sa-djuricem-vucic-izneo-konkretne-cinjenice-grubog-mesanja-stranih-drzava-u-politicke-procese-u-srbiji-zapad-koristi-nvo-e-da-destabilise-srbiju/