Le Kazakhstan dans l’Union économique eurasiatique

 Le 1er janvier 2015, le grand projet des présidents Vladimir Vladimirovitch Poutine (Russie), Noursoultan Abichévitch Nazarbaïev (Kazakhstan) et Alexandre Grigorievitch Loukachenko (Biélorussie), à savoir l’Union Economique Eurasiatique (U.E.E.), est entré en vigueur. Il associe pour l’instant trois pays : la Fédération de Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie, auxquels viendront s’ajouter l’Arménie (au Sud du Caucase) et le Kirghizistan (situé entre le Kazakhstan et le Sin-Kiang chinois), qui ont annoncé leur intention de se joindre à cette union.
Un grand absent : l’Ukraine, déchirée par le conflit fratricide que l’on sait, mais dont la participation à cette nouvelle union s’avère indispensable.

Ce vaste ensemble regroupe dèjà 180 millions d’habitants, et s’étend sur une superficie de 22 millions de km2, couvrant la quasi-totalité du Nord du continent eurasiatique, de la Mer Baltique et de la Mer Noire à l’Océan Pacifique.
Pour bien marquer le caractère fédéral de cette Union, c’est Alma-Ata, ancienne capitale du Kazakhstan et centre financier régional peuplé d’un million d’habitants, située à 250 km seulement de la frontière chinoise, qui accueillera l’institution supranationale pour la réglementation des marchés financiers de l’U.E.E., tandis que la Cour eurasiatique aura son siège à Minsk en Biélorussie ; seule, la Commission économique eurasiatique sera située à Moscou.

Pour quelles raisons le Kazakhstan, obscure république centre-asiatique aux yeux des Français, a-t-il justifié les visites successives des présidents français Nicolas Sarkozy puis François Hollande (coiffé de sa fameuse « chapka ») ainsi que celles des présidents russes Dimitri Medvedev puis Vladimir Poutine ?
Grâce à ses richesses énergétiques et minérales, et à sa stabilité politique, c”est sans aucun doute le nouvel Eldorado asiatique.
Grand cinq fois comme la France (2.700.000 km2), il n’est peuplé que de 18 millions d’habitants, soit une densité très faible (6,6 habitants au km2), en raison du caractère quasi-désertique de la plus grande partie de son vaste territoire, situé entre la Mer Caspiennne et les Monts Altaï à la frontière chinoise.

L’économie du Kazakhstan repose essentiellement sur les exportations de pétrole et de gaz naturel, qui représentent 56% de la valeur des exportations, et 55% du budget de l’Etat. Le Kazakhstan est d’ores et déjà le 14ème producteur de pétrole dans le monde, avec 60.000.000 tonnes de pétrole par an, et le 12ème exportateur mondial. Cette richesse du sous-sol kazakh n’est pas une surprise pour les géologues (notamment français), qui expliquent que cette zone très fracturée est le prolongement de la grande faille Sud/Nord Golfe Persique-Ouest de l’Iran-Azerbaïdjan (Bakou)-Mer Caspienne-Oural, toutes zones riches en pétrole. N’oublions pas que Bakou était en 1900 le premier gisement de pétrole du monde !
Cette zone géologique comprend trois gisements : tout d’abord, le gisement pétrolier de Tenguiz, entre les villes d’Atyraou et d’Aktaou, situées sur la côte orientale de la Mer Caspienne, est exploité par le consortium T.C.O., dont l’opérateur est l’américain Chevron-Texaco, qui détient 50% des parts, et est associé à la compagnie kazakhe KazMunayGas. Un oléoduc part directement de Tenguiz vers la Mer Noire.
En deuxième lieu, le gisement de pétrole de Karachaganak, quant à lui, est exploité par la compagnie britannique British Gaz et l’italien ENI.
Mais le gisement le plus prometteur est sans conteste le champ pétrolifère de Kachagan, le plus grand champ pétrolier découvert au monde depuis 30 ans, avec des réserves estimées à plus de 10 milliards de tonnes prouvées, situé sous la Mer Caspienne, au large de la ville d’Atyraou. C’est actuellement le plus grand projet industriel au monde avec un investissement de l’ordre de 150 milliards de dollars US. Il est mené par le consortium North Caspian Operating Company B.V., avec la participation des compagnies américaines Exxon et Conoco-Philips, de l’anglo-néerlandaise Shell, de l’italienne ENI, de la française Total, d’Inpex et de KazMunayGas.
Il est prévu que Kachagan produise plus de 1,5 million de barils/jour, soit l’équivalent de  80.000.000 tonnes de pétrole par an, correspondant à la production actuelle du Qatar. Mais sa mise en service exigera de lourds investissements et beaucoup de temps, car le gisement est entièrement sub-aquatique , et suppose la construction de plates-formes d’exploitation en mer « offshore », comme celles de la Mer du Nord.

A ceci s’ajoute une production de gaz naturel significative de 18 milliards de m3 de gaz, provenant pour 2/3 du gaz naturel du champ de Karachaganak, et pour 1/3 du gaz associé au champ de pétrole de Tenguiz. Cette production place le Kazakhstan au 31ème rang mondial pour le gaz naturel, avant l’Azerbaïdjan et le Koweït, mais derrière le Turkménistan et l’Ouzbékistan « pays frères », qui font eux aussi partie de l’ancien Turkestan soviétique.

Des oléoducs et gazoducs relient les gisements kazakhs à la Russie, l’Europe et même la Chine. C’est la Russie qui a marqué le premier point dans la « guerre des oléoducs » en construisant le « Caspian Pipeline Consortium » (C.P.C.), mis en exploitation en 2000, et long de 1.555 km, qui amène le pétrole du champ de Tenguiz au port russe de Novorossijsk sur la Mer Noire, en passant par le Nord du Caucase russe, d’où il est expédié vers les marchés occidentaux. Conçu pour transporter 30 millions de tonnes de pétrole par an, il doit doubler sa capacité pour évacuer prochainement 60 millions de tonnes par an.
Mais la Chine n’est pas en reste : devenue officiellement la première puissance économique mondiale devant les Etats-Unis en 2015, ses énormes besoins en ressources énergétiques (évalués à 500 millions de tonnes par an !) ne sont pas près d’être satisfaits. La Chine finance notamment le gigantesque projet baptisé « West China – West Kazakhstan Oil Pipeline », long de 6.000 km, reliant directement le Kazakhstan à Pékin via le Sin Kiang, et qui doit être en mesure d’importer 20 millions de tonnes de brut kazakh par an.  Mais son coût de construction est très élevé, et pourrait atteindre 3,5 milliards de dollars US.
Toutefois, sur le plan stratégique, le tracé de cet oléoduc par la voie continentale offre l’énorme avantage d’éviter la route maritime, deux fois plus longue, et qui passe par plusieurs points névralgiques difficiles à défendre en cas de conflit :  détroit d’Ormuz à la sortie du Golfe Persique, détroit de Ceylan, détroit de Malacca entre la Malaisie et Sumatra, détroit de Formose etc..; ceci explique en partie la volonté affichée de la Chine de se doter d’une marine de guerre capable de défendre les détroits, avec la mise en service notamment de son premier porte-avions.

Par ailleurs, le sous-sol du Kazakhstan n’est pas uniquement riche en produits pétroliers, mais aussi en minerais  de toutes sortes: ainsi, le pays est devenu le premier producteur mondial d’uranium devant le Canada et l’Australie avec 17.000 tonnes par an, soit 33% de la production mondiale.  Il se place au second rang mondial des réserves en manganèse – indispensable pour la fabrication des aciers spéciaux en raison de sa dureté – avec 600 millions de tonnes ; il est au huitième rang mondial pour les réserves en minerai de fer avec 16,6 milliards de tonnes, dont 2/3 sont considérées comme faciles d’accès, et au neuvième rang mondial pour la production de charbon.  Il détient 1/3 des gisements de chrome du monde ; le chrome, inoxydable, est utilisé pour les revêtements protecteurs, et dans certains alliages métalliques (acier chromé).
Enfin, c’est sur le sol du Kazakhstan qu’est située la fameuse base de Baïkonour, concédée depuis de nombreuses années à la Fédération de Russie pour le lancement de ses fusées porteuses de satellites vers l’espace.
Ces richesses minérales ont permis au Kazakhstan d’atteindre en 2010 un P.I.B. par tête d’habitant de 9.000 dollars US, 12 fois supérieur à celui des années 1990. Le tissu industriel ne cesse de se développer, puisque le pays ne compte pas moins de 700.000 PME à ce jour.

Sur le plan politique, la République du Kazakhstan, issue de l’éclatement de l’U.R.S.S., est devenue indépendante en 1991. Sa population est composée à 63% de Kazakhs, faisant partie du groupe ethnique et linguistique turco-mongol (Khanat de la Horde d’Or jusqu’en 1520). Il existe en outre des minorités importantes telles que des Russes (23%), des Ouzbeks (3%), des Ukrainiens (2%), des Ouïghours (1,4%), des Tatars (1,2%), et même des Allemands parlant russe (1,1%), descendants des Allemands de la Volga, colons agricoles installés par l’Impératrice Catherine II au XVIIIème siècle, et déportés par Staline dans les steppes du Kazakhstan durant la Deuxième Guerre mondiale.
Les Russes, quant à eux, sont venus pour la plupart comme colons à l’époque de Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev, dans les années soixante, lors de sa fameuse campagne de « colonisation des terres vierges ». Ils occupent la zone septentrionale du pays, où la culture extensive de céréales s’est avérée possible, grâce à la présence d’une mince couche de tchernozium (terre noire).
Les principales religions pratiquées sont l’Islam sunnite (70% de la population) et le christianisme orthodoxe (24%).
Contrairement à certains de ses voisins, le Kazakhstan jouit d’une grande stabilité politique. Il est dirigé d’une main de fer depuis vingt ans par le Président de la République, Noursoultan Abichévitch Nazarbaïev, élu en 1995, et constamment réélu à une large majorité depuis cette date.
Se voulant multiethnique et multi-confessionnel, le Kazakhstan a accueilli trois congrès des chefs des religions mondiales et traditionnelles, en 2003, 2006 et 2009, sollicitant  le Patriarche de Moscou et de Toute la Russie Alexis II, le pape Jean-Paul II, le Grand rabbin d’Israël Yona Metzger, et plusieurs chefs musulmans.

Symbole des ambitions de ce pays neuf, la capitale a été transférée en 1998 d’Alma-Ata, vieille ville de type oriental peuplée d’un million d’habitants au Sud, à Astana, ville entièrement nouvelle comme Brasilia, ultramoderne, construite en plein centre du pays, et qui se veut « le carrefour de l’Europe et de l’Asie ».  Dès 1999 , l’UNESCO attribuait à la nouvelle capitale eurasienne le statut honorifique de « Ville du Monde ». Actuellement, Astana s’enorgueillit d’édifices à la pointe de l’architecture mondiale, comme le Pavillon de la Paix, inauguré en 2006, et la Tour Baïterek, en forme de champignon, haute de 97 mètres.

Le caractère démocratique du régime a été apparemment reconnu par les grandes puissances, puisque la présidence de l’O.S.C.E., seule institution européenne  regroupant à la fois les membres de l’Union Européenne, la Fédération de Russie et les membres de la C.E.I., lui a été attribuée en 2010. Lors du sommet des 29 et 30 juin 2010, le Président du Kazakhstan a proposé aux pays de l’O.S.C.E. d’élaborer ensemble des approches adéquates visant à combattre les manifestations de l’intolérance raciale et religieuse, et les atteintes aux droits des minorités nationales. La proposition du Kazakhstan a été accueillie avec enthousiasme par les pays européens, qui vivent actuellement « une véritable crise du multiculturalisme », selon Astana.

Le traité portant création de la Communauté Economique Eurasienne (EURASEC) a été signé le 10 octobre 2000 entre la Fédération de Russie, la Biélorussie , le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, pour la création d’une Union douanière , puis d’un espace économique commun entre les 5 pays. Il  prévoyait :
⦁    un Conseil interétatique, instance suprême de l’EURASEC, composé des chefs d’Etat et de gouvernement ;
⦁     un Comité d’intégration, regroupant les vice-présidents des gouvernements, siégeant à Alma-Ata, au Kazakhstan ;
⦁     une Assemblée interparlementaire, formée par les délégués parlementaires des 5 pays (siège à Saint-Pétersbourg) ;
⦁    une Cour  de la Communauté, dont les juges sont nommés par l’Assemblée interparlementaire, siégeant à Minsk en Biélorussie.
Au sein du Comité d’intégration, les décisions sont prises à la majorité des 2/3 des voix, selon la clé suivante : 40% des voix pour la Fédération de Russie (qui n’est donc pas majoritaire à elle seule), 20% des voix chacun pour la Biélorussie et le Kazakhstan, et 10% pour le Kirghizistan et le Tadjikistan. Le financement du budget communautaire est assuré suivant les mêmes pourcentages.
On remarquera que ces structures sont beaucoup plus légères que celles de la Communauté Européenne, et ne comportent pas, par exemple, d’équivalent de la  toute-puissante Commission Européenne siégeant à Bruxelles, formée de technocrates que  personne n’a jamais élus, non-responsables envers le Parlement Européen, et désignés par les gouvernements des pays membres, au mépris de toute règle démocratique.

En outre, une Banque Eurasienne de Développement (B.E.A.D.) a été mise en place en 2006 par la Russie et le Kazakhstan, avec une mise de fonds initiale d’1 milliard de dollars US pour la Russie, et 500 millions de dollars pour le Kazakhstan. Ils ont été rejoints par l’Arménie et le Tadjikistan en 2009, puis la  Biéloruissie en 2010.
Cette Communauté Eurasiatique semble d’ores et déjà une réussite sur le plan économique, puisque, de 2001 à 2010, le Produit intérieur brut (P.I.B.) s’est multiplié en moyenne par 1,6, la production industrielle par 1,5, et les investissements ont augmenté de 2,2 fois.

L’Union Douanière, au sein de la Communauté Eurasiatique, est entrée en vigueur le 17 janvier 2011, avec un tarif extérieur commun.  Le 29 mai 2014, les présidents de la Russie, du Kazakhstan et de la Biélorussie ont signé à Astana un accord instituant l’Union Economique Eurasiatique (U.E.E.), destinée à renforcer l’intégration entre les pays qui sont déjà liés au sein de cette Union douanière, en créant un espace économique unique, à l’instar du marché commun européen. Cette Union est une réalité depuis le 1er janvier 2015, comme on l’a vu ci-dessus.

A ceux qui prétendent, comme « l’ inoxydable » Hillary Clinton, que « l’U.E.E. ne serait qu’une simple résurgence de l’U.R.S.S »., le président du Kazakhstan Noursoultan Nazarbaïev rétorque à l’avance:« cette Union est économique et ne touche pas à la souveraineté des Etats participants ».   Certes, elle ne comprend pour l’instant que 3 pays (bientôt 5, avec l’Arménie et le Kirghizistan voisin), mais on fait remarquer à Astana que l’Union Européenne n’en comptait que 6 au départ, dont 3 de dimensions relativement modestes, en l’occurence la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg.
Par ailleurs, on observe que l’Europe a attendu la création de l’Union Douanière pendant presque 11 ans, que 34 ans se sont écoulés avant la mise en place du marché intérieur unique, et que presque 43 ans ont précédé la construction de l’Union économique et monétaire.
Gilles Troude, février 2015