Les enjeux idéologiques et géopolitiques de l’Eurasie

    Le concept d’Eurasisme a été conçu dans les années vingt par les linguistes russes émigrés du cercle de Prague (1928-1939) Nikolaï Troubetskoï et Roman Jakobson, qui soulignaient l’asianité de la Russie, son ethnogénèse complexe au contact des peuples finno-ougriens et turco-tatars de l’Empire turco-mongol de la Horde d’Or : « Le monde eurasien est une entité géographique, économique et ethnique close et accomplie, différente de l’Europe mais également de l’Asie », écrivait Troubetskoï. Selon Piotr Savitsky, « la Russie fait partie d’un monde particulier « périphérique-maritime », elle est porteuse d’une importante tradition culturelle. Elle associe les éléments historiques « sédentaires » et « steppiques ».

L’idée réapparaît dans les années quatre-vingt dix après l’effondrement de l’Union Soviétique, et les multiples conflits interethniques qui s’ensuivent (Haut Karabakh, Transnistrie, Tadjikistan etc.). Afin de trouver une solution durable à ces conflits locaux, dès mars 1994, Noursoultan Nazarbaïev lance son Projet de constitution de l’Union Eurasienne à Londres, puis à l’Université d’Etat Lomonossov de Moscou .
A la différence de l’U.R.S.S., l’Union qu’il propose est une union des Etats souverains et égaux en droits, qui peuvent avoir des positions divergentes en matière de relations internationales. Par exemple, le Kazakhstan est l’un des rares pays au monde, avec l’Union Sud-Africaine, à avoir renoncé volontairement à toute recherche dans la voie de l’ armement nucléaire, et souhaite que les autres membres de l’Union Eurasiatique , à l’exception de la Russie, s’engagent dans la même direction .

L’idée centrale de l’eurasisme est que le vaste territoire occupant l’Est de l’Europe et tout le Nord de l’Asie, de la Mer Baltique à l’Océan Pacifique, ne doit pas chercher à imiter le modèle présenté par la civilisation européenne de l’Ouest. Il doit rechercher sa voie propre, en développant son identité qui repose sur une culture commune, née de la rencontre entre les mondes slave et turco-mongol sur le plan ethnique, et des religions chrétienne-orthodoxe et musulmane sur le plan spirituel.
Ce nouvel ensemble ne doit donc pas se placer à la remorque de l’Europe occidentale (avec toujours un certain retard), mais  créer un « troisième continent », entre l’Occident et l’Asie.
En 1998, le jeune philosophe russe  Alexis Douguine (né en 1962), qui avait fondé en 1993 avec Limonov le Parti National Bolchevik, remet le concept au goût du jour, en le poussant plus loin : il revisite l’ensemble de la géopolitique à la lumière de l’Eurasisme.
Selon lui, l’Eurasisme, porté par l’idéal byzantin (« symphonie des pouvoirs temporel et spirituel), doit être le rempart contre la dépravation et la thalassocratie (la puissance maritime atlantiste) qui, avec ses valeurs décadentes, entraîne le pays vers le chaos.
Alexis Douguine devient en 1998 conseiller politique du président de la Douma, gommant ainsi son étiquette de « fasciste », avant de fonder son propre parti. Il crée en 2001 le mouvement Eurasia, avec des personnalités russes orthodoxes, musulmanes et juives.
La Russie, plaide-t-il sans relâche, a les moyens de casser le monde unipolaire actuel, dirigé par les Etats-Unis, pour bâtir un monde multipolaire. Cette idée a été en partie reprise par le président Vladimir Poutine, qui déclarait dès 2001 « La Russie a toujours été un Etat eurasien ».
Dans cette perspective, selon lui, le nouveau monde multipolaire s’articulerait en quatre blocs :
⦁    le bloc anglo-américain, comprenant les deux Amériques et l’Australie  (actuellement en perte de vitesse) ;
⦁    le bloc Euro-africain, incluant l’Europe occidentale et l’Afrique ;
⦁     le bloc Pacifique-Extrême-Orient,  autour de la Chine et du Japon, caractérisé par un extrême dynamisme ;
⦁     et enfin le bloc Pan-Eurasien, situé entre les deux précédents, et couvrant l’Europe de l’Est et tout le nord et le centre du continent asiatique.

Placée à la limite du deuxième et du quatrième bloc, l’Ukraine occupe une position stratégique de premier plan sur le plan géopolitique, et l’on comprend mieux les enjeux du conflit actuel. Un des grands spécialistes américains des relations internationales de l’après-guerre, membre du prestigieux Hudson Institute, Samuel Cohen, l’a très bien compris : « La pénétration des Etats-Unis dans la zone eurasienne représente une sérieuse menace pour la stabilité du système géopolitique mondial. (…) La plus provocatrice des stratégies de pénétration de Washington est son appui à l’admission de l’Ukraine dans l’OTAN, », écrivait-il dès 2007.

Gilles Troude