Les Fake news du président Macron

Déclarée à l’occasion de la campagne présidentielle américaine, la guerre contre les “fake news” ou les “informations fausses”, voire “truquées”, qui couvrent tout le spectre de l’influence à la désinformation en passant par l’intoxication et la propagande, quand elles ne sont pas tout simplement le fait de la bêtise et de l’ignorance, occupe désormais une place prépondérante dans les médias, et la stratégie des Etats. A tel point que le président Macron a décidé, à l’occasion de ses voeux à la presse le 3 janvier dernier, de lancer un projet de loi, qui devrait être discuté à l’Assemblée ce printemps, afin de pouvoir sanctionner les dites “fake news” en période électorale, utilisant pour cela une procédure en référé. Elle permettrait leur retrait de publication dans les 24 à 48 heures, ainsi que de sanctionner leurs émetteurs ou leurs éditeurs. Cette nouvelle loi ne ferait que compléter celle du 29 juillet 1881, disposant de la liberté de la presse en France, et de ses limites.

Est-il bien nécessaire de le faire, comme en doutent les opposants au projet, qui prétendent que cette dernière est suffisante et que les addenda prévus ne viseraient en fait qu’à censurer la nouvelle liberté d’expression sur le Net ? L’argumentaire en leur faveur serait que les nouveaux moyens techniques des fameuses Gafa : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Yahoo, Twitter, etc, avec leur puissance de diffusion et leurs algorithmes, seraient des vecteurs de “fake news” extrêmement rapides et nuisibles, potentiellement destructeurs en période électorale, pouvant inverser le sort d’un scrutin prévisible. Ce qu’a reconnu Zuckerberg, promettant de faire le ménage sur Facebook dès le mois de janvier. L’Etat se devrait donc de protéger le caractère démocratique du processus électoral en adoptant une législation permettant de contrer ce type d’intrusion dans le débat, où la cible des “fake news” serait en position d’agressé ne pouvant répondre en temps et en heure à la campagne de déstabilisation menée contre lui.

Ce projet serait la conséquence directe des rumeurs propagées contre le candidat Macron au moment de la campagne. L’une d’elle a été relayée en direct par Marine Le Pen au moment du débat de l’entre-deux-tours, sur son supposé compte offshore aux Bahamas, l’autre concernait ses supposées relations homosexuelles avec Mathieu Galley, le PDG de radio France, récemment débarqué de ses fonctions suite à une condamnation pour “favoritisme” lorsqu’il dirigeait l’INA. Rumeurs rapidement démenties, mais qui ont dû faire trembler le candidat, se partageant à peu de choses près un quart de l’électorat avec ses autres concurrent, Le Pen, Fillon et Mélenchon. L’on pourrait également penser que Macron et son parti LRM veuillent se prémunir de ce genre d’attaque médiatique lors des prochaines élections européennes de mai 2019, mais aussi dans la perspective de la présidentielle de 2022. L’affaire Fillon, sur laquelle toute la lumière n’a pas été faite – et ce n’est pas le navet produit récemment par BFM qui le fera – a montré comment une “élection prévisible” pouvait être torpillée sinon, dans ce cas, par des “fake news”, du moins par un système de circulation de l’information extrêmement efficace, relayée en temps réel par un secteur de l’appareil judiciaire aux ordres de l’exécutif.

Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce projet de loi, tel qu’il est présenté, ne concerne que les périodes électorales. Depuis les présidentielles russes de 2012, où l’Etat américain et ses relais internationaux ont essayé par tous les moyens d’empêcher l’élection de Vladimir Poutine, champion des souverainetés face au projet néolibéral-néoconservateur de gouvernement mondial, il n’est pas d’élection ou de referendum où ne s’affrontent, parfois de façon violente, les partisans de ces deux projets concurrents. Il ne serait donc pas étonnant que des lobbies ou des services liés à des Etats, puissent être à la source de certaines de ces “fake news”, de façon à intervenir dans des processus électoraux désormais décisifs pour la définition de ce nouvel ordre mondial. Macron a directement mis en cause l’Etat russe et son vecteur médiatique international, “Rossia segodnia”, regroupant sites internet, chaîne de télévision et radios avec RT, Russia Today, et Sputnik, dans les différentes langues de la planète et tout récemment en français pour la télévision en ligne RT, qui auraient notamment propagé les rumeurs citées plus haut. Mais elles n’ont fait en cela que reprendre ce qui circulait dans les médias français et sur des réseaux sociaux américains, certes sans vérification ni investigation, cette dernière n’étant pas le fort de la presse russe.

L’apparition de ces nouveaux médias russes a d’ailleurs suscité les réactions conservatrices de nombre de journalistes français, soucieux de la préservation de leurs prébendes, voyant d’un mauvais oeil l’apparition d’une concurrence remettant en cause l’exclusivité de l’angle sous lequel elles traitent un certain nombre de sujets comme la “vague populiste” dans le monde, la situation en Ukraine ou la guerre en Syrie. Si en effet l’on ne peut pas nier l’organisation extrêmement centralisée à Moscou de ces médias, et donc la tentative d’influence de l’Etat russe par le biais des informations qu’ils diffusent à partir d’un réseau international très dense d’agences, celles-ci sont un complément parfois utile à la présentation univoque qu’en font les médias français, véhiculant très majoritairement le point de vue néolibéral-néoconservateur.

Prenons l’exemple de la Syrie, Macron lui-même – au lendemain du jour où il s’est permis de faire une leçon de déontologie journalistique à des journalistes muets, pourtant triés sur le volet – a lui même été pris en flagrant délit de “fake news”, certes pas en période électorale, ce qui lui éviterait d’écoper l’effet éventuellement rétroactif de sa loi, lors de la présentation de ses voeux aux ambassadeurs. Sur le chapitre syrien, il a commencé par vanter les succès de la coalition occidentale libérant Mossoul et Raqqa, lui attribuant à elle seule la victoire contre l’Etat islamique, sans référence aucune à la libération de Palmyre, d’Alep et de Deir-ez-Zor par les forces alliées de la Syrie et de la Russie, ce qui en constitue une par défaut. Pour enchaîner immédiatement après avec une énorme “fake news”, lorsqu’il a prétendu : “en Syrie, nous avons un ennemi, Daech, nous sommes en passe de le vaincre. Le peuple syrien a un ennemi, il s’appelle Bachar El Assad, mais il est toujours là”. Or Assad est bien au contraire soutenu par une majorité de la population syrienne, comme le confirment notamment les sondages effectués par la CIA, laissant prévoir sa réélection en cas de nouvelles présidentielles.

Comme le montre également le reporter de guerre de la chaîne de télévision Rossia 1, Evgueniy Poddubniy, qui a couvert toute la période de la guerre en Syrie à partir du début de l’intervention russe en septembre 2015. Interviewé par Vladimir Soloviev le 11 décembre dernier sur Rossia 1, selon lui “Assad est le garant de la préservation en Syrie d’une forme laïque de gouvernement. Ce n’est, bien sûr, pas du tout un assassin sanguinaire, tout ça ce sont des clichés propagandistes occidentaux” (1). De ses rencontres en tête-à-tête avec Assad, Poddubniy a d’ailleurs tiré l’impression “qu’en général c’est un homme de tendance plutôt libérale, assez européanisé pour le Moyen-Orient, extrêmement libre dans sa façon de communiquer avec son entourage proche, je ne parle pas seulement de sa famille mais de ses collaborateurs. (…) Alors que si c’était un dictateur, on devrait au minimum ressentir une certaine tension dans son entourage”. Qui plus est, non seulement il n’a pas quitté Damas pendant la guerre, alors que sa maison, en plein centre ville, s’est trouvée à un moment à deux kilomètres de la ligne de front, mais sa femme et ses enfants ont continué à y résider. Ce n’est d’ailleurs pas un palais présidentiel mais une simple maison : “tout le monde à Damas sait où elle se trouve, et comme sécurité, il n’y a qu’un simple poste de contrôle à l’entrée de la rue où elle se trouve et un autre à la sortie, qui vérifient simplement si les voitures ne transportent pas des engins explosifs ou des armes”.

Concernant l’avenir qu’Assad veut pour la Syrie, Poddubniy précise “que son rêve n’est pas de mettre le plus possibles de sunnites en prison, (…) d’après les interviews que nous avons eus avec lui, et en tête-à-tête, et collectivement avec d’autres journalistes, je peux dire qu’il a une vision assez démocratique du développement de la Syrie”, précisant que tout observateur sérieux pouvait avant la guerre constater “que la Syrie était un Etat absolument laïque”. A l’opposé, Poddubniy cite l’énorme financement de groupes terroristes islamistes internationaux par des Etats de la région, ainsi que les observations de drones russes, détectant la présence de forces spéciales américaines en Syrie, dont des unités professionnelles. Qui mettent en pratique la politique dictée par Washington : “utilisant n’importe quelle force qui, à un moment donné, peut influencer positivement la réalisation de l’objectif américain : ‘Ca peut être l’Etat islamique ? Ok, pas de problème. Demain ce n’est plus l’Etat islamique ? Ok, on les bombarde. Ce sera alors Al Nusra ? Ok, dans les six mois qui viennent on va les aider en douce, par petits coups. Demain Al Nusra nous crée des problèmes ? Ok, on va leur balancer quelques bombes pour les calmer.'” Selon Poddunniy, “il s’agit d’utiliser le chaos en fonction de leurs intérêts”.

Voilà de l’information relatant des faits dont la connaissance ne peut qu’être utile au public. L’on ne comprend donc pas les alarmes de Laure Mandeville sur France-Culture le 23 décembre dernier à la Fabrique médiatique de Caroline Broué (2), au moment du lancement de RT France. Cette ancienne correspondante du Figaro à Moscou puis à Washington, présentée comme travaillant actuellement sur “la politique d’influence de la Russie en Europe”, était en compagnie du journaliste Anthony Bellanger. Qui lui intervient un peu partout mais dont l’on se demande de quoi il est spécialiste, probablement invité ce matin-là pour son inexpérience, puisqu’il n’y a pas été embauché, de Sputnik au moment de son lancement fin 2014 début 2015. Laure Mandeville n’en revient en effet pas de voir apparaître des médias russes sur les ondes françaises, décomplexés, voulant donner la leçon aux Français et aux Occidentaux en pointant leurs insuffisances, eux qui ont été la proie de la critique permanente, et faisant la promotion de la politique de Poutine. Comme exemple elle donne celui d’une information récente diffusée par RT qui cite Assad accusant la France d’avoir financé le terrorisme en Syrie. Qu’elle range au nombre “des mensonges, semi vérités et des angles biaisés”, habituels selon elle de la presse russe. A-t-elle tout simplement vérifié le bien-fondé de son assertion ? Elle pourrait à ce sujet interviewer utilement Le Drian, ministre de la Défense de Hollande, qui assure la continuité aux Affaires étrangères du nouveau gouvernement (3). Et elle accuse les médias russes de brouiller les esprits et de chercher à créer la désunion entre Français, comme si soudain, la diffusion d’informations différentes allait rendre le public plus bête qu’il n’est, plutôt que de l’inciter à réfléchir. Pour finir, elle s’effraie de voir les médias russes s’emparer de la notion de relativisme, proposant de s’en tenir à la vérité des faits. Dont acte. Car c’est un véritable bonheur d’entendre Caroline Broué avouer alors innocemment “nous médias mainstream sommes des médias d’opinion”. Alors à qui donc s’en prendre si le public va chercher de l’information ailleurs ? Car l’information vraie est sans doute aussi nécessaire à l’être humain que l’air qu’il respire ou l’eau qu’il boit.

Avec Frédéric Taddeï, nous sommes à un autre niveau de compréhension des mutations en cours dans les médias. L’on se souvient que ce journaliste décontracté, laissant parler ses invités, ce qui est plutôt rare, n’hésitant pas à traiter de sujets brûlants avec des spécialistes que l’on avait rarement l’occasion de voir à la télévision, a animé il n’y a pas si longtemps encore l’émission Ce Soir (ou jamais !) sur France 3. Un moment de grâce dans l’histoire des médias français, et c’était quotidiennement, tous les soirs, sauf le week-end, pendant dix ans. Ayant eu l’occasion de déclarer récemment que Delphine Ernotte, l’actuelle présidente de France-Télévision, ne connaissait rien à la télévision, il a été interviewé par le site Thinkerview le 6 décembre dernier (4). Et il confirme, ajoutant : “à peu près toute la télé est nulle, mais France-Télévision ça se voit”, et donnant comme conseil de “remonter le niveau”, plutôt que de le baisser pour essayer de pallier à la baisse d’audience et à la concurrence d’internet. Il reste évasif sur la suppression de son émission, malgré l’audience, concédant qu’elle “dérangeait la direction”, se refusant toutefois à la paranoïa sur les raisons pour lesquelles elle pouvait “déranger”, l’attribuant cependant aux changements de direction “tous les cinq ans”.

L’intervieweur lui demande alors “où on en est en France pour créer des débats ?” La réponse est sans ambages : “aujourd’hui on est dans une sale période… Les fanatiques donnent le ton. Quel que soit leur bord, de tous les côtés. Je ne sais pas si ce sont les plus écoutés, mais en tout cas ce sont les plus entendus, et c’est en fonction d’eux qu’on a tendance à se caler. Or qu’est-ce que nous disent les fanatiques : si vous invitez quelqu’un de l’autre bord, vous êtes complice de l’autre bord. Pour animer des débats c’est terrible : ça veut dire que l’animateur de débats est constamment, constamment, soupçonné par une partie du public de faire le jeu des autres”. Le problème ne vient pas des invités ou des téléspectateurs, il vient de commentateurs : “donc c’est Twitter, c’est tout ça”. Et il précise : “ce qui pour moi caractérise la démocratie, c’est à dire qu’on peut encore discuter sans se mettre sur la gueule, on peut s’écouter, on peut, pas forcément tomber d’accord, mais au moins faire part de nos différends, ce qui est la caractéristique de la démocratie, et sa force, est aujourd’hui de plus en plus mal vécu par une partie des gens qui habitent ce pays. Une toute petite partie heureusement, mais c’est ceux qui crient le plus fort. Donc forcément, ça déteint sur ceux qui organisent des débats. Et ça, ça a tendance à tuer le débat”.

C’est peut-être pourquoi, lorsqu’on lui demande comment il perçoit l’arrivée de la télévision Russia Today, Taddeï répond : “aucun problème, comme Al Jazeera, pas de problème. Je trouve ça tout à fait normal… C’est un truc qu’on a vécu depuis vingt-cinq ans on va dire, qui est passionnant : c’est qu’à un moment, on avait le monopole de tout, nous les Occidentaux, de l’information, de l’industrie, des communications, de la culture, de tout. Depuis le début des années 90, il a fallu faire de la place aux autres, à tort ou à raison, qu’ils le fassent bien ou qu’ils le fassent mal, il a fallu qu’on leur cède des parts de marché, ce qui va en plus avec le sens démographique de l’histoire : au dix-neuvième siècle, les Occidentaux représentaient vingt-cinq pour cent de la population mondiale, aujourd’hui on est descendu au-dessous de quinze je crois, peut-être à douze. Donc vous voyez, il est absolument normal que les autres veuillent eux aussi produire des richesses, produire de la culture, produire de l’information. Bon et bien voilà, j’ai pas d’a priori contre Russia Today, pas plus que je n’avais d’a priori contre CNN ou contre Al Jazeera. Maintenant, après, vous pouvez avoir des doutes sur telle ou telle information de CNN, d’Al Jazeera, de Russia Today, ou de France 24, ou de France 2, ou de TF1 etc., etc..”

Vient alors la question du moment : “Les fake news, comment fait-on pour les combattre ? Les journalistes occidentaux ne sont-ils pas responsables de l’affaiblissement de l’esprit critique du public et est-ce que l’esprit public n’est pas devenu plus perméable aux fake news de tous bords ?” Taddeï hésite, “c’est compliqué…”, puis déclare : “je pense qu’il il y a toujours eu des fake news”, écartant cependant Tchernobyl, suggéré par son interlocuteur, qu’il met plutôt sur le compte de l’ignorance et de la bêtise. Selon lui “la fake news, c’est l’information fausse que vous fabriquez pour tromper le public, que les autres reprennent par bêtise, par ignorance, par incompétence ou par idéologie, parce que ça les arrange, et que le public avale, par ignorance, par naïveté, ou parce que ça l’arrange et qu’on sait bien qu’on a envie de croire aux nouvelles qui nous arrangent. Ca a toujours existé. Je pense que quand on voyait les six cents quotidiens qui sortaient en France avant la première guerre mondiale, ça devait être bourré de fake news. Les guerres ont été propices à toutes les fake news les plus invraisemblables. La guerre froide a été fascinante, le combat entre les deux blocs. Ca a toujours existé”.

Et il affine davantage l’analyse : “Il se trouve qu’aujourd’hui, là encore on a dû céder des parts de marché : les politiques, les journalistes, les professionnels de la parole n’ont plus le monopole de l’émission de la parole… En 1995 j’invite sur Canal + Pierre Lévy, à l’époque le grand spécialiste d’internet, le mec qui réfléchit à internet, génialement, il a été très peu démenti, et qui nous dit : ‘Voilà, c’est fini, on va tous devenir émetteurs’. En 95 on le sait. On sait aussi que ça va être la fin de la hiérarchie telle qu’on l’a connue, qu’il n’y aura plus cette espèce de centralisation qui va nous dire ce qui peut sortir, ne pas sortir etc., etc.. Tout ce qui fait le journalisme : trier les informations, les hiérarchiser, c’est fini. Et aujourd’hui c’est fini. A partir du moment où les réseaux sociaux sont le moyen pour cinquante, peut-être soixante pour cent des Américains de s’informer, et que les Français ne doivent pas être très très loin, vous savez bien que tout ça est fini. Et que à partir du moment où tout le monde est émetteur, on peut relayer tout et n’importe quoi. Je pense que les journalistes étaient eux aussi des relais de fake news, qu’aujourd’hui ça s’est démultiplié, ça s’est accéléré aussi”.

Mais à la question de son interlocuteur sur l'”astroturfing”, qui est de faire passer massivement une information à l’aide d’algorithmes et d’en bloquer d’autre par des prismes de lecture, l’une des préoccupations du projet de loi de Macron, Taddeï répète qu’il n’est pas paranoïaque : “de la même manière, toute idée de complot possible, je suis a priori contre, je me dis : ça ne fonctionne pas comme ça. Je crois toujours au hasard, je crois à la liberté, je crois à la possibilité, quel que soit le système, de pouvoir passer entre les failles etc., etc.. Donc tout ça fait que, même si cela existe, et je crois absolument que cela existe, je crois que cela n’est pas infaillible. Je ne crois pas à l’hyper-puissance, il n’y a jamais d’hyper-puissance. Donc je crois que tout est possible, y compris de faire travailler des robots qui envoient des commentaires favorables etc., etc.. Evidemment que tout le monde le fait et tout le monde va le faire. Je crois évidemment que la NSA peut capter toutes les communications, mais que les pauvres sont incapables de les écouter, de les hiérarchiser, de voir où c’est intéressant”. Oui, rétorque son interlocuteur, “mais vous les stockez et vous avez une capacité de traitement pour les traiter a posteriori, on fait quoi ?” Taddeï campe sur ses positions : “je sais pas, pour l’instant je me dis, on peut toujours s’en sortir… Je n’ai pas peur, voilà, je n’ai pas peur. La vie est belle pour ceux qui n’en ont pas peur. Je n’ai pas peur, voilà, quoi qu’il arrive,je n’ai pas peur.

Il revient alors sur le bilan de Ce Soir (ou jamais !) : “Les débats, c’est pas tellement pour vous faire changer d’avis. Là où les débats sont intéressants, c’est de comprendre pourquoi les gens ne sont pas d’accord. Si vous avez compris pourquoi les gens ne sont pas d’accord, donc les courants contraires, et il y en a sur absolument tous les sujets, vous avez fait un grand pas dans la compréhension du monde. Et moi ce qui m’importe c’est la compréhension du monde, c’est comprendre ce qui se passe autour de moi aujourd’hui, et ce qui se passe autour de moi aujourd’hui c’est pas ce qui se passait autour de moi il y a vingt ans”. Ajoutant, lorsque son interlocuteur lui demande s’il n’a pas ressenti de l’épuisement au bout de plus de 700 émissions : “ce qui m’épuisait à la fin de Ce Soir (ou jamais !), parce que tout se durcissait, c’était cette espèce de montée du fanatisme, de l’antagonisme, de l’hostilité, y compris du mensonge, de l’ignorance qui va avec, ça, ça avait tendance à m’épuiser. J’avais plus envie d’être là, j’avais plus envie d’être au milieu…” “De tous ces crétins” l’interrompt l’intervieweur, “non, précise Taddeï, c’est pas forcément des crétins, il y a parfois des gens très intelligents qui deviennent haineux…”, ajoutant, après un temps de réflexion : “… qui veulent la guerre civile, voilà. C’est l’impression d’être là où se répète la guerre civile, vous voyez. Pour l’instant on se parle, on est en train de discuter, on s’envoie des arguments, mais on sent bien que les couteaux sont en train de s’aiguiser, voilà, je l’ai senti à un moment, je l’ai senti à la fin de Ce Soir (ou jamais !)”. Donc dans la seconde moitié du mandat Hollande. “Pas partout heureusement, ajoute-t-il, mais j’ai commencé à le sentir, et peut-être j’avais plus envie d’être là aussi à cause de ça”

Pour finir, lorsqu’on lui demande quels sont ses conseils aux jeunes générations, il recommande : “soyez pas maccarthystes, c’est l’ambiance en ce moment : l’interdiction professionnelle, le soupçon permanent, l’amalgame… il y a un gros gros truc maccarthyste en ce moment en France, sur un peu tous les sujets d’ailleurs, hein”, ajoutant en conclusion : “ne croyez pas toujours aux complots, croyez au hasard et aux coïncidences, elles ont beaucoup plus fait dans l’histoire du monde que les complots… Informez-vous un minimum, mais quand même un peu, pour pas qu’on puisse vous faire avaler n’importe quoi. Maintenant la question c’est où s’informer, je pense que ça va être de plus en plus difficile, on n’a pas trouvé de modèle économique, les journalistes se sont paupérisés, les rédactions aussi. Je ne sais pas comment ils vont faire… lisez des livres.”

On le voit, le bilan de ce journaliste-animateur expérimenté et réfléchi est plutôt sombre, et en cela porteur d’espoir. Mais le climat de pré-guerre civile qu’il observe en France est en fait général, dans la nouvelle guerre froide déclenchée depuis l’élection du président Poutine en 2012, et plus particulièrement depuis les événements qui ont conduit au coup d’Etat de Kiev en février 2014. On peut l’observer dans une émission de débat de la télévision russe qui tient plus du talk-show que des discussions à la Ce Soir (ou jamais !), qui pouvaient aussi parfois être mouvementées, mais jamais au point des hurlements maintenant quasi permanents des Soirées avec Vladimir Soloviev, plus rassis lorsqu’il n’a qu’un seul invité partageant ses opinions. Cet animateur dynamique, par ailleurs bon journaliste lui aussi, au départ plutôt mesuré, s’efforçant d’inviter des oppositionnels libéraux, des spécialistes ukrainiens pro-Maïdan, des spécialistes polonais peu nostalgiques de la période communiste, s’est peu à peu mué en petit Staline de plateau – pour lequel il semble d’ailleurs éprouver un faible, même si rhétoriquement il concède ses crimes – interrompant constamment ses invités, leur intimant de répondre à ses questions sur un ton comminatoire d’interrogateur de la Tchéka, secondé en cela par quelques habitués eux aussi très virulents. Cela s’est fait progressivement, au fur et à mesure que la tension montait dans la véritable guerre médiatique et politique qu’entretient l’industrie médiatique occidentale avec la Russie, sur les sanctions, la guerre en Syrie, la guerre civile en Ukraine, qualifiée d'”intervention russe”, et particulièrement depuis l’élection du président Trump, déclenchant une véritable paranoïa complotiste à propos de l’ingérence russe supposée.

Cette évolution paraît symptomatique de la façon dont certains responsables de la Fédération de Russie tombent dans le piège qu’on leur tend. Soumis à des attaques permanentes, ils se retranchent dans une posture identitaire outragée, opérant une singulière régression sur le plan mémoriel. La période est en effet, sinon à la réhabilitation, du moins à la référence décomplexée à l’Union soviétique et à ses pires moments, blanchis à l’aune de l’immense somme de sacrifices et de courage des peuples d’URSS lors de la deuxième guerre mondiale. Elle est aussi à l’opprobre lancée sans mesure et sans nuances contre les voisins proches de la Fédération de Russie, notamment la Pologne et l’Ukraine, par des publicistes, parfois bons politologues, mais la plupart du temps ignares sur le plan historique. Ce n’est pas ainsi que les responsables russes parviendront à convaincre de la justesse des positions défendues par leur pays sur le plan international et dans la conduite de leur propre développement national et régional. Car la question mémorielle est essentielle pour retrouver une identité nationale authentique, qui passe par la reconnaissance des failles de l’histoire telle qu’elle a été, dont la principale victime a été le peuple russe, et pour trouver langue commune : tant que la Fédération de Russie, héritière de l’URSS, ne condamnera pas formellement et définitivement la période du bolchévisme et du stalinisme jusqu’à la seconde guerre mondiale, elle s’ôtera la possibilité de rayonnement et d’influence qu’elle a légitimement entrepris dans la logique de son développement.

A cet égard, les récentes déclarations du président Poutine, qui jusque-là avait à plusieurs reprises condamné le “régime totalitaire” soviétique et donné des preuves de son adhésion au christianisme orthodoxe, sauvagement réprimé par les bolchéviks, paraissent pour le moins ambigües. En retraite en janvier au monastère de Valaam en Carélie, à la restauration duquel il a oeuvré, interviewé par Andreï Kondrachov pour Rossia 1 (5), il a déclaré que la Russie “a connu des temps très durs de guerre contre Dieu, quand on a assassiné les prêtres et détruits les églises, mais en même temps on a créé une nouvelle religion”. “Odnovremenno”, “en même temps”, la commode expression macronienne semble avoir fait florès jusqu’au-delà des frontières de la francophonie. Surtout qu’à l’heure actuelle, a lieu en Russie une réflexion sur la dimension métaphysique du bolchévisme, à laquelle s’invite ainsi le président, qui poursuit : “Et quelle est la doctrine des fondateurs du communisme ? C’est une sublimation, une extrapolation fruste de la Bible”, arguant de façon préventive, pour clore le débat : “ils n’ont rien inventé de nouveau”. Et il poursuit, touchant un sujet sensible dans l’opinion russe, majoritairement favorable à sa mise en terre : “On a mis Lénine dans un mausolée – en quoi cela est-il différent des reliques des saints pour les orthodoxes, et en général pour les chrétiens ? On me dit ‘Non, dans le christianisme, il n’y a pas de telles traditions. Comment ça non ? Allez au mont Athos, vous verrez des reliques de saints, oui et ici aussi les reliques de saint Serge et saint Germain”. Pour conclure, enfonçant le clou : “Ca veut dire qu’en fait le pouvoir d’alors n’a rien inventé de nouveau, il a simplement adapté à son idéologie ce que l’humanité avait déjà inventé”. Propos qui pour rester dans une relative ambiguïté n’en pourraient pas moins viser à légitimer l’actuelle tentative de réhabilitation du soviétisme et du bolchévisme, sous le chef d’une orthodoxie ainsi révisée.

L’impression générale qui se dégage de la situation actuelle sur le plan international, semblerait donc comme devoir conduire à un partage du monde entre un espace post-démocratique et un espace pré-démocratique, l’un et l’autre s’encourageant réciproquement dans leur conflictualité, au détriment d’une démocratie qui bientôt ne subsistera plus que comme simple référence rhétorique. Dans ce cadre, le président Macron, qui parle beaucoup depuis qu’il est élu, semble vouloir imposer une voie médiane. Il a récemment évoqué la nécessité de la création d’une puissance européenne, ce qui est une excellente idée pour sortir de la confrontation périlleuse entre les Etats-Unis, la Russie et la Chine. Mais il lui faudra pour cela convaincre ses partenaires, tout en allant contre l’esprit des traités européens, et détricoter la construction européenne telle qu’elle a été réalisée jusqu’à présent, toute dirigée contre la notion de puissance. Car l’on peut en effet rêver à une Europe-puissance rétablie sur ses fondamentaux civilisationnels, participant positivement au développement d’un monde multipolaire. Pour l’heure, sachant sa position fragile, comme l’ont révélé les législatives partielles du week-end dernier, Macron surfe sur la “vague populiste” de ses ex-challengers, notamment sur les sujets de l’immigration et de l’école. Le “populisme” n’étant d’ailleurs jamais que le respect de la volonté populaire, c’est à dire le respect de la démocratie, ce dont ses fossoyeurs se sont faits les détracteurs en inventant ce vocable. L’avenir dira si ces bonnes intentions seront suivies d’effets, ou s’il s’agit de simples “fake news”, qui finiront par emporter le président Macron dans le tourbillon de l’histoire.

Frédéric Saillot, le 6 février 2018

(1) https://m.youtube.com/watch?v=7rphjyBBNvk
NB : Eurasie Express a réalisé le sous-titrage en français de cette vidéo, qui a malheureusement été bloqué par You Tube.
(2) https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-mediatique/la-presse-quotidienne-regionale-toujours-plus-proche-de-ses-lecteurs
(3) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/armes-chimiques-en-syrie-les-mensonges-du-president-hollande-et-de-ses-complices/
(4) https://www.youtube.com/watch?v=3HgwtHenFWs&app=desktop
(5) http://russia.tv/brand/show/brand_id/62507