Massacre de Charlie Hebdo : à qui profite le crime ?

Le moment de crise que traverse la France après l’électrochoc qu’ont été pour elle l’ignoble massacre de toute l’équipe d’un journal par deux individus cagoulés et surarmés, suivi du lâche assassinat d’un policier gisant à terre, achevé d’une balle dans la tête, prolongés le lendemain, comme dans un cauchemar sans fin, par l’assassinat d’une policière et celui de quatre otages le jour suivant, le tout au nom d’un dieu et d’un prophète qui en l’occurence prennent plus les allures d’idoles païennes assoiffées de sang que de sources d’amour, de commisération et de sagesse, sera-t-il l’occasion d’une prise de conscience consécutive à cette fracassante rencontre avec le réel, d’un mûrissement, d’un retour critique sur les années qui ont mené à cette tragédie, d’un engagement à trouver les solutions qui permettent un avenir, et enfin d’un effort pour comprendre l’arrière-plan obscur de l’événement et les conséquences qu’il pourrait avoir, au lieu de se laisser piéger par l’émotion ou la peur ?

Il faut craindre que non, car ceux qui ont mené le pays à cette impasse tragique, à ce piège mortel, persistent et signent. Et une France frileuse, fermée sur des principes abstraits ne correspondant plus à la réalité, une France nantie, jouissant de ses avantages matériels et idéologiques, sentant obscurément que nous vivons la fin d’une époque dont elle a tiré tous les bénéfices, les suit tout droit dans le mur.

Il n’était qu’à voir les manifestants à Paris le 11 janvier à l’occasion de la “marche républicaine” : une foule immense, monocolore, où là génération déclinante du baby-boom, celle qui a eu 20 ans en 68, figurait en nombre, applaudissant les flics “qui défendent la liberté d’expression”, suivie de la petite-bourgeoisie montante des bobos trentenaires, très peu d’enfants et d’ados, contrairement aux manifestations massives contre le mariage homosexuel ces derniers mois. Beaucoup de gens visiblement n’avaient jamais manifesté de leur vie, se trouvant là un peu désemparés. Mais une obsession les réunissait tous, “Je suis Charlie”, qui aurait fait bien rire Cabus et Wolinski : s’ils l’avaient tous acheté avant l’attentat, le journal ne se serait pas trouvé déficitaire… Mais on a touché à un droit imaginaire, qui cristallise sans doute bien des frustrations, celui de la “liberté d’expression”, revendiqué comme un repère identitaire. En tout cas très peu de Noirs ou d’Arabes dans cette manifestation, ceux que l’on appelle honteusement “les minorités visibles”.

Et pas le Front national non plus, ce qui fait éclater l’imposture de cette “unité républicaine” arborée par les sirènes du gouvernement socialiste et de l’opposition convenue. François Lamy, député de l’Essonne,  chargé pour le Parti socialiste de l’organisation de cette « marche républicaine”, appliquant les directives de son parti et du gouvernement, claironne dans Le Monde du 8 janvier “pourquoi  le Front national n’est pas invité à ce rassemblement auquel participent l’ensemble des partis de gauche et de droite” : “Je ne comprends même pas que l’on puisse se poser la question. Nous invitons toutes les forces politiques, républicaines et démocratiques, qui veulent relever et rassembler le pays (…). Nous n’invitons pas les organisations qui divisent le pays, stigmatisent nos concitoyens musulmans et jouent sur les peurs”. Alors que la nouvelle direction du Front national, depuis l’élection de Marine Le Pen à la présidence de ce parti, a clairement affirmé qu’elle ne faisait aucune différence entre les citoyens français quelles que soient leurs origines ou leur religion.

Mais le mauvais procés fait au Front national en cache en fait un autre : c’est le seul parti français qui se soit aussi clairement prononcé pour une sortie de l’euro et de l’Union européenne. Voilà qui marque les limites de l'”unité républicaine”, qui est à entendre comme une “unité pour l’Union européenne”. Et il est aussi le seul parti qui se soit prononcé tout aussi clairement pour une coopération avec la Russie, dans la tradition gaullienne, qui ait dénoncé le coup d’Etat fomenté par les services américains appuyés sur les néo-nazis à Kiev l’an dernier, et qui ait dénoncé l’opération génocidaire perpétrée par le régime qui en est issu dans le Donbass. Dont le triste représentant, le chocolatier Porochenko, assassin de son peuple, arborant un sourire déplacé et qui en dit long, figurait au premier rang des officiels faisant un petit bout de boulevard “Voltaire” sous haute protection, non loin de l’escroc luxembourgeois Junker, entre des trottoirs vides, pour des raisons certes de sécurité mais sympolisant la coupure profonde de ce triste aéropage avec le peuple.

Répondant au choc des attentats, qui a brutalement précipité sur le territoire français, jusque-là protégé, les atroces violences qui se perpètrent au Moyen-Orient et dans le Donbass, sans que cela émeuve une presse qui prétend bénéficier de la “liberté d’expression” et que cela mette dans la rue ces mêmes soudain “tous Charlie”, gageons que cette marche “unitaire et républicaine” sera sans lendemain. Car dès le 9 janvier, après l’assaut donné aux terroristes, la même ritournelle négationniste sur “il faut refuser les amalgames” et sur “la France républicaine de la diversité” reprenait, laissant de côté la question : quelle leçon tirer de ces attentats ? Et encore plus celle-ci : à qui profite le crime ? Un négationnisme qui persite à refuser de nommer la menace islamiste, pour n’y voir qu’un problème de délinquance, et à refuser de se colleter avec la réalité des difficultés de l’intégration de l’immigration en provenance d’Afrique, vivant aux marges du pays dans des zones de non-droit que la presse russe nomme des enclaves, où elle trouve son terreau et où prospèrent les agents recruteurs du djihadisme, venus des dictatures théocratiques du Moyen-Orient, alliées de l’Occident, ou de la fondation américaine du spéculateur “philanthrope” Georges Soros.

Dès le 9 janvier, le motif de la récupération politique de l’événement était dans les bouches de Valls et consorts : “Nous avons vécu un 11 septembre à la française, nous devons comme les Américains prendre des mesures, l’équivalent du Patriot Act”. Et Cazeneuve de réunir tous ses collègues de l’Intérieur de l’Union européenne, avec les ministre… de la Justice américain, à l’exception des Russes, qui ont pourtant une expertise en la matière… Et c’est là que le crime prend son plus grand éclairage. Réfléchissons un peu à la séquence des événements : depuis sa visite surprise à Vladimir Poutine le 6 décembre à son retour du Kazakhstan, où il avait coiffé la chapka, Hollande semblait favorable à un rapprochement avec la Russie. Au grand dam de l'”allié” américain qui tient à cet élément de la guerre hybride obstinée qu’il mène contre la Russie depuis l’élection de Vladimir Poutine en 2012. Le 5 janvier au matin, Hollande en mal de remontée dans les sondages déclare sur France-Inter qu’il est partisan d’une levée des sanctions préjudiciables à l’économie européenne. Deux jours après, le drame éclate, obligeant ce curieux personnage, qui semble tout droit sorti d’une sombre comédie de Molière, à changer son fusil d’épaule, se frottant les mains d’une aubaine qui pourrait lui assurer une remontée plus grande encore.

Cela faisait des années que Charb, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo, était dans le collimateur d’Al Qaïda, pour sa reprise intransigeante de la ligne anti-islamiste imprimée au journal par l’humoriste Philippe Val, jusqu’à son départ en 2009, après avoir gagné le procès en diffamation que lui avaient intenté des organisations musulmanes pour avoir publié des caricatures de Mahomet. Pourquoi les frères Kouachi passent-ils soudain à l’action le 7 janvier ? En tout cas cet attentat, et les menaces de l’Etat islamique diffusées par le renseignement américain, obligent soudain français et européens à penser un système de sécurité commune, se combinant avec le très confidentiel Traité de libre échange transatlantique, et à chercher une réponse vers toujours plus d’Union européenne à la crise mortelle qu’elle traverse en attendant le coup de grâce que lui préparent les Grecs le 25 janvier. Il n’y a donc pas de temps à perdre…

Mais revenons aux erreurs qui nous ont menés jusqu’à ce 7 janvier fatidique. A commencer par celle dont il est tout de même curieux de s’étonner : que des jeunes de la communauté musulmane s’engagent pour rejoindre les rangs d’Al Qaïda ou de l’Etat islamique quand les Etats occidentaux, et l’Etat français en particulier, ont armé et soutenu les terroristes en Syrie contre Assad, accusé d’assassiner son peuple, alors que lui-même mène une guerre contre ces mêmes terroristes pour maintenir l’unité multiconfessionnelle du pays. Et pourquoi s’étonner du refus de voir la réalité de l’islamisme en face, sous prétexte de refus de l’amalgame, alors que les premières victimes de l’islamisme au Moyen-Orient sont les musulmans eux-mêmes, quand le ministre de l’Intérieur Sarkozy a donné la preuve de son ignorance en la matière, lorsque Jean-Jacques Bourdin lui a demandé en 2007 sur RMC si Al Qaïda était composé de chiites ou de sunnites ? Un comble pour quelqu’un qui allait devenir président de la république française – Etat qui tout de même entretient des relations multiséculaires avec le monde musulman – et qui, dans ces fonctions, a introduit les islamistes de l’UOIF, de la mouvance Frères musulmans, au sein du Conseil français du culte musulman. Ignorance qui ne se départit pas de vénalité lorsque l’on sait que sa présidence a été l’occasion de marchés fructueux en France pour les fonds d’investissement qataris.

Dès le lendemain de l’attentat, Valls a évoqué une faille dans le renseignement français, dont on sait que le même Sarkozy a opéré une réorganisation préjudiciable à son efficacité et au suivi des dossiers. Comme dans l’affaire Mehra, les frères Kouachi avaient cessé de faire l’objet d’une surveillance alors que l’on savait qu’au moins l’un d’entre eux avait été formé au Yémen par Al Qaïda. La police, dont l’on sait qu’elle a déserté les dites enclaves, est découragée de voir les délinquants qu’elle réussit à arrêter aussitôt relâchés par une justice laxiste, et elle est bien mal équipée moralement, mais aussi matériellement. Le matin du 7 janvier, il suffit de regarder sur un plan pour voir que la rue Nicolas Appert est en fait un cul de sac et qu’il n’était pas difficile de contôler les issues pour empêcher les Kouachi de sortir. Une voiture de police arrivée en face du commando dans l’Allée Verte a en fait reculé, en percutant une autre, lui laissant le passage sur un boulevard Richard-Lenoir rendu exigu par le terre-plein. Là, les témoins ont vu la police reculer, se protégeant dans la verdure, à l’exception du policier Ahmed Merabet, lâchement achevé d’une balle dans la tête alors qu’il était tombé sur le trottoir. Et comment se fait-il que les forces de l’ordre aient été prises de court et n’aient pas réagi sur le moment comme il le fallait ? N’y avait-il pas une alerte d’attentat ? Charlie-Hebdo et son rédacteur en chef Charb n’étaient-ils pas des cibles désignées ? Les trois attentats des marchés de Noël n’étaient-ils pas des signes avant-coureurs que la doxa négationniste s’est empressée d’écarter ?

Mais, plus profondes, il y a les erreurs, les fautes même, qui tiennent à l’identité française. A commencer par ce trait sympathique quand il n’est pas grinçant, la raillerie, un humour qui peut parfois aller jusqu’à l’agression. L’on se souvient d’une récente polémique à propos de ces humoristes professionnels, lointains descendants des chansonniers, dans la veine de la verve française. Jusqu’à se demander s’ils étaient bien dans leur rôle à faire rire de tout en permanence, appointés pour cela en fonctionnaires du rire obligatoire dans différentes radios périphérique, jusqu’à réduire l’humour à l’insulte dont certains hommes politiques étaient la cible. Les dessins de Charlie-Hebdo avaient à voir avec ça et l’on sait que le rire aime bien prendre pour cible le sacré. Au Moyen-Âge les curés avaient d’ailleurs pour obligation de faire rire en chaire leurs paroissiens en le tournant en dérision. Une époque où l’on jurait par le cudieu, le cul de Dieu. Il faut évoquer aussi un autre sport national : celui de la campagne menée par Voltaire, pour revenir au boulevard où s’est déroulé la “marche républicaine”, contre l'”infâme”, cette lutte acharnée contre la tradition spirituelle et religieuse de la France, “fille aînée de l’église”, au terme de laquelle un compromis a pu être trouvé dans la laïcité. Cette histoire, la population qui est venue nous rejoindre à partir des années 70, elle ne la connaît pas. L’on a pas encore pris, me semble-t-il, la mesure du choc culturel qu’a été la mise en contact de populations venant des campagnes du Maghreb ces années-là, foncièrement conservatrice, outre l’héritage colonial et celui de la guerre d’Algérie, avec ce qu’était alors en train de devenir la France dans cet après-68. Jusqu’à devenir la France de la relativité des valeurs jusifiée dans la notion commode de “post-modernisme”, la France du mariage homosexuel et de la Gestation pour autrui, devenue lapidairement la “GPA”, cette marchandisation du corps humain pour combler le vide des vies avec des poupées humaines. N’y a-t-il pas là aussi un terreau pour le rejet de la France par ceux qui vont se réfugier dans l’islamisme violent ?

Et il y a une vraie violence à se moquer de la religion musulmane, pour ceux qui ne comprennent pas cet humour. Une violence que l’on pourrait même qualifier de colonialiste, qui participe en tout cas de ce sentiment que la France est arrivée au terme d’une évolution que tout le monde doit suivre. Lorsqu’un Jean-Michel Ribes se moque de la religion chrétienne dans Golgotha picnic en 2011, il le fait à bon compte, il sait bien qu’il ne risque que quelques prières sur le rond-point en face de son théâtre. Ce bouffeur de curé au petit pied, que l’on voit souvent ergoter sur les plateaux télé, n’a pas eu le courage de Charb et des autres, qui sont allés jusqu’au bout, provoquant ce qui est finalement arrivé.

Il est temps de rappeler ici un autre trait de l’identité française, qui peut devenir un défaut lorsqu’elle est trop sèche et qu’elle tue le sentiment, qui fut aussi une qualité française, c’est celui de la raison. Il faut y revenir, et s’interroger sur ce que sont devenues ces valeurs fondées par le peuple français au terme d’une longue histoire : la démocratie et la liberté d’expression qui hantent actuellement les discours tant elles paraissent en danger. Mais c’est parce qu’elles ont devenues une fiction. Qui décide actuellement ? Lorsque le peuple français rejette la constitution européenne en 2005, le même Sarkozy fait voter le même texte par les parlements en 2007. Les Grecs s’apprêtent-ils à voter dans à peine deux semaines pour le parti anti-austérité Syriza ? Merkell menace d’exclure la Grèce de la zone euro, s’ingérant de façon fort peu démocratique dans le scrutin d’un Etat souverain. Quant à la liberté d’expression, il suffit de lire ou d’écouter ce qui se dit dans les médias en France sur la guerre en Syrie, la crise ukrainienne et la guerre dans le Donbass ou les attentats que nous venons de vivre, pour se rendre compte qu’elle n’existe plus qu’à l’état de droit abstrait.

Le retour à la raison permettrait d’aborder calmement, posément la question de l’intégration de l’islam en France, sans jouer sur les mots “islam de/en France”, en proposant sa réforme dans un dialogue avec l’ensemble des religions. A commencer par une stricte séparation entre ce qui est de l’ordre de la spiritualité et ce qui est de l’ordre de la législation qui devra clairement être abandonné au profit de la loi pour tous, la loi française. La possible réforme de l’islam dans le cadre d’un dialogue avec les religions vient de ce que comme le christianisme ou le judaïsme, elle est une religion fondée sur un livre, donc  une religion du commentaire. Cela permettrait d’opérer une stricte séparation entre l’islam et l’islamisme, que des autorités formées dans le cadre de ce dialogue doivent fermement condamner et combattre par l’argumentation et le commentaire. Pour le reste, un travail doit être mené pour repérer les filères de recrutement, au départ d’endoctrinement, du djihad, de recrues potentielles envoyées ensuite faire de la formation militaire sur le terrain comme à la frontière turco-syrienne par exemple, et la loi doit sévir sans faille.

L’école doit aussi être reconstruite, car il ne sert à rien de le nier, elle a été détruite, empêchant l’intégration républicaine des jeunes issus de l’immigration. Il faut se soucier de leur connaissance de leur langue et de leur culture d’origine, mais aussi et surtout leur apprendre la langue et la culture françaises dans toutes leurs dimensions et ne pas en avoir honte, meilleure manière de provoquer le rejet. A une époque, celle des années 90, où de mauvais génies ont travaillé à détruire l’école de la République, l’on prétendait qu’il fallait désormais se mettre à l’étude de l’anglais et que de toutes façons l'”on apprendrait pas la littérature française aux Beurs”. Et ce sont des enseignants de gauche, que l’on me pardonne ce pléonasme, sous un gouvernement socialiste qui imposaient ce point de vue.

Enfin, il faut réinventer la laïcité. Au cours des heures de télévision consacrées à l’événement que nous venons de traverser, l’on a entendu le témoignage émouvant de Jeannette Bougrab, ancienne ministre de Sarkozy, qui, évoquant la mémoire de Charb, a répété que celui-ci était allé jusqu’au bout de son combat pour imposer le droit de rire de Mahomet tels que l’entendent les islamistes, parce qu’il était laïc. Je pense qu’il y a là une confusion : la laïcité c’est le respect des religions, c’est-à-dire de l’exercice d’une spiritualité, dans le respect de la loi commune. L’islamisme déborde de cette conception de la religion comme spiritualité : il faut le lui faire entendre par la raison, et s’il n’entend pas, il y a les lois et leur application stricte pour cela. Ce qui n’ôte rien au courage de Charb, auquel je rends ici hommage, ainsi qu’à tous ceux qui ont été lâchement assassinés par ceux qui n’ont en fait de dieu que le culte de la force et de la violence. Et je rends tout particulièrement hommage à Georges Wolinski, dont je ne lisais plus les dessins depuis des années, mais dont j’appréciais la finesse, et qui m’a fait éclater de rire jusqu’à son dernier dessin, consacré à Hollande, une petite BD en fait, en quatre vignettes qui disent tout, où l’on voit celui-ci chevaucher un scooter en forme de 2015, pour finir par arriver au bord d’un précipice.

Frédéric Saillot
12 janvier 2015