Où va la Fédération de Russie ?

Lors de sa conférence de presse le 20 décembre dernier (1), qui a tout de même duré près de quatre heures et constitue en soi une performance inégalée, Vladimir Poutine, régulièrement enrhumé l’hiver, est apparu quelque peu vieilli et fatigué. D’emblée, après qu’il ait brièvement donné les chiffres de la situation économique du pays, notamment une croissance générale de 1,7 % cette année et de 1,8 % prévus l’an prochain, légèrement supérieure dans le secteur industriel, de 2,1 % cette année à 2,9 % prévus l’an prochain, tandis qu’après une longue “pause” les salaires ont augmenté de 0,5 %, il donne la parole à la salle, où sont massés quelque 1700 journalistes locaux et étrangers. Le maître de cérémonie, Dimitri Peskov, accordant la priorité à ceux du pôle présidentiel, invite alors l’agence “ITAR-TASS”, qu’il présente comme “l’agence d’information de l’Etat”, à poser la première question. Commettant là un lapsus, sans doute volontaire, car l’agence en question a pour actuelle dénomination “TASS”, ce qui, curieusement, signifie “Agence Télégraphique de l’Union Soviétique”. En effet, après la révolution anti-totalitaire de 1991 qui a mis fin précisément à l’URSS, l’agence TASS est devenue agence ITAR-TASS, “ITAR” signifiant “Agence Russe d’Information Télégraphique”. Mais en 2014, elle reprend sa dénomination de l’époque de la guerre froide. C’est d’ailleurs au même moment que Poutine décide de fusionner les agences Ria-Novosti et Voix de la Russie dans le conglomérat Rossiya Segodnia, dont la direction est confiée au journaliste Dimitri Kisselev, afin de créer des sites, des radio et des télés Sputnik et autre Russia Today partout dans le monde.

La journaliste de TASS demande alors au président s’il est raisonnable de dépenser des sommes exorbitantes pour réaliser “l’oukase de mai” 2018, fixant les objectifs de développement du nouveau gouvernement d’ici 2024 en matière sociale, économique, technique et scientifique, alors que le Conseil d’Etat émet des doutes sur la possibilité de sa réalisation et sur la pertinence de ses objectifs, et alors que le tout nouveau président de la Cour des comptes, le “libéral pétersbourgeois” canal historique Alexeï Koudrine, comme l’est d’ailleurs Poutine, déclare qu’il est impossible d’en évaluer la faisabilité. Ce nouvel “oukase de mai”, pris juste après sa réélection en mars, fait suite à celui que le président russe avait pris après son élection en 2012, dont lui même a reconnu lors de son discours devant l’assemblée fédérale le 1er mars 2018, que les objectifs n’avaient pas été atteints (2). Lassé, il répond que, comme il l’a mainte et mainte fois répété, il faut à la Russie réaliser une “percée”, faire un bond dans le nouvel ordre technologique, sauf à compromettre son avenir. Pour cela des fonds ont été mobilisés tout au long de l’année 2017, il s’agit donc de répartir l’équivalent de 270 milliards d’euros pour le plan de développement ainsi que 65 milliards pour celui des infrastructures. Raison pour laquelle il y a eu peu de changements dans le nouveau gouvernement, afin d’assurer le suivi de l’utilisation des crédits jusqu’en 2024, notamment dans leur distribution dans les régions, et de procéder aux correctifs éventuels. Et Poutine de se montrer délibérément volontariste : si certains doutent de la possibilité de réalisation de ce programme, et il ne voit personne dans ce cas, qu’ils laissent la place à d’autres, plus optimistes. Pour conclure : “si l’on ne se fixe pas des objectifs ambitieux, on n’arrivera à rien”. L’ambition étant l’autre maître mot de son discours électoral du 1er mars dernier.

C’est alors que la parole est donnée à Pavel Zaroubine, le jeune journaliste politique vedette de la chaîne de télévision d’Etat Rossiya 1, co-animateur de la toute récente émission intitulée “Mocou-Kremlin-Poutine”, consacrée aux temps forts du programme hebdomadaire du président, qu’il suit dans tous ses déplacements. L’autre co-animateur de l’émission étant le journaliste éprouvé Vladimir Soloviev, dont le talk-show “Dimanche soir avec Vladimir Soloviev” suit juste après, alors que le pot-pourri des “Nouvelles de la semaine” est présenté juste avant par le maître de Rossiya Segodnia, Dimitri Kisselev. Ce qui fait de cette soirée dominicale, diffusée internationalement sur la chaîne RTR-Planeta, une solide défense et illustration de l’action du président et du point de vue gouvernemental sur l’actualité internationale. Mais soudain Zaroubine sort du rôle de premier de la classe qui lui est réservé, pour insister à voix forte sur le thème entamé par sa collègue, développant une question en forme de réquisitoire : “de nombreux experts, dont Koudrine, observent que depuis dix ans l’économie russe ne croît en moyenne que de 1 %, ce qui signifie du sur place, voire de la stagnation. Vous fixez comme objectif une ‘percée’, mais pour cela il faut au moins une croissance de quatre à cinq fois plus grande. Or la croissance prévue les prochaines années est de 2 % : sur quoi donc le gouvernement se fonde-t-il pour faire ses prévisions et planifier ses activités ? La ‘percée’ dont il est question est-elle possible sur cette base ? Autrement dit l’économie continuera-t-elle à se développer sur le principe : on met de côté sur les excédents pétroliers et on le dépense quand bon nous semble ?” Et il assène pour finir une question pleine de sous-entendu : “Dans l’ensemble, êtes-vous satisfait du gouvernement Medvedev ?”

Peskov, pour ménager une transition, s’adresse aussitôt à la salle : “Chers amis, ayez de la considération l’un pour l’autre, ne posez qu’une question à la fois”. Poutine, d’une voix cassée, entame alors une réponse hésitante, se raclant la gorge à de nombreuses reprises. “D’abord une croissance de 1 %, c’est ce qu’on a eu quand quand Koudrine était vice-premier ministre, donc ‘il ne faut pas s’en prendre au miroir si la gueule n’est pas belle’ comme on dit chez nous”, commence-t-il par lancer, retournant le compliment. Puis, malgré toute sa considération pour son ‘camarade’ Koudrine, il objecte qu’il ne faut pas raisonner mécaniquement, faisant observer que les variations du chiffre de la croissance russe entre 2008 et 2018 sont liées à la crise financière globale, soulignant qu’elle venait de l’extérieur, entraînant une chute de 7,8 points de croissance en Russie, après quoi elle a repris modérément. Il rappelle enfin qu'”en 2014-2015 il y a eu la chute du prix du pétrole, notre principal produit à l’export”. C’est pourquoi l’évolution du taux de croissance, nécessaire à la réalisation de cette “percée”, ne peut être garantie si l’on ne change pas la structure de l’économie. C’est à cela que va servir le plan de développement, à changer cette structure de l’économie en lui donnant un caractère d’innovation, ce qui aura un effet positif sur une croissance dont il confirme qu’elle sera de 2 % dans les deux prochaines années, mais que dès 2021, le gouvernement l’a planifiée à 3 % et plus encore les années suivantes. Poutine envisage donc que la Russie réoccupe la cinquième place en volume de production, et même qu’elle fasse son entrée parmi les clubs de 1ère division de l’économie mondiale.

Zaroubine lui redemande alors si dans l’ensemble il est satisfait du gouvernement Mevedev, à quoi Poutine répond laconiquement que oui. Il n’a cependant pas parlé des conséquences des sanctions sur l’économie russe. La question viendra plus tard, de la part d’une journaliste de l’agence Ria Novosti, laquelle a été maintenue en Russie, distribuant ses dépêches sur l’ensemble du réseau international de Rossiya Segodnia, où elles ne sont cependant qu’en partie traduites dans les langues locales. Poutine commence par lui rappeler que la Russie a toujours vécu sous la contrainte de sanctions, au XIXème comme au XXème siècle : “c’est dû au développement de sa puissance, à l’augmentation de sa compétitivité, au refus d’avoir à compter avec elle dans le jeu des puissances. On a récemment pensé qu’elle avait disparu, et il s’est avéré que non, qu’il fallait toujours compter avec elle”. Et Poutine d’argumenter que cette volonté de puissance ne viendrait pas de son gouvernement, mais du peuple, dont il défend les intérêts : “nous avons 160 millions d’habitants, ce n’est donc pas par un quelconque caprice du gouvernement, ce sont les intérêts du peuple que nous défendons”. Quant aux conséquences sur l’économie russe, celle-ci “s’est adaptée à ces contraintes extérieures : comme je l’ai rappelé précédemment, après la crise de 2008-2009, notre PIB est tombé de 7,8 %, alors qu’il n’y avait aucune sanction. Après leur introduction, la chute a été de 2,5 %”. Et les conséquences des sanctions en Occident relativise selon lui leur effet en Russie : “d’après les données du parlement européen, les pertes de l’économie européenne dues aux sanction prises contre la Russie sont évaluées à 50 milliards d’euros”.

Les questions de politique intérieure et d’économie seront nombreuses aux cours de cette conférence de presse, reflétant l’actuelle évolution des préoccupations de la société russe, telles que les révèle une étude récente, réalisée sur des échantillons variés de population au cours des six mois précédents par des économistes et des psychologues et présentée le 24 décembre dernier sous le titre : “Tournant automnal dans l’état d’esprit des Russes : une flambée éphémère ou une nouvelle tendance ?” (3). Cette étude, comparant les réponses données en mai et celles données en octobre-novembre aux mêmes questions, révèle “une baisse d’intérêt des Russes pour la politique extérieure, une hausse du mécontentement concernant la politique intérieure et une chute de l’espoir d’une aide de l’Etat. (…) Dans l’enquête de mai, les sondés n’étaient pas encore pessimistes quant à l’avenir, mais déjà dans celle d’octobre une majorité (68 %) était négativement disposés sur ce sujet. Dans les cinq prochaines années, ils voient la Russie s’affaiblissant et stoppant sa croissance par comparaison avec d’autres pays, un Etat dont la population est apeurée et n’a pas droit à la parole”.

Cinq années, c’est la durée du nouveau, et dernier, mandat du président Poutine. C’est dire l’enjeu de ce nouvel “oukase de mai”. D’autant plus que l’étude révèle qu'”à la demande d’un leader fort s’est fortement substituée celle de la justice. Une demande de justice distributive (une répartition équitable des revenus et des actifs) a remplacé celle d’une justice procédurale (l’égalité de tous devant la loi). Pour l’ensemble des sondés les besoins physiques et les soins de l’Etat sont moins importants que le besoin de respect, de liberté et de leaders capables de faire preuve de ces valeurs. Les déclarations brutales de certains fonctionnaires sur le sujet social – sur la possibilité de vivre avec cinquante euros par mois en mangeant des pâtes etc. – causent une irritation croissante. Concernant l’augmentation de l’âge de la retraite – de 60 à 65 ans pour les hommes et de cinquante-cinq à soixante pour les femmes – les sondés critiquent la confidentialité et la brutalité de la décision”. Décision prise par Poutine juste après sa réélection, lui valant une chute brutale dans les sondages dont on a peu parlé dans la presse russe.

Mais revenons à sa conférence de presse du 20 décembre, celui-ci semble reprendre du poil de la bête lorsqu’un journaliste d’une autre chaîne de la télévision d’Etat, Pierviy Kanal, lui demande comment il pourrait calmer la peur qui monte dans la société russe de la possibilité d’une guerre nucléaire. Poutine reconnaît qu’il y a un danger, qui réside d’abord dans l’effondrement de tout le système international de limitation des armements. Puis il revient sur ce qui avait fait le clou de son discours du 1er mars devant l’assemblée fédérale, pour y mettre un bémol : la sortie des Etats-Unis du traité sur la défense anti-missile, selon Poutine la pierre angulaire de la non-dissémination et de la limitation de la course aux armements, qui s’est traduite par la mise en place d’un bouclier anti-missile autour de la Russie, et de la Chine, a obligé la Russie à créer un armement pour le surpasser. C’est chose faite avec les nouvelles armes hypersoniques et pour la plupart non-balistiques, c’est-à-dire imprévisibles, dont il a fait triomphalement le détail le 1er mars (2). Mais cette fois ce n’est pas pour s’en vanter, mais pour modestement reconnaître que cela donne “une prééminence à la Russie, oui, c’est vrai. Il n’y a pas de tels systèmes d’armement actuellement dans le monde. Il y en aura dans les pays dirigeants, mais pas pour l’instant. Dans ce sens il s’agit d’une prééminence limitée”, fait-il remarquer, ne lui accordant qu’un rôle dissuasif d'”égalisation des parités”. “Il s’agit de maintenir la parité, rien de plus, rassure-t-il”.

Ceci sans doute pour faire porter le chapeau à “Donald” et aux Américains qui, poursuit-il, sont sortis en octobre dernier de l’Accord pour l’élimination des missiles de moyenne et petite portée (Traité FNI) : “si des missiles font leur apparition en Europe, que nous faudra-t-il faire ? Naturellement garantir notre sécurité. Qu’ils se mettent à piailler ensuite, que nous cherchons une prééminence : nous ne le recherchons pas, martèle-t-il, nous conservons l’équilibre et nous garantissons notre sécurité”. Un autre volet de l’insécurité réside dans l’absence de négociations sur la prolongation du Traité Start 3, concernant la réduction des armes stratégiques, pris entre Medvedev et Obama en 2011, qui arrive à échéance dans deux ans : “Vous n’y êtes pas intéressés ? – interroge-t-il ses “partenaires” in abstentia dans une manière de prosopopée – Ce n’est pas nécessaire ? Ok, passons, nous allons assurer notre sécurité, nous savons comment faire. Mais pour l’humanité en général c’est très mauvais, ça nous conduit sur une ligne extrêmement dangereuse”. Poutine cite enfin un dernier élément d’insécurité croissante, la tendance à abaisser le seuil d’utilisation de l’arme nucléaire par création de charges de puissance réduite aux fins d’utilisation tactique, dont certains analystes à l’Ouest banalisent l’éventualité, ce qui peut conduire à la catastrophe. Surtout que si un missile balistique est lancé, muni d’une charge nucléaire ou pas, comme il en est également question, “le système de détection va définir sa trajectoire et le lieu d’impact de la tête. Tout ça est à la limite de l’erreur, c’est terrible, il ne faut pas en arriver là”.

L’on se souvient que le discours du 1er mars avait présenté ce nouvel armement russe à un plan expérimental. Une semaine après sa conférence de presse, Poutine supervise le 26 décembre un test de lancement du système de missiles hypersonique non-balistique “Avant-garde” qui, parti du nord du Kazakhstan, atteint sa cible au Kamtchtka, à une distance de 6000 km et à une vitesse évaluée à 27 Mach, soit à plus de 30 000 km/heure. Commençant par remercier tous ceux qui ont concouru à sa fabrication (4), il souligne que ce résultat est dû “à une décision de ‘percer’ dans les principales directions”, déclarant que “le nouveau système ‘Avant-garde’ est invulnérable à tout système anti-missile présent et futur d’un éventuel adversaire. C’est un grand progrès et une grande victoire !” Tant il est vrai que ce jeu de la main chaude dans la course à la prééminence stratégique s’avère en fait une guerre qui n’a pas lieu, toujours sur le point d’avoir lieu. Et Poutine d’assurer que “l’an prochain le système ‘Avant-garde’ entrera en vigueur dans l’armée. Un régiment sera formé pour le mettre en service de combat. Ensuite nous travaillerons à ce qui est prévu pour ce système et pour d’autres systèmes d’armement en vue d’équiper l’armée et la flotte”. Et de s’écrier : “c’est un fantastique cadeau au pays pour cette nouvelle année !”

Dans ces conditions, l’on se demande si, le principe de dissuasion qui avait donné son cadre à la guerre froide étant ici réactivé, la constitution de blocs vivant dans la relative coexistence autorisée par cet équilibre de la terreur ne vont pas réapparaître. Alors que selon un sondage récent du Centre Levada, le nombre de Russes estimant qu’une amélioration des relations avec les USA et l’UE est absolument indispensable a crû de 24 à 36 % en un an (5). Une question surgit cependant lors de la conférence de presse, décelée par Poutine sur un carton brandi dans la salle dans le tumulte précédant une nouvelle question, tandis que Peskov s’apprête à donner la parole : “Une minute, attendez, je vois écrit sur une pancarte ‘KGB et enfants’. C’est aujourd’hui le 20 décembre, précisément l’anniversaire de la Tchéka. Les agents du KGB sont des enfants ? Qu’est-ce que vous voulez dire là-bas ? Donnez lui s’il vous plaît le micro”. Un homme, qui ne se nomme pas, ni non plus sa rédaction, et que ni Poutine ni Peskov n’interrogent à ce sujet comme ils le font pourtant régulièrement, se lève, les caméras fixant son visage hâve et ses yeux très bleus, qui déclare d’une voix douce, avec un léger sourire : “Comme me le disait l’une de mes excellentes relations, ‘nous sommes tous des enfants du KGB, seulement la vie nous a éduqués autrement’…” Poutine l’interrompt : “Si vous êtes des enfants du KGB, alors la vie vous éduque comme le KGB doit éduquer”. L’homme reprend, qui ne s’est toujours pas nommé : “Vladimir Vladimirovitch, il y a actuellement dans la société une demande extrêmement forte pour la justice sociale. D’après les données du Centre Levada, si je me souviens bien, 66 % se rappellent avec nostalgie l’Union soviétique. Ma question est simple : pensez-vous que la restauration du socialisme soit possible en Russie ?”

Poutine répond sans hésiter : “Je pense que ce n’est pas possible”. Et il explique : “il me semble que les profonds changements de la société sont tels que la restauration du socialisme, au sens où vous le comprenez, n’est pas possible. Sont possibles des éléments de socialisation de l’économie, du domaine social, mais c’est lié à des dépenses plus importantes que les revenus et, en fin de compte, à une impasse dans l’économie. Voilà à quoi c’est lié. Mais une répartition juste des richesses, une relation fondée sur la justice, avec les gens qui vivent en deçà du seuil de pauvreté, la mise en place d’une politique de l’Etat destinée à réduire au minimum la quantité de gens qui vivent en deçà du seuil de pauvreté, la mise à couvert de la grande majorité des gens par des services de santé, d’éducation dans des conditions acceptables, si l’on parle de socialisation dans ce sens-là, je veux vous rassurer, nous conduisons précisément une politique de ce type à l’heure actuelle. C’est justement dans cette direction, à un degré significatif, que sont orientés nos projets nationaux, ceux dont nous avons parlé au tout début de notre rencontre”.

Le retour à un socialisme tel que l’entend son interlocuteur, celui du KGB, n’est pas possible selon Poutine, “tant les changements dans la société ont été profonds”, et ce, convient-il de préciser, depuis la révolution anti-totalitaire de 1991. Cela ne l’empêche pas de rappeler que le jour où il tient sa conférence de presse “est celui de la Tchéka”, fondée par le criminel de masse Felix Dzerzinski à la tête de sa bande d’hommes de main le 20 décembre 1917, dont Poutine a fêté le centenaire le 20 décembre 2017, devant les organes de sécurité de la Fédération de Russie, comme il le fait régulièrement chaque année le 20 décembre, parmi lesquels le FSB, héritier de fait de la Tchéka (6). Certes le FSB n’est pas la Tchéka, ni le Guépéou qui a pris sa succession, ni peut-être même le KGB, pour partie à l’initiative selon certains de l’évolution démocratique de l’URSS qui a conduit à sa fin, mais l’on se demande si l’absence de solution de continuité entre le passé totalitaire et la situation actuelle de la Fédération de Russie n’entretient pas une ambiguïté, source de difficultés tant sur le plan intérieur que sur le plan international. Ambiguïté dont le président lui-même, résolument libéral sur le plan économique et on peut le penser sur le plan politique, n’est pas lui-même dépourvu lorsqu’il prétend, à une question posée pendant la conférence de presse sur la création d’une église ukrainienne autocéphale, que “c’est une ingérence directe de l’Etat dans l’église et dans la vie religieuse”, ce qui est juste. Mais lorsqu’il ajoute qu'”une ingérence de cette sorte il n’y en a jamais eu même à l’époque de l’Union soviétique”, l’on se demande si selon lui, l’extermination dont a été alors victime l’église orthodoxe, jusqu’à ce que Staline songe à en utiliser les restes en juin 41 pour donner une dimension patriotique à la riposte à l’invasion allemande, n’est pas une “ingérence directe”. Sans compter l’implication ultérieure du KGB et les persécutions qui n’ont jamais réellement cessé jusqu’à l’époque de Khrouchtchev.

L’on peut d’ailleurs observer que curieusement les talk-shows de la télévision d’Etat travaillent à toujours davantage donner une vision positive de l’Union soviétique, ce qui passe par une révision négationniste du passé totalitaire, comme c’est désormais régulièrement le cas dans les “Soirées avec Vladimir Soloviev” ou dans les “Nouvelles de la semaine” de Dimitri Kisselev, allant même jusqu’à envisager ces derniers temps une manière de restauration de l’Union soviétique sur le modèle chinois. L’émission de Soloviev avait pourtant l’avantage de parfois réunir de bons spécialistes sur des questions de politique internationale. Lui même économiste de formation, il avait au départ une relation mesurée au passé du pays, en pointant l’impasse économique où le communisme l’avait conduit, tout en en retenant certains aspects positifs. Le point de rupture a été la crise ukrainienne de 2014 et l’évolution d’une situation qui n’a cessé de se dégrader depuis, du fait du refus de Kiev de remplir ses obligations à l’égard des accords de Minsk et du fait de l’adoption croissante par Porochenko, pour sa réélection, d’éléments du programme des radicaux se référant au passé collaborationniste de l’OUN UPA de Stepan Bandera. Au lieu d’argumenter sur la base des principes démocratiques, Soloviev et ses habitués, de plus en plus exclusivement des hommes de la dernière génération adulte à l’époque de l’URSS, à vrai dire un club de vieux réacs, rejouent à la “grande guerre patriotique” telle qu’ils la conçoivent et déroulent un argumentaire à la gloire de l’Union soviétique. Sans se rendre compte du caractère totalement improductif de leur exercice d’auto-persuasion, qui confine au bashing permanent et inaudible.

L’on peut cependant espérer que le recul des néoconservateurs aux Etats-Unis et de leurs réseaux en Europe, permette d’entamer un nouveau dialogue avec la Russie, de façon à contrer ce retour à la logique des blocs. La crise de l’Union européenne et l’évolution catastrophique de la situation en Ukraine, pourraient mettre un terme, à l’occasion des présidentielles ukrainiennes du 31 mars prochain, à cette politique de confrontation avec la Russie, dont l’Union européenne, alors qu’elle a été justement créée pour pacifier le continent, a pris l’initiative avec l’Amérique d’Obama et de Clinton, en inspirant la mobilisation du Maïdan à l’hiver 2014 et le coup d’Etat qui s’en est suivi. Une interview récente de l’ancien président polonais Lech Walesa accordée à l’agence Ria Novosti va dans ce sens, suggérant l’ouverture d’un dialogue entre lui et le président Poutine, la Pologne n’ayant pas joué le moindre rôle dans la politique de “cordon sanitaire contre la Russie” dans l’offensive de l’Union européenne en Ukraine (7). Car l’avenir de la Fédération de Russie n’est sans doute pas dans la participation à un bloc avec la Chine, engagée depuis le congrès du parti communiste chinois d’octobre 2017, donnant les pleins pouvoirs pour une durée indéterminée à son secrétaire général Xi Jinping, dans une inquiétante politique d’hégémonie (8).

Frédéric Saillot, le 8 janvier 2019.

(1) http://kremlin.ru/events/president/transcripts/press_conferences/59455
(2) http://www.eurasiexpress.fr/du-coulage-du-koursk-a-la-panoplie-anti-anti-missile-les-enjeux-de-la-presidentielle-russe/
(3) https://www.rbc.ru/politics/24/12/2018/5c1d29539a794781b1a778d9
(4) http://special.kremlin.ru/events/president/transcripts/59519
(5) https://www.kommersant.ru/doc/3821121
(6) https://ria.ru/20171220/1511296851.html
(7) https://ria.ru/20181226/1548670144.html

(8) L’image illustrant cet article est extraite du documentaire d’Arte : “Le monde selon Xi Jinping” : https://www.youtube.com/watch?v=ow_tQQzukfQ