Pour une intelligence économique française

Invitée par le Cercle Nation République présidé par Jacques Myard, Claude Revel a tenu lundi 10 février à la questure de l’Assemblée nationale une conférence sur l’intelligence économique (i. e.). Cette ancienne haute fonctionnaire vient tout juste de quitter la Cour des comptes, ce qui lui permet de sortir de son obligation de réserve. Elle a donc développé quelques points de ce que sa riche expérience en la matière lui a permis d’engranger.
Dès 1989, elle a en effet créé une cellule mutualisée de veille puis d’i. e., l’OBSIC, entre les entreprises majors de la construction française. Fin 2003, elle a créé son propre cabinet, Iris Action, spécialisé dans l’intelligence internationale professionnelle. Le 29 mai 2013, elle a été nommée Déléguée interministérielle à l’i. e. (D2IE), puis par décret en date 25 juin 2015 conseillère maître en service extraordinaire à la Cour des comptes. Elle est par ailleurs membre et Directrice de recherches du CF2R (Centre de Recherche Français sur le Renseignement) créé et dirigé par Éric Denécé et a publié un certain nombre d’ouvrage sur l’i. e.

Selon elle “l’i. e. consiste dans le traitement et l’exploitation d’informations stratégiques liées à la défense des intérêts publics ou privés dans la compétition mondiale. L’i. e. cherche à établir des liens entre des investissements économiques étrangers et une influence plus politique ou plus culturelle. Par exemple entre des demandes d’inscription d’étudiants étrangers dans des établissements d’enseignement supérieur et la présence à côté de certaines entreprises où ils demandent à faire des stages. L’i. e. utilise les mêmes méthodes que le renseignement : collecte, validation, tri et exploitation de données, sauf que c’est sur de l’information ouverte. Elle a deux fonctions majeures : le ‘benchmark’, qui consiste à savoir ce que font les autres afin de se situer dans la compétition, et l’anticipation, ce qui pêche le plus en France. Ce n’est pas de la prospective, c’est voir son positionnement dans ce qu’on prévoit, et c’est donc améliorer ou adapter son positionnement par rapport à ce qu’on prévoit dans les années à venir. L’anticipation est donc opérationnelle, ce n’est pas simplement faire des scénarios”.

Elle a ensuite défini quatre grands types d’enjeux : juridiques, numériques, industriels et les enjeux d’influence, au sens le plus large. “D’abord les enjeux juridiques, là aussi au sens le plus large. Tout le monde parle aujourd’hui des sanctions extra-territoriales américaines, mais la question est beaucoup plus large : on vit dans la mondialisation et des régulations se font tous les jours qui ne sont pas forcément des accords internationaux et du droit positif, mais des normes et des ‘standards’ qu’il faut savoir identifier, y participer, les ‘formater’ plutôt que de les subir faites par d’autres. Il faut donc savoir ceux qui les font qui ne sont pas nécessairement des Etats. Le droit est donc une arme économique de ‘softpower’, comme peuvent l’être la culture et le cinéma, et l’intérêt du ‘softpower’ c’est qu’il est ‘soft’, il n’inspire pas la méfiance. Le droit n’inspire pas la méfiance, or peu à peu ça ‘formate’. D’abord mettre des règles de droit qui vous sont favorables, ça ‘formate’ le marché pour vos entreprises, c’est beaucoup plus facile d’y pénétrer, et ensuite ça ‘formate’ peu à peu une manière de voir, une manière de penser, c’est très politique à la fin. C’est économique, culturel et politique”.

“Les Américains sont des maîtres dans l’utilisation du droit comme ‘softpower’. Ils ont beaucoup utilisé, et continuent de le faire, la norme et le droit pour asseoir leur pouvoir. Par exemple après la chute du mur de Berlin, à partir de 1990, ils ont financé ce qu’on a appelé le ‘Central European Law Initiative’ pour conseiller, gratuitement bien entendu, les pays d’Europe de l’Est qui sortaient du Pacte de Varsovie, qui avaient besoin de refaire leur droit pour s’adapter au monde, à la mondialisation où ils entraient. Donc ils ont eu des conseils gratuits dans tous les domaines du droit et notamment du droit économique, du droit du marché et du droit du travail de la part de cabinets américains financés par l’USAID. Aujourd’hui cette initiative existe toujours, mais elle est financée par des privés et par la très puissante ‘American Bar Association’ (Association américaine du barreau) qui a bien compris l’intérêt de faire ce genre de conseil”.

“Les Britanniques sont très forts aussi, les Allemands. Je suis effarée par le nombre d’audits et de conseils qui sont demandés à des cabinets étrangers, jusqu’ici même. Par exemple très concrètement, l’exposé des motifs de la loi Transport qui a été votée en décembre 2019 faisait l’objet d’un contrat avec un cabinet d’avocats américain pour la rédaction de l’exposé des motifs et l’étude d’impact. Un certain nombre de députés et de sénateurs sont allés devant le Conseil constitutionnel pour demander si c’était bien constitutionnel, et le Conseil constitutionnel a répondu que oui. Le sénateur Alain Lambert, il y a quelques années, a fait un rapport sur l’influence via les cabinets d’audit étrangers et via les cabinets de courtiers d’assurance, au moment où les courtiers américains rachetaient les courtiers français : il mettait en évidence les risques que cela posait en matière de transfert d’information. Le sujet n’est pas nouveau, mais il n’a pas été conscientisé par les décideurs. Dans les entreprises ils font plus attention”.

“Le problème des sanctions ce n’est pas l’extraterritorialité, parce que nous aussi en Europe on a des lois extraterritoriales : les directives concurrence, le RGPD (Règlement général sur la protection des données). Ce qui est gênant, c’est les embargos pris en fonction des intérêts uniques des Etats-Unis : ils sanctionnent les entreprises qui violent des réglementations qui sont mises en place uniquement en fonction de leurs intérêts. Et quand c’est sur la base du FCPA (‘Foreign Corrupt Practices Act’), c’est à dire de la lutte anti-corruption, il est remarquable que les entreprises condamnées sont des concurrents sérieux qui sont ensuite déstabilisés : Alstom, Alcatel, aujourd’hui Airbus, Ericsson et Nokia. L”Attorney general’ (procureur général) américain a dit : pour que la 5G ne soit pas aux mains des Chinois, les Etats-Unis devraient entrer au capital de Ericsson et Nokia. Ericsson comme par hasard vient de faire l’objet d’un milliard de dollars de sanctions fin décembre 2019. Ericsson faisait partie d’un partenariat public-privé de la 5G européenne qui doit être financé par la Commission européenne, il y a quatorze entreprises là-dedans : PSA, Orange, Véolia, qui s’orientent sur la 5G dans la mobilité, les véhicules etc. Tout ça est un hasard”.

“Il y a les amendes, la réputation qui est mise à mal, parfois la déstabilisation. Dans le cas d’Airbus, ça a conduit à renvoyer 150 personnes qui faisaient partie des cerveaux, des commerciaux de l’entreprise. Et après l’amende on met en place une période de probation de trois ans en général, pendant laquelle on vous met un moniteur sur place, qui a accès à toutes les informations de l’entreprise pour vérifier si l’entreprise ne retombe pas dans ses errements. Et donc ces infos, il en fait un rapport tous les ans. D’autres pays veulent s’y mettre, comme le Brésil”.

“On perd ainsi quelques fleurons industriels, alors qu’on les moyens de se battre : on a une loi blocage qui va être renforcée, mais il faut l’utiliser. Il faut aussi soutenir systématiquement nos nationaux quand ils sont pris à partie comme dans l’affaire Alstom Frédéric Pierucci qui a été emprisonné pendant quatorze mois. Et quand on est devant des affaires aussi importantes, il faudrait agir en amont avant qu’elles se déclenchent, sachant que si les Américains ont des affaires de corruption dans des entreprises européennes, il y en a aussi dans les entreprises américaines, donc il ne serait pas tout à fait inutile de leur dire en amont : amusez-vous à nous embêter, mais nous on peut faire la même chose. Et le faire. Donc je pense qu’il va falloir sérieusement réfléchir à la question, parce que ce n’est pas terminé, ça va être l’un des enjeux”.

“Dans les autres enjeux du droit, vous avez la norme avec la certification, sachant que les organismes certificateurs, les bureaux d’ingénierie etc., sont quand même à 90% anglo-saxons, britanniques etc. Nous on a Veritas, on a l’ISO (Organisme International de Normalisation), il y a le CEN (Comité Européen de Normalisation). Les Chinois cherchent systématiquement à prendre toutes les présidences et secrétariats de l’ISO. Ils sont raison, chacun joue son jeu. Et surtout, il y a de plus en plus de normes qui sont faites dans le privé, notamment dans le numérique, qui sont faites par des entreprises de normalisation privées, dans lesquelles il faut que l’on soit”.

“Pour tout ce qui est normatif, il y a des choses très subreptices. C’est pas forcément de la norme, du ‘standard’, ou de la règle. Par exemple les classements, ça devient de la norme parce que vous avez des classements qui établissent les meilleurs pays dans lesquels ont fait du ‘business’, ça devient une norme de leur ressembler. Par exemple ‘doing business’ au classement de la Banque Mondiale – qui est un classement dont les auteurs ont dit ouvertement que le droit romano-germanique, c’est à dire le nôtre, n’était pas favorable à la croissance – ils mettent en place des objectifs que les pays doivent atteindre pour être classés. Alors nous on est tout content parce qu’on arrive à être un peu mieux classés, sachant qu’on a la Géorgie devant nous. Je n’ai rien contre la Géorgie, mais elle est devant la France parce que c’est un pays où l’on fait plus facilement du ‘business’ : évidemment parce qu’il y a moins de règles de protection des travailleurs, de règles environnementales, et puis peut-être de règles anti-corruption aussi”.

“Ensuite les labels. Alors là je vous signale qu’il y a un sujet d’avenir. Vous connaissez tous les labels des bâtiments HQE, de Haute Qualité Environnementale. Alors maintenant il y a des labels de connectivité des bâtiments, sur lesquels vous avez deux grands bureaux d’étude américain et britannique. Et pour savoir si vos systèmes WiFi sont compatibles, sont je ne sais pas quoi avec les normes instaurées, ils vous demandent énormément d’informations sur comment c’est organisé, qui ça dessert, etc. Donc le label connectivité faites attention, ça va arriver très fort, on a intérêt à avoir des Français. Je sais qu’il y a une loi française qui essaie de se monter, mais ça n’a pas marché”.

“Le deuxième grand sujet, ce sont les enjeux numériques. Là on a des enjeux techniques, c’est à dire des normes et des standards, qui se font tous dans des enceintes privées, dont certaines sont en France, on n’est pas du tout exclus. Par exemple le W3C (‘World Wide Web Connection’), qui est un grand organisme de standardisation privé dans le numérique, il est à Sophia Antipolis, à côté de Nice. C’est donc un sujet qu’on doit prendre à bras le corps, et en amont, avant même que les techniques soient encore bien au point, essayer de les formaliser, surtout dans le numérique”.

“Deuxième point dans le numérique : les aspects scientifiques. L’influence y est très présente, dans les laboratoires, dans la recherche, puisque vous avez des chercheurs, des cerveaux, qui peuvent intéresser largement les compétiteurs, parce que c’est quand même facile de prendre des gens qui ont été bien formés, comme le sont les chercheurs français, et de les utiliser pour ses propres recherches. Il y a la question des données : même si c’est ouvert, c’est un sujet. Il faut faire la part des choses entre les 90% d’infos que vous pouvez faire circuler, les logiciels ouverts, et en même temps les 10%, les parfois 5% seulement, d’infos qui doivent rester totalement secrètes. Exemple Google qui a fait sa fortune sur des logiciels totalement ouverts, mais ce qui est ouvert c’est la phase d’après. Et dans le scientifique il faut également se demander et prioriser les financements. Le financement de la recherche était mon domaine à la Cour des comptes : donc on finance énormément, et c’est très bien, ça se passe plutôt bien. Mais il faut prioriser les sujets sur lesquels on va être les premiers, sur lesquels les autres ne sont pas encore ou ne sont pas prêts, et où on a le plus d’armes. Il faut faire l’intersection des armes qu’on a et prioriser”.

“Dans le numérique on a les questions d’influence, du poids des GAFA dans le traitement de l’information, et le désarmant enthousiasme avec lequel nos entreprises de presse et nous mêmes nous utilisons Google etc. Quand vous voyez que le ‘fact cheking’ (vérification des faits) est organisé entre l’AFP et sept autres medias français : Le Monde, Libération etc., et qu’il y a Google et Facebook là-dedans, pour vérifier les contenus d’infos signalés comme potentiellement douteux par des utilisateurs de la plateforme, moi, sachant que Zuckerberg, le président de FB, a annoncé qu’il voulait être le premier média du monde, j’aurais quand même tendance à me méfier des algorithmes qu’il peut nous proposer pour nous aider à détecter les ‘fake news’, les infos douteuses. Au contraire, si on devait faire quelque chose, on devrait essayer de développer notre propre conception. On a l’AFP qui est un bijou, une agence vraiment magnifique, la seule agence française de rang mondial, toutes autres sont anglo-saxonnes. Plutôt que de s’allier avec des Google et des FB pourquoi ne pas s’allier avec des agences de presse européennes ? On pourrait également développer une discipline de l’info qu’on pourrait appeler les ‘humanités numériques'”.

“Pour le numérique on a des points forts : on a des mathématiques, de supercalculateurs, on a les infrastructures de recherche parmi les meilleures au monde, parmi les ordinateurs quantiques on a Atos qui est très avancé, on a de vrais atouts, il faut les pousser. Concernant le futur défi de la 5G, j’avoue que je ne suis pas du tout spécialiste donc je me garderai bien de trancher sur le fond. En revanche je constate qu’il faut quand même faire attention et ne pas se laisser totalement influencer par des discours systématiquement anti-chinois. Je ne suis pas du tout pro-chinoise, j’en ai autant à leur service, mais je fais très attention à tous les discours anti-chinois qu’on entend, qui sont la plupart du temps…, il faut regarder les sources quand même”.

“Ensuite les enjeux industriels : la question des investissements étrangers. Une doctrine est nécessaire. On a déjà eu un décret en 2003, un décret Montebourg en 2004, on a un nouveau décret en décembre 2019 qui élargit les secteurs, notamment aux systèmes d’information, des secteurs qui peuvent être concernés par des autorisations d’investissements étrangers. Lorsque j’étais déléguée interministérielle, on avait cette notion de ‘pépites’, des toutes petites boîtes qui sortent de la recherche, qui ont été faites à partir des résultats de la recherche publique, elles ont énormément de financement quand elles se créent, mais au bout de trois quatre ans elles ont besoin de fonds nouveaux, et là elles ont beaucoup de mal. C’est à ce moment-là qu’elles sont rachetées par des entreprises étrangères souvent, quelquefois des françaises. Alors si elles restent en France et qu’elles les font vivre en France, il n’y a pas d’inconvénient, mais en revanche il faut vérifier qu’elles remplissent leurs engagements, ce qui n’est pas forcément le cas. En sens inverse quand on a comme aujourd’hui la General Electric qui est en train de revendre paraît-il des départements, notamment les fameuses turbines, et bien ça serait bien de faire en sorte que ça soit racheté par des Français tant qu’à faire”.

“Il a des efforts qui sont faits, il y a une agence d’innovation de la Défense qui a été créée, on a 800 millions d’euros, est-ce que c’est beaucoup, je n’en suis pas sûre, il y a un fonds BPI qui avait été créé en 2017 avec la Direction générale de l’armement et là il y a un nouveau ‘machin’, je veux pas être désagréable, c’est peut-être quelque chose de très bien, qui vient d’être créé fin 2019 et qui s’appelle ‘Lac d’argent’. Ca fait très chinois, c’est très joli, il paraît qu’il y aura 10 milliards d’euros là-dedans et ça a été lancé par la BPI. C’est un nouveau fonds d’investissement qui est destiné ‘à renforcer le capital de fleurons économiques français’ et qui sera bientôt officialisé par Bercy. C’est public. Et il sera constitué d’une quinzaine de lignes pour un montant total de 10 milliards d’euros. On va voir, mais je crois qu’il faudrait éviter avant, ou en même temps, la signature de partenariats étonnants comme par exemple on a pu en voir entre la DGSI et Palantir, une boîte très avancée technologiquement de profilage de données, et donc que la DGSI a utilisée pour analyser ses données. C’est une entreprise dont le capital est détenu au 1/3 par un fonds de la CIA, là c’est ouvertement, l’autre partie c’est financé par l’ancien président de Paypal et qui aujourd’hui est sur FB. Au niveau européen on a aussi des efforts, il y a un ‘règlement pour le filtrage des investissements étrangers’ qui permet de signaler à la Commission des investissements étrangers qui pourraient être pour les entreprises de plusieurs pays, il faut au moins deux pays de l’Union européenne”.

“La question des influences : on a un peu parlé des influences économiques, là je voudrais parler des influences idéologiques. J’ai parlé tout à l’heure de la pensée néo-libérale américaine considérée comme ‘moderne’, on a aussi dans d’autres domaines l’importation des théories du genre, du ‘décolonial’, la repentance etc., le communautarisme. Et c’est pas tout à fait un hasard qu’on ait ces influences là parce que l’on a, en France en tout cas, des générations de ‘young leaders’ qui se sont succédées d’année en année depuis les années 50, qui sont des personnes considérées comme de futures élites, qui sont ‘traitées’ on va dire, invitées, très bien traitées d’ailleurs, aux Etats-Unis, et qui en reviennent avec un esprit un peu ‘formaté’. Mais les Etats-Unis ne sont les seuls à le faire, les Chinois commencent à le faire avec l’institut ‘Confucius’, et puis il n’y a pas que ces ‘young leaders’, il y a les très grandes ONG, les très grands ‘think tanks’ mondiaux sont assez peu européens et ce sont souvent eux qui aspirent des lois, aspirent des règles, et qui ont une certaine ‘couleur idéologique'”.

“Mais j’en viens à quelque chose d’un peu plus ‘touchy’ : quand j’étais déléguée inter-ministérielle, j’avais déjà eu l’occasion d’en parler avec le DGSI qui s’appelait Patrick Calvar à l’époque, et je lui avais demandé si on s’était penché un jour sur les influences idéologiques et religieuses liées aux investissements étrangers. En clair : des investissements dans les clubs de sport, des choses comme ça, est-ce qu’il n’y a pas des idéologies qui peuvent en découler et être propagées via ces secteurs-là. C’est un sujet qui l’avait assez intéressé, on était censés y travailler et puis finalement on ne l’a pas fait, et je suis partie trop tôt. Et aujourd’hui là je vois, je vous conseille vivement de la lire, l’audition au Sénat le 21 janvier 2020 d’une chercheuse au CNRS, Florence Bergeaud-Blackler (1), à cette Commission d’enquête sur ‘Combattre la radicalisation islamiste’, elle a abordé un sujet qui est tout à fait dans l’axe de ce que je viens de vous dire : les influences idéologiques, en l’occurrence religieuses, via les influences économiques”.

Et je prends des choses qu’elle a dites : il est peu de dire que la dimension économique est souvent la grande oubliée des travaux de sociologie et d’anthropologie des religions. En ce qui concerne l’islam, le marché du ‘halal’ pèserait plus de 10 000 milliards de dollars par an. Et le marketing islamique a maintenant ses revues scientifiques autorisées, ses départements universitaires dans les plus prestigieuses universités du monde, ses promoteurs les plus illustres sont parmi les meilleurs consultants en marketing. Les Emirats Arabes Unis financent généreusement l’agence de presse Thomson Reuters qui produit l’information officielle du marché ‘halal’ global pour attirer les investisseurs. Ses chiffres enthousiastes sont repris sans aucune critique ni aucun recul par tous nos journaux. Nestlé est le plus grand producteur d’aliments ‘halal’. Le marché n’est pas neutre, ses produits véhiculent des normes et des valeurs. Une société capitaliste libérale compte sur le jeu naturel de la concurrence pour éviter le monopole, mais cela ne marche pas dans le cas du marché global des produits ‘halal’. Ils ont essayé, mais ça je le savais parce que j’avais fait un rapport pour Nicole Bricq en 2013 sur les normes, sur l’influence normative stratégique de la France, et on avait parlé de cette tentative au Comité européen de normalisation de faire une norme ‘halal’, une norme européenne ‘halal’. Ca n’a finalement pas marché pour des raisons techniques, et ils ont essayé de refaire au niveau de l’ISO, ça n’a pas marché non plus pour l’instant mais ce n’est pas terminé, ça va recommencer c’est certain”.

“Voilà, ça fait partie des liens. Je vous ai dit tout à l’heure que l’i. e. c’était d’établir des liens, entre des choses qui ont l’air totalement séparées : les aspects économiques, les aspects idéologiques, les aspects religieux. Et donc pour terminer : que faire face à tout ça ? Être toujours évidemment à titre individuel toujours très attentif aux sources de l’information. Plus que jamais les informations sont distillées par des canaux divers de réseaux pour faire monter des idées, des cabales, des opinions, c’est extrêmement frappant. Avant il fallait scruter les différentes presses radios etc., aujourd’hui vous avez les réseaux sociaux, les relais d’opinion, les ‘think tanks’, les ONG, les associations diverses. Et donc c’est un vrai travail, l’i. e. ça devrait être un vrai travail des entreprises et de l’Etat. Quid de qui est à la manoeuvre derrière les normes environnementales, les scandales, la déstabilisation d’entreprises ?”

“Je développe dans un de mes livres, ‘La Gouvernance mondiale a commencé’, le concept de ‘développement durable’ : il est né dans les ‘think tanks’ américains et exactement à la ‘Rockfeller Institute’, dans les années 75 à peu près, et après il a été transféré peu à peu à l’ONU après la conférence de Stockholm. On peut suivre vraiment le ‘voyage’ de ce concept. Je suis pas contre, mais c’est intéressant de voir comment il a été promu, propagé, où il est né et ensuite les utilisations qu’on peut en faire surtout. Et ensuite je crois qu’il faut vraiment une éducation à l’information chez les enfants. On parlait tout à l’heure d”humanités numériques’, mais ça devrait commencer à l’école primaire, la discipline de l’information.Au niveau de l’Etat doit être menée une politique industrielle, c’est tellement bateau mais je le dis quand même : c’est une obligation. Ce qui ne veut pas dire que l’Etat s’ingère partout, loin de là, au contraire je pense que l’Etat fait beaucoup de choses qu’il ne devrait pas faire, il y a des redondances avec beaucoup d’autres intervenants. Mais en revanche, en ce qui concerne la politique industrielle, en tant qu’orienteur’ de la politique industrielle, un peu planificateur, mais pas évidemment le plan à l’URSS, là vraiment l’Etat a un rôle à jouer. Et d’ailleurs dans tous les autres pays, y compris dans des pays qui sont souvent très libéraux, par exemple les Pays-Bas qui commencent à rétablir, en tout cas sur les investissements étrangers, une certaine ‘conduite’ si vous voulez de leur industrie.”

“Deuxièmement, il faut pour ça définir la notion d’intérêt stratégique qui n’a jamais été définie. Il ne faut pas la définir publiquement, je pense que ce n’est pas la peine de l’expliquer partout, ça peut être quelque chose qui reste au sein d’instances, mais après il faut savoir ce que c’est qu’un intérêt stratégique. Bien sûr il y a tout le secteur de la Défense, mais pas que. Par exemple il y avait une PME qui fabriquait des barquettes d’aluminium, c’était la dernière qui faisait ça en France il y a quelques années. Vous allez me dire que ça n’a aucun intérêt stratégique, mais si, ça en a un, parce que c’est la dernière en France qui fait ça. Imaginez qu’il y ait un conflit, ce sont des barquettes pour l’armée, avec des rations. Ce sont les Indiens qui en sont de gros producteurs. Très bien : en théorie ce sont nos alliés, mais on ne sait pas ce que ça peut donner. Si un jour on a besoin d’une vraie décision des mesures immédiates, on a besoin d’avoir ce genre de choses. C’est un exemple un peu poussé mais c’est pour vous dire que la notion de ‘stratégique’ elle est un peu partout. C’est pour ça que je suis contre l’idée de secteur stratégique. Il n’y a pas de secteur stratégique, il y a des entreprises stratégiques”.

“Ensuite, dernière chose, évidemment il faut des politiques publiques, et tout ça c’est lié au grand sujet que je n’aborderai pas, car ce serait trop long, celui de la réforme de l’Etat. Puisque qui dit politique publique dit efficacité de cette politique publique, sinon c’est pas la peine de la mettre en place, et elle est liée à une réforme fondamentale de l’Etat. Je ne voudrais d’ailleurs pas utiliser le mot de réforme, il est tellement éculé, je préfère dire une réorganisation de l’Etat”.

Claude Revel, ainsi que Jacques Myard qui modérait la séance, ont ensuite répondu aux questions de l’assistance :

Question 1 : “Il y a quelques années, le directeur du Trésor a lâché ses fonctions pour aller gérer un fonds de pension chinois, n’est-on pas au coeur du sujet ?”
Jacques Myard : “J’ai posé la question à Sapin lorsque j’étais député, parce qu’il faut savoir que le directeur du Trésor il a toutes les informations économiques sur toutes les entreprises françaises ou presque. Que cet homme puisse aller pantoufler directement de la direction du Trésor dans cette espèce de fonds de pension où il avait connu des Chinois lorsqu’il était passé à Pékin, pour moi c’est la Haute Cour”.
Claude Revel : “Il n’est pas le seul. Vous avez la liste de ceux qui sont allés à ‘Bank of America’, chez ‘machin’, etc., il y en a plein. Donc la question des influences la voilà : les débouchés, ça fait partie des influences. Quand vous savez que vous pouvez aller dans telle ou telle banque ou dans tel ou tel fonds, il y a une forme d’influence qui joue là aussi. Une élite française ne devrait pas faire ça”.

Question 2 : “Le secteur stratégique de l’énergie, dans les domaines de la prospection pétrolière et du nucléaire, est très mal géré en France. J’ai peur pour notre pays”.
C. R. : “Je ne répondrai qu’en termes d’i. e. : l’énergie, c’est un des domaines où vous avez le plus de stratégies d’influence d’acteurs divers, c’est phénoménal. L’énergie, l’environnement, si vous regardez l’ensemble des ONG, des ‘think tanks’ et autres qui circonviennent un certain nombre de décideurs ici et à Bruxelles, c’est phénoménal. Moi je trouve que les gens que vous défendez, en termes d’i. e., ils n’ont peut-être pas fait autant qu’il auraient dû, ils auraient dû se rendre compte qu’ils étaient soumis à des campagnes souterraines professionnelles menées par toutes ces ONG”.
J. M. : “Il faut savoir que derrière toutes les ONG vous avez véritablement des intérêts financiers et des intérêts idéologiques. Moi-même j’ai travaillé, avec un autre député, sur des montages : toutes les ONG sont des manipulateurs. Quand on parle d’ONG je demande qui est derrière et très souvent ce sont des intérêts financiers américains ou suédois ou autres. Et il faut tout de même savoir ça. Moi je vais vous raconter ce qui m’est arrivé au PNUE, au Plan des Nations Unies pour l’Environnement, en 1984, lorsqu’on m’avait envoyé pour contrer les Américains sur l’affaire du CFC (gaz chlorofluorocarbure) dans les aérosols. Les Américains avaient laissé entendre qu’il y avait des trous dans la couche d’ozone et qu’on allait tous griller comme des sardines. Or en réalité, la raison pourquoi les Américains voulaient qu’on abandonne le CFC dans les aérosols, c’est que le brevet du Pont de Nemours sombrait dans le domaine public et donc il fallait empêcher les entreprises autres de pouvoir utiliser le CFC sans avoir à payer des ‘royalties’ (redevances). Donc il faut bien voir que derrière toutes ces initiatives en disant ‘c’est contre l’environnement’ etc., il faut savoir à qui ça profite au crime. L’autre jour la question a été posée : comment se fait-il que le premier ministre du Danemark vienne voir Macron pour lui dire : ‘il faut développer les éoliennes’ ? Et bien tout simplement parce que le Danemark produit le plus d’éoliennes”.

Q. 3 : “Remarque : le chancelier Schröder est parti pantoufler dans une entreprise de gaz russe, ce qui a garanti à l’Allemagne les ressources qui lui manquaient… J. M. : Rapallo ! (2)… c’est à dire que le pantouflage il est bien quand il est missionné. D’autre part, un problème d’actualité, même si ce n’est pas dans l’immédiat : les Îles Eparses, entre le Mozambique et Madagascar, qui souhaiterait que nous les lui donnions. Macron y est allé il y a un mois en disant ‘Ici c’est la France, on va faire une zone écologique etc.’ Le problème c’est que ce détroit, suite à des recherches états-uniennes, il apparaît que c’est la prochaine mer du Nord dans la région, compte tenu des trafics qui pourraient y passer et des ressources pétrolières. Et le lien avec la ressource pétrolière il est très simple à voir : c’est Gazprom qui a financé l’élection du président malgache actuel. Nous ferons une conférence de presse à la Fédération Maginot le 3 avril pour info.”
C. R. : “Je n’ai rien à dire, c’est une remarque”.
Henri Fouquereau : “Simplement qu’il n’y a pas autant de pétrole que ça. Les Américains ont signé un contrat avec nous de cinq ans. Ils préfèreraient négocier avec Madagascar qu’avec la France, autre solution. Macron avait en effet été gentil avec le candidat malgache en disant ‘on va dire à votre peuple qu’on va partager les choses’, mais on partage rien du tout. D’ailleurs constitutionnellement il n’a pas le droit.
Q. 3 : “J’ai fait de la prospection pétrolière, il y a là du potentiel”
C. R. : “Il faut aller voir”.

Q. 4 : “Pensez-vous qu’un réforme de l’Etat, si elle avait lieu en France, suffirait à contrer la mainmise des anglo-saxons, surtout des Américains, et du Moyen-Orient sur notre pays ? Parce que là ils ont gagné une sacré avance.”
C. R. : “Quand je parle de réorganisation, j’imagine la réorganisation pour avoir un Etat totalement dédié à l’intérêt stratégique français. C’est pas seulement une question d’organisation, mais c’est aussi celle d’insuffler un nouvel état d’esprit. On parlait tout à l’heure des hauts fonctionnaires qui pantouflent, mais il y a un sujet à mon avis plus important, c’est lié à ce que vous êtes en train de dire, c’est le fait que non seulement il y a une influence sur leur cerveau, mais en plus il y a une certaine résignation. C’est à dire qu’aujourd’hui, dans la haute fonction publique et parmi les décideurs, les gens disent : de toutes les manières les Américains sont les plus forts, demain ce sera les Chinois, bon et l’Europe ça ne marche pas très bien, donc ce n’est pas la peine, la France n’a plus rien à faire. Moi je l’entends souvent, pas dit en ces termes crus, mais c’est à peu près ça. Donc ça c’est une état d’esprit qui doit changer. Et comment ? C’est par ce qu’on fait aujourd’hui, c’est en insufflant une nouvelle pensée, en insufflant de nouvelles idées. Je crois beaucoup à la force de la pensée et de l’idée, ça marche, ça met longtemps mais ça marche. Et là je trouve qu’il y a un certain réveil en ce moment, c’est en train de se faire mais ça avance. Je pense que c’est en train de se faire, il faut peut-être revoir des alliances qu’on n’avait pas jusqu’à maintenant, revoir nos relations avec la Russie, des choses comme ça. Il faut en parler avec des réseaux différents et peu à peu on arrivera à faire un peu changer les choses. Donc la réforme de l’Etat c’est deux choses : c’est la réorganisation, parce que l’Etat fait trop de choses, mais c’est aussi une espèce d’état d’esprit à changer”.
J. M. : “Il faut aller plus loin. Ce que dit Claude est exact, vous connaissez le proverbe chinois : ‘le poisson pourrit par la tête’. Et bien c’est ce qui s’est passé, parce que on a abandonné dans le pays un projet national, on s’est vautré dans les délices de l”euro-béatitude’ sans savoir où on allait. Et deuxièmement la mondialisation a repris les choses en main avec des gens qui gagnent du fric et qui sont devenus apatrides dans leur esprit,c’est ça le problème, et qui veulent faire du fric. C’est, je dirais, la course à l’or. On avait une haute fonction publique. Moi, pour avoir côtoyé par exemple Lamy, il est clair que Lamy c’est la mondialisation gagnant-gagnant, alors que c’est perdant-perdant. Vous prenez des gens comme l’ancien patron de la SNCF, Gallois, il a un esprit national, il est ouvert sur le monde, mais il sait où sont nos intérêts, où il habite. Or vous avez aujourd’hui un certain nombre de hauts responsables qui sont ‘le fric d’abord et puis c’est tout’, et qui sont devenus apatrides dans leur esprit, parce que le système a voulu ça. Et alors moi je vais corroborer ce que vous venez de dire Claude : j’ai été extrêmement frappé, et je vous en recommande la lecture, parce que ça vient de quelqu’un qui pensait comme ça, Thierry de Montbrial, qui dans le dernier RAMSES dit très clairement qu’on va assister à une démondialisation, à une déglobalisation, et que véritablement les Etats vont reprendre la main parce que c’est une telle jungle que ça va contre leurs intérêts. Trump est dans cette optique. Et je vous recommande aussi ce que Pompeo a dit au Fonds Marshall allemand à Bruxelles, ça remonte déjà à plus d’un an, où il avait critiqué la nomenclature et la technocratie mondiale qui s’était accaparée le pouvoir. Or donc actuellement vous avez effectivement une mondialisation financière complétement débridée, ça c’est clair. Vous avez ensuite dans un certain nombre d’organismes onusiens, comme à l’Union européenne, une vision où c’est en réalité la technocratie qui pilote et qui s’est accaparée le pouvoir, et il y a un moment et bien ça va trop loin. Regardez ce qui se passe en Allemagne : vous avez une reprise du fait national dans la conduite de l’intérêt allemand, et ça c’est très clair. On voit très bien qu’un système… et je suis intimement convaincu, c’est ce que j’avais dit un jour à un certain nombre de fonctionnaires qui se vautraient dans la globalisation : ‘continue comme ça, tu termineras à Montfaucon ! (3)’ Parce qu’il faut appeler un chat un chat : ils gagnent, on est foutus. On les coince, et à ce moment-là on peu reprendre et remettre l’ordre international sur ses bases, à savoir les Etats souverains”.

Q. 5 : “Que pensez-vous de la privatisation d’ADP (Aéroport de Paris) ?”
C. R. : “Je suis totalement contre, parce que je considère que c’est un actif stratégique. Ca fait partie des actifs stratégiques comme l’étaient les autres aéroports d’ailleurs, les grands aéroports comme Toulouse, Nice. Les infrastructures portuaires, aéroportuaires, les infrastructures d’équipement d’Etat sont à tous et doivent bénéficier à tous. Mais vous allez me dire : avec les privés ça va bénéficier à tous aussi, bien sûr, mais premièrement l’expérience qu’on a eu avec d’autres privatisations montre que les prix n’ont pas forcément chuté et que les investissements n’ont pas forcément été faits, et quand on regarde ce qui se passe aux Etats-Unis, les infrastructures de Californie, ça demande de l’investissement et c’est l’Etat. Et deuxième chose, c’est que spécialement pour les infrastructures aéroportuaires, il y a des choses qui sont très liées qui sont les droits aériens, et ça c’est très très politique. Vous pouvez donner des droits à des compagnies, ça dépend des relations politiques qu’on a, qu’on n’a pas, et là c’est quand même trop politique, trop stratégique, même au niveau de la Défense nationale, ça peut l’être. Je parle en connaissance de cause pour un sujet très précis qu’on avait eu quand j’étais déléguée inter-ministérielle avec un pays du Moyen-Orient, des droits aériens. Donc ce sont des sujets trop ‘touchy’ stratégiquement pour pouvoir être laissés au ‘management’ privé. Ca n’empêche pas qu’on peut déléguer à des commerces, des choses comme ça, d’être ‘managé’ par le privé, mais pas l’actif stratégique lui-même.
Dans le domaine maritime, on a un énorme domaine en France, il faut le garder et essayer de l’exploiter au maximum, et ça veut dire qu’il faut aller creuser, voir s’il y a des choses là-dessous, et bien ça demande un effort d’investissement de l’Etat. C’est un sujet que j’ai travaillé quand j’étais à la Cour des comptes. C’est vrai que là on ne devrait pas dire ‘ça coûte trop cher’, ‘c’est trop en amont pour intéresser les industriels’, ‘on peut y trouver du pétrole mais on est trop en amont’. Et puis si on n’en trouve pas, et bien on trouve pas. La DARPA (‘Defense Advanced Research Projects Agency’) aux Etats-Unis, qui en fait intervient dans tous les programmes de recherche dans tous les domaines quasiment, sa spécialité, justement parce que c’est l’Etat fédéral, et bien elle intervient sur tous les sujets où c’est pas sûr que ça va réussir. Donc l’Etat là pour le coup doit s’investir. Et on ne doit pas dire : il faut chercher des industriels qui peuvent être intéressés, parce que ça c’est la manie actuellement. Mais les industriels peuvent pas, une entreprise doit faire du profit, à chacun son rôle.

Q. 6 : “Airbus est juste à côté de l’Aéroport de Toulouse. Quel a été l’intérêt stratégique des Chinois d’en prendre une part et de la revendre trois ans plus tard ?”
J. M. : “Allez à Tianjin, vous verrez l’Airbus chinois qu’ils construisent !”.
C. R. : “C’est un sujet un peu complexe parce qu’effectivement quand on travaillait sur l’aéroport de Toulouse, parce qu’à l’époque je m’en suis occupée, on a interrogé un peu plus parce qu’on s’est dit : ‘si les Chinois vont là c’est justement pour être près d’Airbus’. Et à Airbus on a dit : ‘Ah, attention, pas du tout, ne nous embêtez pas, on a nos propres accords avec les Chinois, on sait très bien les gérer, ne venez pas, l’Etat, mettre votre nez là-dedans, nous ça nous dérange pas du tout qu’ils soient à côté’. Donc on pouvait imaginer qu’ils étaient embêtés, mais pas du tout, et au contraire. Nous la question qu’on avait, c’était plutôt tout le tissu de PME qu’il y a autour. Il n’y a pas qu’Airbus autour de Toulouse, c’est très techno. La deuxième chose, c’est qu’on pensait bien que ça faisait partie de leur grand projet de la ‘Route de la soie’, même si c’était pas indiqué comme en faisant partie, mais c’était le fait de prendre pied dans des infrastructures, comme quoi les infrastructures sont stratégiques, françaises, italiennes, grecques, ce qu’ils étaient en train de faire au même moment. Et la troisième chose, c’est qu’il y avait quand même là-dedans un homme d’affaires qui était pas totalement net, une entreprise australienne de BTP qui avait été ‘blacklistée’ pour corruption sur les marchés internationaux. Donc finalement ils ont quand même participé, mais ils n’étaient pas dans le consortium. Donc il y avait un aspect aussi commercial : les Chinois étaient là, c’était aussi pour faire du commerce, et d’ailleurs ils ont revendu en faisant une plus-value importante. La question qui se posait, bon moi j’étais contre, le Trésor était à fond pour, donc de toutes les manières on n’avait rien à dire, et le ministère de l’Economie de l’époque. Mais à la limite si on acceptait, on aurait dû mettre un certain nombre d’engagements, et de sanctions si ces engagements n’étaient pas tenus, et certainement des engagements de sécurité également, réserver la sécurité aux Français. Alors on va dire : ‘c’est anti-européen tout ça’, mais ça fait rien, plus quelques engagements économiques. Mais Airbus en tout cas, franchement, c’était à contre-courant, ça ne les dérangeait pas du tout, au contraire ils nous disaient : ‘mais laissez-nous tranquilles. Occupez-vous de vos affaires. Nous on est très bien avec les Chinois'”.
J. M. :”Oui, à ceci près que quand vous allez à Tianjin, parce que j’y suis allé, et que vous regardez ce que les Chinois mettent maintenant sur le marché, c’est bizarre, c’est pas une copie évidemment d’Airbus”.
C. R. : “C’est vrai.”
J. M. : “Donc il y a un moment, parce que le problème d’Airbus c’est qu’on a perdu aussi un contrôle de cette société.”
C. R. : “Oui.”
J. M. : “Avec des gens qui n’ont pas véritablement le sens ni européen, ni même français, qui sont dans une mondialisation débridée où on fait des affaires avec tout pourvu qu’on ait, que ça paye. Donc le problème il est là. Mon ami Gilles Carrez, qui a été quand même rapporteur général du budget, veut qu’il y ait véritablement un référendum sur la privatisation d’ADP. De toutes façons avec les Chinois, rien n’est gratuit. Pas plus qu’avec les Américains d’ailleurs.

Q. 7 : “L’Allemagne a semblé vouloir mettre la main sur notre armement nucléaire : comment analysez-vous cette tentative et quelles en seraient les conséquences si le pouvoir actuel acceptait de se rendre à cette idée ?”
J. M. : “C’est scandaleux ce qui s’est passé là, parce que c’est extrêmement dangereux. Moi j’analyse ça de cette manière : vous avez toute une partie du discours du président de la République (4), que j’ai lu de A à Z, dans lequel véritablement il réaffirme la nécessité d’avoir une force militaire de puissance, et à un moment il dérape et il dit : ‘mais la force de frappe a aussi une dimension européenne’. C’est pas la peine de le dire, elle existe ‘in rem’, elle existe pour elle-même, et ensuite il dit, et c’est là que ça devient extrêmement dangereux : ‘nous allons ouvrir des pourparlers, certes secrets, avec nos petits partenaires européens, dont celles et ceux, sur des modalités d’exercices nucléaires’. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ca veut dire, vous allez faire entrer les Allemands qui vont dire : ‘Et là vous allez tirer sur qui ? – Ben on va aller tirer sur Hambourg – Ca va pas la tête ?’ Le problème de la dissuasion nucléaire, c’est de ne rien définir à l’avance, c’est de ne jamais définir quels sont nos intérêts vitaux et de laisser le doute dans la tête de l’adversaire. Et donc ce qui est en train de se passer, cet exercice là il est extrêmement nocif, pernicieux, et anti force de frappe française. Parce que à la fin, on le sait très bien ce que veulent les Allemands : ils l’ont dit avec Olaf Scholz, le vice-chancelier, qui a dit : ‘nous voulons que vous nous laissiez le siège aux Nations Unies’, et ensuite ils veulent, et ils l’ont déjà dit par encore quelques députés allemands et même des ministres : ‘il faut que la force de frappe française soit comptée avec l’OTAN et sous la tutelle de l’Union européenne’. C’est à dire, c’est la paralysie. Le propre de la dissuasion nucléaire, c’est qu’il y a un responsable, le président de la République, qui va jamais dire à quel moment il peut l’utiliser. Il y a des choses bien dans le discours où il dit que ça ne doit pas être une arme de champ de bataille, pour éviter la graduation, mais ce qui a été dit là, ça je suis désolé, c’est dangereux, hyper-dangereux, et c’est contraire à nos intérêts, c’est contraire à tout, et ça va foutre le bordel dans toute l’Europe.”

Q. 8 : “On a parlé des Chinois, on a parlé des Américains, vous avez seulement cité la Russie. Est-ce que vous pouvez nous parler un peu plus de la Russie, de son rôle dans l’i. e., a-t-elle des intérêts avec la France ?”
C. R. : “D’abord, parler en général de la Russie, il faudrait parler de tel et tel sujet si vous voulez, c’est un peu délicat. J’ai dit tout à l’heure qu’on devrait probablement revoir dans un sens de rapprochement nos relations avec la Russie, au moins pour être équilibrés. Ca c’est une première chose. Maintenant en ce qui concerne les efforts d’influence des Russes en matière d’information, moi je pense que je les mets au même niveau que les Américains ou que les Chinois si vous voulez, voilà. Je pense qu’on a dans le monde des ‘partenaires-concurrents’, ça c’est un grand principe de l’i. e., c’est la compétition. C’est à dire qu’on est en compétition et en même temps on doit coopérer. Je veux dire que personne n’est toujours votre partenaire et personne n’est toujours votre concurrent. Un jour ça peut être l’un, un jour ça peut être l’autre. Et c’est exactement ce qu’il faut faire avec les Américains, avec les Chinois, je n’ai pas honte de me dire, et aussi avec les Russes. Mais quand même sur le fond je pense qu’il y a une hystérie, un peu moins maintenant, maintenant on est dans l’hystérie anti-chinoise, mais il y a trois quatre ans il y avait une hystérie anti-russe qui était assez extraordinaire et on n’a pas, nous Français, à tomber dans une hystérie en quoi que ce soit qui nous est dictée par des pouvoirs étrangers, c’est tout, voilà. Mais je dirais la même chose s’il y avait une hystérie anti-américaine fomentée par les Russes, mais ce n’est pas le cas pour l’instant. C’est un peu général ce que je vous dit. Après il faudrait parler sur des sujets et des projets précis.

Q. 9 : “J’ai été diplomate et j’ai remarqué que les Français, quand ils sont dans des organisations internationales, ne se comportent plus comme Français, alors que les Anglo-Saxons savent favoriser les leurs”.
C. R. : “Et les Allemands n’en parlons pas ! Vous avez tout à fait raison, c’est un sujet de base : la manière dont on se comporte dans les organismes internationaux, notamment à Bruxelles, l’absence aussi de professionnalisme en matière d’influence. Je ne dis pas qu’ils ne sont pas professionnels, ils sont très bien, mais il y a un professionnalisme de l’influence, du ‘lobbying’ si vous voulez. Moi j’ai demandé plusieurs fois qu’on enseigne ça à l’ENA et à Polytechnique. Donc c’est difficile parce que ça ne rentre pas dans les cerveaux des Conseils d’administration qui sont dominés par des conseillers d’Etat, qui considèrent le ‘lobbying’ comme de la corruption, alors que le ‘lobbying’ n’est pas nécessairement de la corruption. Il n’y a pas de cocardisme, il y a la défense des intérêts nationaux. Les Allemands le font très bien, alors pour quoi on le ferait pas ?”
J. M. : “Les British, lorsqu’ils sont dans les organisations internationales, sont toujours notés par le ‘Foreign Office’. Nous, lorsque les gens sont détachés à l’Union européenne ou ailleurs, ils échappent à tout contrôle, alors que si on les notait et on leur rappelait régulièrement, parce que ‘mon petit camarade, tu peux avoir des retours, tu risques d’avoir des ennuis lorsque tu reviendras à la maison’. Et donc ça, ça s’appelle de la politique de suivi et nous ne l’avons pas mise au point. De la même manière, tout à l’heure vous parliez Claude de tous ces zozos qui sont allés dans le fameux ‘Fullbright program’ depuis 1950 se pavaner aux Etats-Unis etc.. Les Américains ont le suivi de tous ces gens-là, avec Soros derrière, qui est un sujet en soi. Moi qui suis passé aux Etats-Unis à sa fondation, je peux vous assurer qu’ils vous disent très clairement qu’ils manipulent dans les banlieues, et ils le disent ouvertement. Et donc c’est tout un suivi. Nous les stagiaires étrangers qui viennent en France au ministère des Affaires étrangères, quand on leur demande ‘est-ce que vous les avez suivis une fois qu’ils sont repartis ?’, ça manque.”

Q. 10 : “J’ai trouvé le sujet intéressant, alors je ne veux pas être le rabat-joie mais je m’interroge quand même : d’où vient la puissance des Etats-Unis ? Est-ce que c’est son Etat omniprésent, omni-puissant, qui va espionner le monde entier ou est-ce que c’est pas aussi et surtout ces dizaines de milliers d’entreprises, ces dizaines de milliers de créateurs, d’entrepreneurs, qui trouvent un terreau aux Etats-Unis, où ils ont la possibilité de créer, d’entreprendre et de grossir et de devenir des multinationales d’ailleurs utiles à tous ? Les Chinois si vous voulez, quand vous leur vendez un système, vous êtes deux ingénieurs autour d’une table, et eux ils sont vingt, et ils vous bombardent de questions pendant une semaine, deux semaines, un an, deux ans. Et on parlait d’Airbus, mais je vous dirais que le nucléaire français, il est aux mains des Chinois : les anciennes centrales nucléaires d’ancienne génération, les Chinois savent les faire deux, trois, quatre fois plus rapidement que nous. L’EPR, ils en ont construit un, naturellement avec nous, et aujourd’hui ils ont deux EPR qui fonctionnent. Après, sur la Russie, il y a une influence idéologique qui date depuis Staline, qui est une influence anti-américaine, qui essaie de nous diviser, de diviser le monde occidental, qui a des valeurs de liberté en premier lieu.”
C. R. : “Sur votre premier sujet, ce qui est évident, c’est que ce sont les entreprises qui produisent de la richesse, évidemment, et il est évident aussi qu’en France on a un Etat qui est trop présent partout, qui fait beaucoup trop de choses par rapport à ce qu’il devrait faire. Par contre ce qu’il ne fait peut-être pas bien ce sont les activités régaliennes. Mais ne croyez pas qu’aux Etats-Unis les ‘start-up’ naissent dans des garages, ce n’est pas vrai. C’est totalement faux. L’effort fédéral américain, ou quelquefois dans les Etats aussi, il est immense. Je parlais de la DARPA tout à l’heure, mais je pourrais parler du ministère de l’énergie, vous n’imaginez pas à quel point ils financent, donc c’est de l’argent fédéral. Ils financent donc la recherche, mais sur des priorités bien définies, et ils sont sur la Silicon Valley par exemple, on a étudié ça de très près. Bien sûr qu’il y avait des gens géniaux, mais il y avait aussi des efforts des universités, du Comté de San José et des efforts fédéraux ensemble. Et la troisième chose qu’il y a aux Etats-Unis aussi, vous avez aussi le ‘Small Business Act’ et la ‘Small Business Administration’, qui réservent un pourcentage qui peut être augmenté par les Etats d’ailleurs aux PME, notamment aux PME technologiques. Alors on a vaguement essayé de faire ça en France mais comme d’habitude on l’a fait un tout petit peu, enfin c’est très compliqué à mettre en oeuvre. Et c’est pour ça que vous avez des Google aujourd’hui, des gens comme ça, parce que à la base, ils ont quand même été très très poussé. Dans les années 75 vous aviez un monsieur qui s’appelle Al Gore, dont on ne parle plus aujourd’hui, et qui avait lancé le programme des autoroutes de l’information. Il a réussi à faire mettre des crédits absolument énormes sur le sujet, fédéraux bien sûr, il les a convaincus que les autoroutes de l’information c’était l’industrie du futur. Il avait raison. Mais à la base l’internet est né de ça. Donc il faut pas croire qu’aux Etats-Unis c’est uniquement l’initiative privée. Il y a une initiative privée mais il y a aussi des efforts derrière pour tout ce qui est stratégique, scientifique, stratégique de l’Etat.
Et quant aux influences pour nous diviser, je suis d’accord de la part des Russes, vous avez exactement les mêmes de la part des américains et d’autres puissances. Bien entendu qu’ils essaient de nous diviser, c’est leur jeu à eux.
J. M. : Moi je ne reprocherai pas au gouvernement américain de défendre ses intérêts américains, je reproche au gouvernement français de ne pas défendre nos intérêts. C’est tout à fait différent.
Je suis tout à fait d’accord avec ce que vient de dire Claude : ce sont les programmes du Pentagone qui ont lancé énormément de choses avec des subventions en veux-tu en voilà. Ensuite ils savent protéger leur industrie et notamment tout ce qui est secret-défense, chose que nous ne savons pas faire. Une dernière fois que j’étais passé à Washington pour faire un projet sur la politique industrielle, j’ai rencontré des gens de EADS, entreprise donc officiellement européenne, largement française. Ils sont dans un immeuble où il y a le siège, c’est une succursale d’ailleurs, pas une filiale, c’est une succursale française en droit, vous avez quatre étages, et aux cinquième étage vous avez une société qui a été rachetée par EADS mais qui est une société américaine à la base. Lorsque la responsable, parce que c’était une femme à l’époque, montait au cinquième étage, pour rendre visite à la filiale de EADS, elle devait remplir les mêmes papiers à chaque fois que si elle arrivait de France ou de l’Europe. Et la direction de cette filiale est un citoyen américain. Deuxièmement : tous les brevets de cette société étaient inaccessibles : ils étaient dans ce qu’on appelle une ‘boîte noire’, inaccessibles à EADS, sous contrôle strict américain. Ce n’est pas le cas chez nous. Si ça avait été le cas, jamais on se serait fait piller les brevets des turbines à gaz de Belfort qui ont été pillés par General Electric et envoyés dans son usine américaine. Donc vous savez, il faut savoir à qui on a affaire. Deuxièmement il est exact que les grandes multinationales américaines elles ne se considèrent pas toujours comme des entreprises américaines, mais elles sont des entreprises multinationales : je n’ai jamais entendu autant de critiques, lorsque je faisais un rapport sur le pétrole aux Etats-Unis, sur les entreprises américaines que de la part des multinationales américaines. Donc elles sont de ce côté-là au même topo, dans cette financiarisation globale que nous avons. Et ceux qui remettent véritablement la nationalité américaine au centre c’est le Congrès. C’est le Congrès qui va interdire par exemple à des Chinois d’acheter ça, etc. Donc il y a encore l’Etat américain qui met de l’ordre, mais si vous laissiez faire la jungle américaine, ils s’en foutent : eux ils vont faire des affaires de manière mondiale, c’est tout, c’est aussi simple que ça. Donc il faut quand même regarder qui est-ce qui gouverne.
Alors il y a un autre problème avec la finance internationale, parce que ça c’est extrêmement grave, c’est que 50% aujourd’hui de la finance internationale est en zone grise. C’est à dire que c’est contrôlé par personne, et certains de nos amis qui travaillent sur la question vont vous dire qu’on marche sur un volcan, parce que ça peut casser demain matin, on peut avoir un choc systémique très fort. Donc le problème c’est le contrôle de tout ça. Moi je veux pouvoir contrôler un certain nombre de secteurs qui sont stratégiques parce que j’ai besoin de garder mon indépendance politique. Lorsqu’il y a eu le rachat d’Alstom et que les Américains – et ça a été dit par le chef d’état-major de la Marine – vont avoir le contrôle pour un certains nombre de pièces pour les sous-marins nucléaires ou le Charles-de-Gaulle, on n’est plus indépendants. Il y a une société encore en France à côté de Grenoble qui est véritablement stratégique et qui est la seule qui nous donne l’indépendance nationale en matière de composants électroniques. Je peux vous dire qu’il y a pas mal d’entreprises étrangères qui essaient de se l’approprier. Et là on dit ‘niet'”.

Q. 11 : “Il y a une désindustrialisation importante. Vous parliez des énarques, il me semble qu’il y a eu un professeur nommé Jean Fourastié…
J. M. “Il a été une catastrophe. C’était qu’il n’y avait plus d’industries, il n’y a que des services. En matière de politique industrielle j’avais fait un papier : on n’a pas de ministre de l’Industrie. Mais enfin c’est extraordinaire, c’est effectivement dans les mains des clones de Bercy, c’est ça la réalité. Un ministre, et ça c’est mes collègues de droite qui ont flingué le ministère de l’Industrie en disant ‘vive les marché !’, mais c’est une ineptie. Et donc il faut retrouver un ministre de l’Industrie avec de la prévision et que ce soient pas Bercy et les financiers qui commandent.
Q. 11 : … on va manquer en France de tout un tas d’équipements qui peuvent servir à la Défense, mais qui peuvent servir aussi à recontruire une industrie, à reconstruire la France.
J. M. : “Cher ami, actuellement il y a un truc beaucoup plus tragique, c’est les médicaments. Vous allez chez le pharmacien et vous demandez : et bien c’est en rupture, parce qu’il y a énormément de médicaments qui sont fabriqués en Asie. Et on a laissé filer un certain nombre de choses, alors même qu’on voit très bien qu’aujourd’hui ça peut poser problème, et là il y a un problème majeur. Tout ça au nom de la délocalisation et des coûts. Mais il y a un moment, la vie et la survie de la nation, il faut aller au-delà des coûts basiques.
Bon, je crois qu’on va remercier Claude. Je voudrais juste dire une chose : tout à l’heure vous avez dit une petite chose sur laquelle il faut tout de même pondérer, vous avez dit que nous avons aussi des lois extraterritoriales. Oui, et nous en avons notamment au titre de la concurrence et notamment sur les fusions etc. dès lors qu’il y a un effet sur les Etats européens. Donc c’est pas tout à fait la thèse américaine : la thèse américaine c’est l’instrumentalisation d’un certain nombre de sanctions, et là encore je vais vous donner un exemple que j’ai suivi de près : la BNP a informé le gouvernement français dix ans après le début de l’affaire, le gouvernement français l’a découvert. Tout ça parce que là il y a encore une autre influence, parce qu’elle s’est mise sous l’influence des ‘lawyers’ américains, qui véritablement ont dit : ‘non, non, non, il faut plaider aux Etats-Unis’. La belle affaire c’est qu’ils se prennent 2 à 3 millions de ‘cash’ et c’est comme ça que ça se passe. Et là je peux vous dire, j’en connais même un très célèbre qui est sur les deux barreaux.
L’histoire des moniteurs, mais c’est un scandale les moniteurs ! Parce que c’est pas simplement la loi extra-territoriale, ce sont des décisions de justice d’exécution, donc c’est directement contraire à la souveraineté française et normalement là on pourrait même poursuivre ces gens-là pour exercice de la justice en France. Donc c’est un réel problème et là on a baissé pavillon. Ca a commencé avec Obama, Hollande a baissé sa culotte, et quant à Fabius, je lui disais : ‘mais il y a qu’à foutre les Américains à l’arbitrage !’ Ben oui, cause toujours, mais ils ne l’ont jamais fait. Donc c’est un problème de volonté politique, c’est un problème de projet politique, et là de ce côté là ces dernières années, et ça continue, nous avons des gens qui ne défendent pas les intérêts français, point à la ligne. Merci Claude.”

Au terme de cette conférence, une remarque s’impose sur un sujet effleuré au cours de la discussion. Tous les exemples cités par Claude Revel et Jacques Myard sont tirés d’une expérience de relations concrètes avec des acteurs économiques américains, et accessoirement avec des acteurs chinois, allemands ou britanniques. Expérience qui en retour nourrit la réflexion sur ce qu’est l’i. e.. Mais à l’heure où il est question d’un “rapprochement” avec la Russie, les relations avec celle-ci semblent se cantonner dans le domaine de l’abstraction, comme si aucune expérience concrète ne venait également nourrir cette réflexion. Et alors que les élites françaises ont souvent une connaissance directe des Etats-Unis et du monde anglo-saxon, jusqu’à adopter un jargon “franglais” qui témoigne de leur imprégnation, peu d’entre elles pratiquent le russe, ne bénéficiant la plupart du temps que de connaissances de seconde main sur la Russie, sources de nombre de fantasmes pro ou anti-russes. En termes d’intelligence économique, il serait donc temps qu’elles entreprennent d’acquérir une connaissance concrète et directe de ce pays, afin d’opérer ce “rapprochement” en connaissance de cause.

Frédéric Saillot, le 17 février 2020.

(1) http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20200120/ce_radicalisation.html#toc3
(2) Traité du 16 avril 1922 entre l’Allemagne et l’URSS.
(3) Gibet qui a fonctionné à Paris jusqu’au XVIIème siècle, situé à côté de la place du Colonel-Fabien dans le 19ème arrondissement.
(4) https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/07/discours-du-president-emmanuel-macron-sur-la-strategie-de-defense-et-de-dissuasion-devant-les-stagiaires-de-la-27eme-promotion-de-lecole-de-guerre