Présentation du film « Sobibor » au Centre spirituel russe à Paris

Le 10 avril dernier, à l’occasion de la projection exceptionnelle en avant-première à la Douma de “Sobibor”, le film de Constantin Khabenski, Nicolas Svanidze, conseiller aux Libertés citoyennes du président Poutine , lui a rappelé la promesse qu’il avait faite en 2013 de décorer à titre posthume pour bravoure Alexandre Petcherski, qui a inspiré le personnage principal de ce film. Petcherski fut ce lieutenant de l’Armée rouge, fait prisonnier par la Wehrmacht à l’automne 1941 qui, grâce au réseau de résistance qui existait déjà à l’intérieur du camp lorsqu’il y a été transféré de Minsk le 23 septembre 1943 avec d’autres prisonniers de guerre soviétiques, prit la direction de la révolte du camp de Sobibor, déclenchée le 14 octobre 1943. Sobibor était un camp d’extermination nazi, où furent assassinés près de 250 000 Juifs d’Europe et d’URSS d’avril 1942 à octobre 1943 (1). Cette révolte victorieuse permit l’évasion de plusieurs centaines de prisonniers – près de 300 selon les sources, dont une cinquantaine ont survécu à la guerre – et mit fin à l’existence du camp.

La promesse de Vladimir Poutine n’a cependant été réalisée que le 10 mars 2016, jour où la petite-fille d’Alexandre Petcherski a reçu des mains du président la décoration pour bravoure à titre posthume de son grand-père. Svanidze a en effet expliqué que sa proposition de 2013 s’était alors heurtée à un refus, le général Pankov, conseiller militaire du président Poutine et vice-ministre de la Défense, déclarant : « Nous ne décorons que ceux qui ont combattu au front, pour lesquels existent dans les archives des documents susceptibles de les faire décorer, établis au moment de la Grande guerre patriotique », ainsi qu’était nommée la seconde guerre mondiale en URSS, et concluant : «Évidemment il ne peut en exister pour lui (Petcherski), parce qu’il a été prisonnier (2)”.

Petcherski a pourtant été deux fois au front : entre juin et l’automne 1941, lorsqu’il a été fait prisonnier, et après son évasion de Sobibor en octobre 1943 : d’abord dans les rangs des partisans puis, lorsque son unité a intégré l’Armée rouge, rétrogradé au rang de simple soldat dans un bataillon disciplinaire pour avoir été prisonnier des Allemands. En effet en URSS, après le déclenchement de l’opération Barbarossa, où la Wehrmacht fit près de trois millions et demi de prisonniers, ces derniers furent considérés comme des traîtres suite à une déclaration du Bureau politique du PCUS. Lui-même en prison le jour de la victoire le 9 mai 1945 pour avoir critiqué Staline dans une lettre, Alexandre Soljenitsyne, alors officier de l’Armée rouge, rappelle qu’il y eut près de cinq millions de prisonniers de guerre soviétiques pendant toute la durée du conflit. A ceux de juin 1941, l’on doit en effet ajouter un million et demi de soldats faits prisonniers par la Wehmacht au printemps 1942, que Soljenitsyne met au compte des “offensives insensées, complètement insensées, dans une impréparation totale”, décidées par Staline (3). Selon lui ceux qui se constituèrent prisonniers en juin 1941 ne voulaient pas défendre le régime de terreur et de privations mis en place par les bolchéviks vingt ans auparavant. Avant de s’apercevoir que les Allemands ne venaient pas les libérer mais leur infliger de plus grandes souffrances et l’extermination.

La décision du Politburo, telle que Soljenitsyne la cite : “Pour nous, les prisonniers, cela n’existe pas. Celui qui se constitue prisonnier est un traître”, eut pour conséquence l’abandon total des prisonniers de guerre soviétiques : “tous les prisonniers du monde, rappelle-t-il, conformément aux conventions internationales, recevaient l’aide de la Croix-Rouge et celle de leurs proches. Mais les nôtres, comme des chiens affamés, fouillaient les ordures, les détritus, l’eau de vaisselle. Les Polonais, les Yougoslaves leur jetaient des aumônes, car eux-mêmes avaient quelque-chose, et ils les leur jetaient à travers les barbelés”. Sur les cinq millions de prisonniers, trois millions trois cent mille seraient morts selon lui, les survivants “qui n’étaient coupables que d’être toujours en vie (…) ils étaient arrêtés. Dans le meilleur des cas, ils ne passaient que par des camps de transit où ils étaient interrogés, puis relâchés malgré tout. Les autres on leur collait dix ans, vingt-cinq ans, ou le peloton d’exécution”. Et au moment où Soljénitsyne écrit cela, ou plutôt le dit à la radio ORT le 9 mai 1995 : “les malheureux qui n’ont jamais trahi personne, aujourd’hui encore ils sont enregistrés comme traîtres à la patrie, et non réhabilités”. L’on peut donc espérer que le film de Khabenski, s’il rend justice à Alexandre Petcherski, permettra de réhabiliter également les survivants de cette tragédie.

Mais revenons à cette décoration posthume, qu’est-ce qui explique que le refus de 2013 soit suivi d’une réalisation de la promesse en 2016 ? Puis d’un film financé par le ministère de la culture en 2018 ? C’est qu’entre-temps, le 22 février 2014, il y a eu le coup d’Etat de Kiev, dont le fer de lance a été constitué par les groupes d’extrême-droite, dont certains, comme le parti Svoboda d’Oleg Tiagnibok ou le Secteur droit de Dimitri Yarosh, se réclament ouvertement de l’OUN-UPA, l’organisation politico-militaire nationaliste ukrainienne qui a collaboré avec le régime nazi. En 2014 les morts du Maïdan, les massacres d’Odessa et de Marioupol, celui de Korsun, et depuis les exactions des bataillons arborant ouvertement les insignes et l’idéologie nazie dans la guerre civile du Donbass, ainsi que l’état inquiétant de la liberté de la presse en Ukraine, apportent chaque jour la démonstation que ces groupes ne sont pas marginaux comme l’invoquent ceux qui ont appuyé le Maïdan, mais prennent l’Ukraine en otage. Et l’on mesure mal en Europe de l’Ouest, le traumatisme que constitue la guerre civile en Ukraine comme l’aggravation du conflit entre l’Ukraine et la Russie, dans lesquels les gouvernements occidentaux portent une lourde responsabilité. Ils agissent comme un retour du passé, tant le traumatisme de la seconde guerre mondiale est présent dans des mémoires qui justement n’ont pas été apaisées par un véritable “travail de mémoire”, pour reprendre l’expression utilisée par le directeur du Centre spirituel russe à Paris, Leonid Kadychev, en préambule à la conférence qui a précédé la projection du film de Khabenski le 18 juin dernier.

L’on se demande cependant si les autorités russes n’ont pas soudain été saisies d’une frénésie mémorielle, après avoir laissé Petcherski et l’histoire de la révolte de Sobibor dans l’ombre des commémorations officielles de la “Grande guerre patriotique” pendant tout ce temps. Elles semblent actuellement faire preuve d’un zèle de néophyte, qui trouvera certainement à se corriger dans le lent et fastidieux “travail de la mémoire”, bénéficiant du dialogue et de la collaboration avec les “partenaires” scientifiques des pays concernés. Ce qui pourrait enfin conduire à une ouverture de la société russe à toute la mémoire de l’époque, condition pour un avenir plus serein. Car, comme le reconnaît Constantin Mogilevski, directeur du Fonds “Histoire de la patrie”, créé par décret présidentiel du 6 avril 2016, dans un euphémisme plus politique qu’historien : “il n’y a pas si longtemps, l’histoire de la révolte de Sobibor n’était pas largement connue”, précisant, se corrigeant quelque peu : “on la connaissait bien sûr, mais certains l’avaient oubliée, d’autres n’en avaient pas la moindre idée”.

Constantin Khabenski, le réalisateur du film, reconnaît lui-même qu’il ne connaissait rien de Petcherski et de son histoire au moment où on lui a proposé le sujet voici quatre ans, au cours d’une intéressante interview avec Vladimir Pozner le 23 avril dernier (4). Acteur renommé en Fédération de Russie, connu également pour son action caritative, ce sont en fait ses premiers pas en tant que réalisateur, et il précise être “co-rédacteur” du scenario, qu’il a eu un peu de mal à défendre face à son intelocuteur. Qui, lui, a non seulement connu la guerre – il était alors enfant en France – mais qui a surtout connu Petcherski, ses déboires en Union soviétique jusqu’à sa mort, où, peu avant celle-ci, on lui a refusé de se rendre aux Etats-Unis à une réunion de survivants de Sobibor, alors qu’on était en pleine libéralisation pérestroïkienne. Et lorsque Pozner lui apprend qu’à l’occasion de “l’affaire des blouses blanches”, qui a éclaté en janvier 1953, les Juifs d’URSS ont tous été sur le point d’être déportés par Staline, n’étant sauvés que par sa mort deux mois après, Khabenski lui demande où, commentant ironiquement la réponse de Pozner, “en Sibérie”, d’un “ah bon, je croyais en Crimée”, utilisant une arme prisée des négationnistes à l’heure actuelle en Russie, la dérision. Il a d’ailleurs ouvertement revendiqué pratiquer un cinéma “patriotique”, financé par l’Etat, au début de l’entretien.

Est-ce pour cela que dans le film, qui a le mérite de rappeler l’histoire du camp d’extermination nazi de Sobibor et celui de la révolte victorieuse dirigée par Petcherski, grâce à sa connaissance de la technique militaire et son expérience du combat, Khabenski dit avoir privilégié l’émotion au respect scrupuleux de l’exactitude des faits ? Et il insiste sur le caractère “spontané” de l’évasion massive. Alors qu’elle a été permise par une rigoureuse préparation de l’exécution des SS de garde, qui tous devaient être invités à se présenter aux différents ateliers, pour essayage, à 16 heures précises, notamment à l’atelier des tailleurs, où le premier SS avait été convoqué à 16 heures quand le second l’était à 16 heures cinq. Connaissant l’exactitude des Allemands, les membres du commando procédant aux exécutions devaient donc agir vite et efficacement, avec des haches venues de l’atelier de menuiserie, et se procurer ensuite leurs armes à feu pour neutraliser la garde de service, comme l’explique Yehuda Lerner, un jeune Juif polonais de Varsovie qui avait alors 17 ans, et qui vit encore en Israël, interviewé par Lanzmann dans le documentaire justement intitulé “Sobibor, 14 Octobre 1943, 16 Heures” (1). Venu de Minsk le 23 septembre avec le transfert des prisonniers de guerre soviétiques, il a lui-même exécuté les deux SS l’un après l’autre dans l’atelier de couture, après avoir été choisi pour cela par le commando, bien qu’il n’ait jusque-là jamais tué.

On peut donc regretter que le film n’ait pas mieux montré la collaboration et la synergie entre le réseau polonais, dirigé par Léon Feldhendler, et le réseau russe, ce qui aurait peut-être contribué à apaiser les relations autour du futur Mémorial, et qu’il ait cherché à valoriser les Juifs russes, qui paraissent plus virils et plus entreprenants que ceux des autres nationalités. Quelques scènes sont très fortes cependant, celle de la sélection et du gazage des femmes à l’arrivée du convoi au camp, qu’il fallait oser faire, ou celle de la lecture de la Torah. Mais celle, plutôt sadienne, de l’orgie des SS, si elle vise à montrer leur sadisme, est cependant un peu trop appuyée. Comme le remarque Pozner au cours de l’entretien, précisant qu’il est un enfant de la guerre et le fils d’un Juif russe communiste, pouvant encore éprouver de la haine envers les Allemands à la vision d’un film documentaire, “je dois dire qu’en regardant votre film, la façon dont sont traités les officiers allemands m’a paru excessive”. Suit une discussion sur l’obéissance aux ordres, conclue par Khabenski – qui a esquivé une réponse en invoquant le fait qu'”il y a des ordres qu’il ne faut jamais donner” à la question que lui posait Pozner “s’il y a des ordres qu’il ne faut pas accomplir” – par : “je ne pense pas qu’il faille retirer les épaulettes (i. e. démissionner), sinon il n’y a plus d’armée”.

Il reste que ce film, même s’il s’agit d’un film vraisemblablement de commande, et de commande d’Etat, marque un progrès dans le “travail de mémoire” en Russie. L’on peut espérer qu’il s’accompagnera de ce qu’un autre intervenant à la conférence, Philippe Boukara, coordinateur de formation au Mémorial de la Shoah, a défini comme “la mémoire devenue elle-même un objet d’histoire”, c’est à dire “la manière dont on a construit la mémoire en fonction de considérations du temps présent”. Il a rappelé pour sa part comment 4000 Juifs arrêtés par la police française ont été déportés en quatre convois à Sobibor, venus en partie de Marseille, où vivaient des Juifs originaires du Maroc et d’Algérie, dont plusieurs centaines étaient des citoyens français. Il faut donc espérer que le film de Khabenski favorisera la recherche en Russie, dans les archives et dans les mémoires encore vivantes, de ce qu’il y a de latéral à la mémoire de Sobibor : celle du sort des prisonniers de guerre soviétiques, mais aussi celle du bolchévisme et du stalinisme, qui ont leur part de responsabilité dans l’avènement du nazisme, par le passage à l’acte massif créant une véritable épidémie dans toute l’Europe, par une terreur permanente légitimée par l’idéologie et par les consignes données aux communistes allemands de privilégier la lutte contre la social-démocratie. Pour cela les archives doivent être ouvertes et consultables par tout le monde, comme la représentante des Archives de la Fédération de Russie à la conférence, Larissa Malachenko, s’y est engagée pour ce qui concerne les archives du camp de Sobibor, où la Russie bénéficie en plus de ce qu’on y qualifie d'”archives trophée”, c’est à dire celles prises en Allemagne après la défaite du Reich, qui contiennent une part de la mémoire européenne, ainsi que les archives des témoignages recueillis en vue du procès de Nuremberg, dont celui de Petcherski. Le reste des archives recueillies par Petcherski de son vivant étant actuellement détenues par le Fonds “Alexandre Petcherski”, dont le directeur, Ilya Vassiliev, a également participé à la conférence.

Car comme le remarquait justement Constantin Mogilevski au cours de la discussion, au sujet du Memorial en construction à Sobibor à l’initiative de la Pologne, les archives détenues par la Russie sont un élément important de la construction de la mémoire de ce que fut ce camp d’extermination. Il n’y a donc pas lieu, en ce lieu, pour un quelconque débat politique, a-t-il souligné. L’on ne peut qu’approuver cette déclaration, c’est pourquoi l’information donnée dernièrement par le quotidien Kommersant, selon laquelle un ordre de destruction des archives de détenus du Goulag passé un délai de quatre-vingts ans en date du 12 février 2014 (5), paraît tout à fait contradictoire avec l’esprit qui semble animer les autorités russes dans l’histoire de Sobibor. Le “travail de mémoire” doit concerner toute la mémoire de la période soviétique, et non pas en privilégier une partie, pourtant négligée jusque-là, sauf à opérer une instrumentalisation, une opération de communication à visée politique.

Frédéric Saillot, le 23 juin 2018

(1) Chiffre notamment avancé par Claude Lanzmann, dans le décompte qu’il fait du nombre de victimes par convoi à la fin du film documentaire qu’il a consacré à Sobibor en 2001, “Sobibor, 4 octobre 1943, 16 heures” : https://www.youtube.com/watch?v=jAZHQKJQuKs.

(2) https://ria.ru/society/20180411/1518349205.html
(3) Alexandre Soljenitsyne, “Une Heure par jour”, Fayard, 2007. Retranscription d’entretiens à la radio ORT entre avril et septembvre 1995.
(4) https://www.google.fr/search?q=%D0%BF%D0%BE%D0%B7%D0%BD%D0%B5%D1%80+%D1%85%D0%B0%D0%B1%D0%B5%D0%BD%D1%81%D0%BA%D0%B8%D0%B9&ie=UTF-8&oe=UTF-8&hl=fr-fr&client=safari
(5) https://www.kommersant.ru/doc/3652040?from=four_strana