Presse et démocratie en Eurasie

Le dernier Forum économique de Saint-Pétersbourg s’est ouvert le 6 juin sur une rencontre du président Poutine, qui a tenu à souligner la primeur qu’ainsi il leur accordait, avec les représentants des agences de presse internationales “produisant près de 90% de l’ensemble du flux des informations dans le monde” (1).
Cela pour les sermonner sur la détérioration du système de sécurité globale par la violation des différents traités de non prolifération du fait des Américains. Car comme le précise Sergueï Mikhaïlov, directeur de l’agence TASS modérant la réunion : “notre planète traverse une dangereuse période de confrontation : des pays implosent, des régions sont en feu, la guerre commerciale fait rage, les fake-news se répandent – voici à l’heure actuelle l’unique sommaire des agences de presse internationales”.

Poutine commence ensuite par rappeler que le monde a connu une période de 75 années de paix après les successives volte-face de l’Occident dans ses relations avec l’Union soviétique : d’abord détestée, elle a été considérée comme une alliée pour combattre le nazisme, avant d’être menacée de destruction lorsque les Américains ont inventé l’arme atomique. Selon lui, Churchill, de promoteur de la guerre froide serait devenu celui de la coexistence pacifique sitôt cette arme récupérée par les Soviétiques.
Force est de constater que ce parallèle historique place la Fédération de Russie en continuatrice directe de l’Union soviétique dans les relations internationales. Ce qui conduit son président à préciser la position de force dans laquelle elle se trouverait quant à l’actuelle balance des forces, en cas de non-prolongation du dernier accord en vigueur sur la réduction des armes stratégiques nucléaire, le traité New Start, conclu en 2011 par les présidents Medvedev et Obama, arrivant à échéance en 2021.

“On peut ne pas le prolonger, prévient-il, mais nous avons un nouveau système qui est tel qu’il garantit la sécurité de la Russie dans une perspective historique suffisamment longue”. Et de préciser, en forme de menace à peine voilée : “nous avons en effet pris l’avantage sur nos concurrents dans ce domaine en concevant un système de super-armes”. Il s’agit des vecteurs non-balistiques et hypersoniques dont il a abondamment fait la description anticipée dans son discours de campagne devant l’Assemblée fédérale le 1er mars 2018 (2), et dont on annonce régulièrement depuis la livraison prochaine aux unités militaires russes (3). Observons que Poutine, qui d’habitude qualifie les Occidentaux, et particulièrement les Américains, de “partenaires”, même dans les moments les plus tendus, utilise ici un terme plus en adéquation avec le thème du Forum économique de Saint-Pétersbourg, celui de “concurrent”, laissant entendre l’interdépendance de l’économique et du militaire dans le jeu actuel des relations internationales. “Concurrents-partenaires” qu’il invite une fois de plus à s’asseoir à la table de négociations : “Nous avons déjà dit cent fois que nous y étions prêts, mais personne jusqu’à présent ne veut négocier”.

La discussion s’engage ensuite avec les représentants des différentes agences internationales. Lorsque vient le tour de Fabrice Fries, tout récent PDG de l’AFP, il est ainsi introduit par Mikhaïlov : “L’AFP a été fondée voici 75 ans, et cette année la Russie et la France fêtent le quatre-vingt-quinzième anniversaire de l’instauration officielle de leurs relations diplomatiques”. Il a beau immédiatement ajouter : “bien que l’histoire des relations entre nos pays soit incontestablement bien plus longue et plus riche”, il est remarquable de l’entendre à son tour confondre URSS et Fédération de Russie. Il convient d’ailleurs de remarquer qu’il est le directeur de la toujours agence TASS, c’est à dire de l’Agence Télégraphique de l’Union Soviétique, une dénomination pour le moins intempestive. Ancien haut fonctionnaire investi dans de grands groupes de presse, Fries, domicilié en Belgique, est résolu à privatiser la troisième agence internationale d’information qu’est l’AFP, souhaitant l’engager dans le programme mondial de “fact cheking” de Facebook, pour en faire “un, voire le référent mondial en matière de lutte contre les fake news » (4).

On pourrait lui suggérer d’analyser celle qu’a lancée Mikhaïlov, un peu par provocation, mais il a sans doute matière à plus s’interroger sur celle que va lui servir Poutine. En effet, à la question improvisée par la référence à l’histoire offerte par ce dernier, et alors que le même jour a lieu la commémoration du Débarquement de Normandie, il lui demande, “modifiant quelque peu la question initialement prévue, ce qu’il pense de sa non-invitation aux cérémonies du Débarquement : – A quoi pensez-vous que cela soit lié ? Y a-t-il là dedans une intention spéciale ? Comment l’expliquez-vous ?” (5). Poutine, se défendant de vouloir jouer les figurants obligés et invoquant d’autres chats à fouetter, peut-être désarçonné par cette question imprévue, déclare : “En ce qui concerne le second front, j’appelle votre attention sur le fait qu’il s’agit précisément du second front. Le premier était chez nous. Si vous dénombrez la quantité de divisions de la Wehrmacht qui a combattu les Armées soviétiques sur le front de l’Est, et la quantité de soldats et de technique militaire engagée ensuite à partir de 44 sur le front occidental, tout est immédiatement évident. Nous savons cependant que Churchill avait proposé d’ouvrir un second front quelque-part dans les Balkans, de débarquer à d’autres endroits. Il faut toutefois rendre justice à Roosevelt, il a pris une décision sans considérations d’ordre politique mais d’ordre militaire et stratégique, et il a eu raison. Roosevelt a été un grand homme”.

Observons que Churchill et Roosevelt sont tour à tour de grands hommes en fonction des nécessités argumentaires de Poutine. Il se trompe pourtant, et par deux fois, dans ce trop bref résumé historique. Chronologiquement, le premier front fut le front de l’Ouest, après la double invasion de la Pologne par l’Allemagne et par l’URSS en septembre 1939, puis de la France par l’Allemagne en juin 1940 suivie de la bataille d’Angleterre, l’URSS étant toujours liée à l’Allemagne par le pacte Molotov-Ribbentrop signé le 23 août 1939. Et la décision imposée par Roosevelt de n’ouvrir le second front qu’en juin 1944 par le débarquement de Normandie, a été une décision éminemment politique, prise lors des conférences internationales successives, à commencer par celle de Moscou en octobre 43, suivie de celle de Téhéran fin novembre 43, avant les conférences de Yalta et de Potsdam en 1945. Y étaient discutés les buts de guerre des uns et des autres. Dès Téhéran, la zone d’influence soviétique en Europe centrale a été octroyée à Staline, au grand dam des Polonais qui constituaient pourtant la quatrième force militaire alliée. C’est ce qui a déterminé Roosevelt, pour des raisons politiques et géopolitiques, à refuser l’ouverture du second front allié dans les Balkans, qui aurait permis de devancer l’Armée rouge en Europe centrale. Et c’est sans doute ce qui a causé la mort du général Sikorski, commandant des Forces armées polonaises et premier ministre du Gouvernement polonais en exil le 4 juillet 1943 à Gilbraltar. De retour d’une inspection de l’armée d’Orient, formée des rescapés du Goulag faits prisonniers par l’Armée rouge en septembre 1939, miraculeusement libérés par l’accord Sikorski-Maïski du 30 juillet 1941, il y avait été convaincu par eux – qui savaient de quoi ils parlaient – de la nécessité d’un débarquement à cet endroit, fermement déterminé à le faire accepter par les alliés.

Quelques jours avant l’ouverture du Forum de Saint-Pétersbourg a d’ailleurs eu lieu un événement en matière de reconnaissance de l’histoire de l’URSS telle qu’elle a eu lieu : le 2 juin a été publié par le Fonds “Mémoire historique” (6), le scan “de l’original de la version soviétique du pacte de non-agression entre l’Allemagne et l’URSS de 1939, connu également comme pacte Molotov-Ribbentrop” (7). Avec, ce qui a toujours été nié jusque-là par certains, “le protocole secret complémentaire, consacré à la délimitation des sphères d’influence en Europe orientale”. Cette publication constitue une avancée importante dans l’établissement de la vérité historique, qu’il convient de saluer, mais il reste à publier un autre complément à ce pacte, signé le 28 septembre 1939 (8) entre les mêmes Molotov et Ribbentrop, une fois réalisée “la délimitation des sphères d’influence en Europe orientale”, le 1er septembre pour l’Allemagne, le 17 pour l’URSS.

Ce complément, intitulé “Traité d’amitié et des frontières germano-soviétique”, précise la délimitation de la frontière commune “à l’intérieur du territoire de l’ancien Etat de Pologne”, et définit les relations d’amitiés entre l’Allemagne et l’URSS. Un protocole additionnel précise les modalités réciproques d’échange de ressortissants. Un premier protocole secret redéfinit les frontières de la Lituanie, modifiant l’article 1 du pacte du 23 août. Un second protocole secret dispose : “Les soussignés plénipotentiaires, en conclusion du Traité germano-soviétique d’amitié et des frontières, ont déclaré leur accord sur ce qui suit : ‘Aucune partie ne tolérera sur son territoire une agitation polonaise qui puisse avoir des conséquences sur le territoire de l’autre partie. Elles supprimeront sur leur territoire tout début d’une telle agitation et informeront l’autre partie des mesures appropriées prises à cette fin'”. On a là formulé clairement le cadre de la collaboration entre l’URSS et l’Allemagne nazie pour réprimer la résistance polonaise. Ce cadre a existé de septembre 1939 à juin 1941, soit près de deux ans, pendant lesquels l’intelligentsia polonaise a été éliminée dans le cadre de l’action “AB” dans les parties de la Pologne annexée au Reich, quand près de 15 000 officiers, dont une majorité de réserve, c’est à dire des cadres civils, étaient assassinés par le NKVD à Katyn, Kharkov et Kalinine. Pendant cette même période, la population polonaise était soumise aux travaux forcés et aux privations, tandis que la population juive polonaise était recluse dans des ghettos avant d’être exterminée à partir de la fin 1941.

Publier ce second document, c’est à dire faire la lumière sur cette zone d’ombre de la seconde guerre mondiale, permettrait à la Fédération de Russie d’entreprendre des relations avec ses voisins sur des bases communes de reconnaissance réciproque. Comme plus généralement publier tous les documents qui permettraient de faire la lumière sur la façon dont le pouvoir soviétique, et au premier chef Staline, a conduit sa politique pendant la guerre, permettrait d’avancer vers l’établissement d’une histoire commune et un assainissement des relations internationales. L’actuelle politique, habile mais à courte vue, du “Régiment immortel” promue par Poutine, où des millions de descendants portent le 9 mai le portrait de leurs proches ayant participé au conflit, s’il permet aux nations intégrées à l’URSS de faire leur deuil des effroyables pertes subies et de ressentir une légitime fierté que les leurs aient apporté une contribution décisive à la victoire finale, ne permet cependant pas de prendre toute la mesure du passé totalitaire, responsable pour partie de ces innombrables pertes, oblitérant cette réalité par une culture de l’émotion prenant le pas sur la connaissance des faits et l’exercice de la raison. Relégitimant ainsi Staline plutôt que de prendre la mesure des conséquences réelles de son action dans l’histoire des nations qui ont eu à la subir.

Le délai imposé récemment à l’ouverture des archives de la période stalinienne, qui avaient commencé d’être ouvertes à l’époque de Eltsine mais qui ne pourront désormais plus être consultées avant 2044 (9), ne va certainement pas dans ce sens. Seule en effet leur étude exhaustive, pour toute la période des crimes de masse commis depuis 1917, attentive et impartiale, permettrait, par une mise à distance provoquant une prise de conscience, une véritable prophylaxie sociale, le traitement des traces du régime totalitaire sévissant encore dans le climat social russe actuel. Cela permettrait également, et elles sont innombrables, aux familles des victimes, quand elles ont pu laisser une descendance, de faire leur deuil, de rendre à ces victimes la justice qui leur est due. A vrai dire ce deuil est à faire par l’ensemble des sociétés s’étant trouvées sous le joug totalitaire, ce qui pourrait aussi donner lieu à des défilés équivalents à celui du “régiment immortel”, car l’un n’est pas exclusif de l’autre, bien au contraire.

Le jour même où Poutine recevait les représentants de la presse étrangère au palais Constantin de Saint-Pétersbourg, ce 6 juin 2019, était arrêté à Moscou le journaliste Ivan Golounov, soudain sorti de l’ombre où il mène son travail d’investigation. L’information n’est rendue publique que deux jours après, où l’on voit apparaître sur les écrans le visage tuméfié du jeune journaliste, menotté, encadré de policiers, interviewé par un reporter de la chaîne de télévision gouvernementale Rossia 1. Très rapidement le montage d’une opération d’élimination d’un journaliste d’investigation gênant paraît cousu de fil blanc. Golounov enquêtait sur les agissements d’une entreprise de pompes funèbres “et ses liens avec certaines structures influentes” (10) sur quoi il avait déjà publié un article. Il venait de remettre un second article à la correction en vue de sa publication et s’apprêtait à rencontrer un collègue lorsqu’il est arrêté pour trafic de drogue. Mais au lieu d’être conduit aux stups il est traîné à la direction des affaires intérieures du quartier Ouest de Moscou. Il demande à contacter son avocat et de signer un procès-verbal d’arrestation, mais les policiers lui refusent l’un et l’autre. Sa détermination de professionnel de l’investigation lui permet de tenir tête aux policiers qui le frappent et le maltraitent, alors qu’il ne fait que demander l’application de la loi. Des sachets de drogue sont “trouvés” dans son sac à dos alors qu’il est menotté. Une perquisition, accompagnée d’un déploiement de forces inhabituel et vraisemblablement devancée par une équipe de police, trouve chez lui d’autres sachets de drogue et une balance laissant supposer une activité de commerce illégal. Enfin les “preuves” publiées par la police s’avèrent des photos prises dans un autre appartement dans le cadre d’une autre affaire.

Les deux interviews parues sur YouTube ne laissent aucun doute sur le montage, tant Golounov paraît précis dans son récit des faits, apportant la preuve de ses qualités professionnelles (11). Une fois l’arrestation et ses circonstances rendues publiques, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre, une mobilisation a lieu, massive, qui déborde très largement les milieux habituels de l’opposition, signe que la société russe a franchi un cap dans la tolérance de ce qui reste des moeurs et des agissements liés au passé totalitaire. Alors qu’une mobilisation de masse est sur le point d’être déclenchée autrement plus dangereuse pour le pouvoir que celle de 2011, Golounov est rapidement relâché, accueilli triomphalement par une forêt de micros et caméras. L’enquête, à laquelle il continue de participer, porte désormais sur la chaîne de commandement qui a conduit à cette arrestation. Sans attendre ses conclusions, Poutine a d’ores et déjà limogé deux généraux, l’un responsable des stups à Moscou, l’autre de la direction des affaires intérieures du quartier Ouest de Moscou.

Cette réaction rapide au plus haut niveau a évité que la situation ne dégénère, mais l’alerte a été chaude. Désormais la société russe semble ne plus vouloir s’en laisser compter. A vrai dire Poutine s’efforce de lutter contre un mal endémique qui ravage la Russie au plan moral et économique, comme l’a montré le bilan de l’ancienne responsable de la cour des comptes l’an dernier, Tatiana Golikova, dont le remplaçant, Alexeï Koudrine, a déclaré récemment qu’avec 12,5 millions de pauvres la Russie se trouvait au bord de l’explosion sociale. Il est arrivé à Poutine de faire publiquement état de licenciements aux postes de responsabilité pour faits de corruption, qui se reproduisent avec les remplaçants… Un trait de la société russe actuelle que l’on peut faire remonter aux “Âmes mortes” voire même au système de domination mongol, mais qui fait plus sûrement partie de l’héritage totalitaire non véritablement assaini jusqu’à présent. C’est la raison pour laquelle le travail des journalistes d’investigation en Russie, étroitement surveillé et particulièrement dangereux, est essentiel, et concourt à la volonté du pouvoir d’en finir avec des pratiques qui nuisent au développement économique du pays et au climat social. L’enquête que devait publier Golounov au moment d’être arrêté va d’ailleurs être complétée par le travail d’une dizaine de journalistes d’investigation et publiée collectivement.

Qu’en est-il de la presse dans le reste de l’espace eurasiatique, en voie de constitution d’un bloc géopolitique alternatif, et notamment en Chine ? Une récente émission sur France-Culture, à l’occasion du trentième anniversaire du massacre de la place Tiananmen, s’est demandée si l’on pouvait encore être journaliste en Chine, avec “les contrôles, mises sur écoute, interpellations des sources, chantages au visa, surveillances et menaces” dont sont victimes aussi bien les journalistes chinois que les correspondants étrangers (12). Selon François Bougon du Monde, ancien correspondant de l’AFP à Pékin de 2005 à 2010 (13), “les journalistes chinois sont soumis à une pression renforcée sous Si Tsin Pin qui a redit de manière très claire que les journalistes étaient là pour servir les intérêts du parti. Il est allé faire une visite il y a quelques années aux trois principaux médias : Le Quotidien du peuple, la télévision gouvernementale CCTV et l’Agence Chine nouvelle, et il leur a dit clairement : ‘votre nom de famille c’est le parti’. Donc en fait ils sont au service du parti. Les journalistes étrangers subissent aussi des pressions et des empêchements de travailler, mais parce qu’ils sont perçus comme des ennemis extérieurs, des forces hostiles. C’était clairement formulé dans le ‘Document n°9’ que Si Tsin Pin a fait circuler en 2013 qui pointait sept dangers pour la Chine, dont le journalisme à l’occidentale”.

Malovic, chef du service Asie de La Croix, renchérit : “la définition du journaliste à la chinoise c’est qu’il est un agent du gouvernement. Et la non-équité c’est que les journalistes chinois à l’étranger sont des agents du gouvernement, travaillent pour le gouvernement. Nos journalistes correspondants étrangers à Pékin sont considérés comme tels par le régime alors que ce n’est pas le cas. (…) Ils sont considérés comme un danger : eux sont hyper-contrôlés, hyper-suivis. Ces vingt dernières années, on ne risquait que d’avoir nos téléphones à l’hôtel sur écoute et d’être suivis dans la rue, aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, les téléphones ils vous les aspirent à distance et les journalistes qui travaillent sur des sujets sensibles sont ouvertement suivis. Que ce soit l’AFP, la BBC ou CNN, leurs correspondants sont suivis par quatre ou cinq agents chinois en civil, et qui se montrent, pour leur dire ‘voilà on vous empêche’. Tout est fait pour les empêcher de bosser”.

La Chine dépense aussi des moyens considérables, qui se chiffrent en milliards d’euros, dans une véritable guerre de l’information. Selon Bougon, “il y a une volonté de la Chine d’imposer sa voix car il y a le sentiment parmi les dirigeants chinois que les Etats-Unis contrôlent aujourd’hui le discours mondial”. Pour Malovic il s’agit de “donner la vision positive de tout ce que fait le président Si Tsin Pin aussi bien en Chine qu’à l’étranger : combien la Chine est généreuse en Afrique, combien elle fait tout ce qu’il faut en Amérique du Sud pour aider les infrastructures etc. Et évidemment ils payent énormément les journalistes étrangers qui travaillent pour eux, c’est pour eux une garantie de légitimité. Bougon prend l’exemple de l’Afrique : “C’est là où se joue cette guerre de l’information. CGTN (14) y est beaucoup plus subtil : ils ont embauché des journalistes africains pour énormément de sujets sur l’Afrique, mais toujours dans cette espèce d’idée de promouvoir un journalisme à la chinoise, c’est à dire un journalisme, si l’on en croit Si Tsin Pin, qui infuse de l’énergie positive : donc vous n’êtes pas là pour faire du contre-pouvoir comme le fait le journaliste occidental mais vous êtes là pour faire en sorte que la société se sente mieux et qu’elle soutienne les gouvernements. Donc forcément dans beaucoup de pays africains c’est reçu avec intérêt et c’est là que ça devient inquiétant, c’est à dire qu’on va mettre des structures pour former énormément de journalistes africains”.

Revenons en au Forum économique international de Saint-Pétersbourg, dont Si Tsin Pin était l’invité d’honneur, que Poutine rencontre régulièrement, et notamment de façon très ostentatoire le jour où les chefs d’Etat occidentaux célébraient l’anniversaire du “D-Day”. Dans son discours introduisant la réunion de l’assemblée plénière le 7 juin (15), le président russe déclare d’emblée la caducité du “modèle existant des relations économiques qui, malheureusement, se trouve en crise”. Ce modèle de croissance “fondé sur les traditions occidentales, dites libérales, symboliquement nommées euro-atlantiques, a prétendu à l’universalité”. Entre 1991 et 2007, la PIB mondial a doublé grâce à l’ouverture des nouveaux marchés de l’ex-URSS et de l’Europe de l’Est, mais cette période s’est avérée de courte durée au regard de l’histoire. Depuis, les réponses de l’Occident pour maintenir leur domination mondiale se sont avérées inadéquates, comme par exemple les entraves à la réalisation du projet North Stream 2. Dans ces conditions il voit deux évolutions possibles : la poursuite de ce “modèle universel de globalisation” qui revient à la “domination juridique d’un seul pays ou d’un groupe de pays influents” ou bien la fragmentation de l’espace de l’économie globale conduisant à la guerre commerciale et à la guerre tout court de tous contre tous.

Quelle pourrait être alors une issue où s’engager qui ne soit ni utopique ni éphémère ? Poutine suggère la création d’un nouveau cadre global : “à l’évidence l’élaboration d’un modèle de croissance plus stable et plus juste exige de nouveaux accords, qui ne soient pas seulement inscrits dans le marbre mais surtout qui soient respecté par tout le monde. Je suis cependant persuadé que des discussions sur un tel ordre économique mondial resteront des voeux pieux tant que nous ne remettrons pas en leur coeur des principes tels que la souveraineté, le droit inconditionnel de chaque pays à sa propre voie de développement et, j’ajoute, la responsabilité de chacun non seulement dans son propre développement mais dans la stabilité du développement général”. Poutine propose en fait une nouvelle forme de cette coexistence pacifique qu’il a évoquée la veille en introduction à sa rencontre avec les médias internationaux, entre modèles différents. Un projet qui n’est pas sans paraître quelque peu utopique, quoiqu’il s’en défende, qui plus est pas très clairement formulé, chez un homme qui jusqu’à présent avait fait preuve de réalisme et de pragmatisme : “Quel pourrait être le point de réglage de tels accords et d’un espace juridique commun ? Bien sûr pas la soumission de tous à une unique loi d’airain, mais avant tout une harmonisation des intérêts économiques nationaux, des principes de concertation, une concurrence et une collaboration entre pays ayant différents modèles de développement, avec leurs particularités et leurs intérêts”. Remarquons que la formulation de ce projet utilise un concept de base de la vision politique de Si Tsin Pin : celui d’harmonie, repris plusieurs fois par Poutine dans son discours.

Depuis l’instauration du système dit de Bretton Wood consacrant la primauté du dollar, rappelle-t-il, “sont apparus de nouveaux centres économiques, le rôle de monnaies régionales a augmenté, la balance des forces et des intérêts a changé. A l’évidence ces profonds changements exigent une adaptation des institutions financières internationales et du rôle du dollar qui comme monnaie de réserve universelle est aujourd’hui devenu un instrument de pression du pays émetteur sur le reste du monde”. Alors que selon lui “il nous faudrait des principes de réciprocité équitables dans des domaines aussi essentiels que la haute technologie, la formation, les transferts de technologie, la nouvelle économie numérique et l’espace d’information global”. Il reconnaît cependant que “bâtir un tel système harmonieux sera sans conteste compliqué, mais c’est le meilleur moyen de rétablir une confiance réciproque. Et nous n’avons pas d’autre voie”.

Il propose alors de s’atteler à la tâche en “utilisant le potentiel de l’ONU, en renforçant ses institutions économiques et en accordant davantage de prérogatives à de nouvelles alliances comme le G 20”. Pour premier pas dans cette direction, applaudi par la salle, il propose “une sorte de démilitarisation des secteurs-clés de l’économie globale, c’est à dire exclure des guerres commerciales et des sanctions la vente des produits de première nécessité : les médicaments et les équipements médicaux. Ainsi que les énergies permettant de diminuer la pollution et le réchauffement climatique”. Concernant la Russie, pour l’insérer dans la construction de ce nouveau modèle économique global harmonieux, il mise principalement sur une coordination entre l’Etat et les grosses compagnies, citant juste pour rappel la nécessité de l’entreprise privée, dont il avait pourtant fait le vecteur du développement de l’économie russe dans son discours de campagne du 1er mars 2018.

Après l’article de ce nouvel ordre du monde fait en stratège par le président Poutine, il ne reste plus au président Si qu’à prononcer quelques onctueuses paroles pour donner son aval aux propositions de son collègue, non sans souligner la dimension conflictuelle de ce projet alternatif : “les intérêts des pays sont comme jamais profondément interdépendants, la tendance à la paix, au développement, à la coopération et au profit général est irréversible. En même temps, sur fond d’anti-globalisme, d’hégémonisme et de politique de la force, se multiplient de nouveaux problèmes et de nouveaux défis. L’humanité se trouve à nouveau à la croisée des chemins”. Car Si se présente en champion d’un néo-globalisme, perçu comme fondé sur le développement économique, non sans toutefois en référer à des valeurs communes : “une croissance stable comme meilleure issue de la situation actuelle coïncide avec le projet de former une communauté de destin unique de l’humanité ayant le même but et les mêmes valeurs”. Comme par exemple la liberté de la presse, l’une de ces libertés fondamentales concourant à la démocratie. Ce qui fait du discours de Si, digne d’un congrès d’internationale communiste, celui du loup qui se déguise en agneau pour mieux dévorer la bergerie : “la Chine sera aux côtés de tous les pays inspirés par l’idée d’un développement stable, oeuvrant en vue du destin commun de l’humanité, prônant le multilatéralisme, développant un système de gouvernance mondiale, favorisant une paix durable sur la planète, ouvrant main dans la main un avenir clair et prospère” On a déjà entendu ça quelque part. Au même moment, des manifestations de masse répondent à Hong-Kong aux si beaux projets globalistiques de Si.

C’est alors que Sophiko Shevarnadze, la journaliste de RT qui modère la séance, lui pose la question de la guerre commerciale entreprise par les Etats-Unis contre la Chine : “Trump est un redoutable négociateur, un formidable homme d’affaire (…) qui obtient tout ce qu’il veut, comme avec l’Alena ou le Japon, qu’en sera-t-il avec vous ?” Patelin, Si répond : “peut-être que j’ai quelques réserves en réponse à cette question, que sais-je”, applaudi par une assistance qui semble lui être acquise. Il fait sans doute allusion à la dette américaine, détenue en grande partie par la Chine, mais peut-être également à la puissance commerciale et militaire que constituent la nouvelle alliance entre la Chine et la Fédération de Russie. C’est alors qu’il précise les termes du conflit actuel : “la Chine est devenue le plus gros partisan de la globalisation, parce que la globalisation est la tendance de l’histoire qui poursuit sa voie”. Refrain lui aussi déjà entendu. Il concède cependant : “l’anti-globalisme est aussi un phénomène contemporain. Je pense que c’est une petite partie de la vague générale, qui peut donner naissance à un phénomène, mais qui ne peut arrêter le mouvement de la globalisation dans son ensemble”.

Shevarnadze demande alors à Poutine de donner à son tour son point de vue. Prudent, il commence par citer un proverbe chinois de circonstance, mettant les rieurs de son côté : “quand les tigres bataillent sur la colline, la sage guenon reste perchée et observe comment cela va se terminer”. Puis il souligne le paradoxe dans lequel seraient selon lui les Etats-Unis, la première économie du monde, qui prônent désormais le protectionnisme parce que le globalisme qu’ils ont promu a fait apparaître des concurrents sérieux, ce qui se traduit par une stagnation du PIB mondial à 2% et une régression du commerce mondial de 17%. C’est donc en argumentant sur les pertes économiques encourues qu’il conclut sur le projet de nouvel ordre mondial proposé avec Si : “Quelle est notre position ? Combattre pour des principes de justice et de démocratie dans le développement des relations économiques internationales”.

Cette “position” ne semble pas uniquement partagée dans la seule partie orientale de l’Eurasie se constituant en bloc qui, si la Fédération de Russie devait continuer à s’aligner sur les “valeurs” prônées par Si, prendrait la voie d’un bloc néo-totalitaire paré des meilleures intentions du monde. Lors d’une récente matinale de Radio Classique, dans le cadre du chapitre intitulé “Esprits libres”, Guillaume Durand recevait récemment Luc Ferry et Nicolas Bouzou (16), grands esprits et co-auteurs d’un livre intitulé “Sagesse et folie du monde qui vient, Comment s’y préparer ? Comment y préparer nos enfants ?”, alors que le président Si était en visite chez le président Macron aux fins de promotion du projet d’infrastructure des “Routes de la soie”. Durand leur pose une question “à mi-chemin entre la philosophie et la politique : est-ce que fondamentalement cette espèce d’explosion de la Chine ces dernières années n’est pas liée à ce mariage qui doit quand même interroger l’économiste et le philosophe entre la dictature et l’économie de marché ?” A quoi Ferry répond ex abrupto : “Ben c’est ce qui marche le mieux, c’est le Far-West, c’est extraordinaire…”

Il est interrompu par Durand : “Je dis ça parce qu’on a entendu dans les manifs ces derniers temps des gens dire, au fond contre Macron ou contre la philosophie d’Europe occidentale : ‘Si on avait un bon dictateur ça marcherait mieux’ – Oui, renchérit Ferry, il y a 45% des Français qui voudraient qu’on ait un gouvernement autoritaire. C’est sûr qu’en termes d’efficacité avoir un gouvernement très autoritaire d’un côté dictatorial comme c’est le cas en Chine et en même temps une économie ultra-libérale, c’est la martingale ! Y’a pas de prélèvements obligatoires en Chine, ou quasiment pas, et donc y a pas de syndicats, donc y a pas de résistance si vous voulez au développement d’une économie ultra-libérale. C’est pas du tout notre modèle à nous mais en même temps il faut bien comprendre quel avantage ça donne : l’avantage que ça donne et c’est ça la grande différence avec nos pays occidentaux démocratiques c’est que les Chinois ils ont des politiques à dix ans, à quinze ans, à vingt ans.. – Oui c’est la vieille planification, suggère Durand”

“- Non, c’est pas la vieille, c’est la nouvelle, rétorque Ferry : il peuvent avoir un projet par exemple démographique à vingt ans, ils peuvent avoir un projet économique à 20 ans. Nous à 48 heures ont est déjà un peu incertains. Voyez le débat qu’on a sur les Gilets jaunes : on ne sait pas comment ça va se terminer, à dix jours près le gouvernement est pas tout à fait certain de ce qui va se passer. Et donc la grande différence c’est entre court-termisme et long-termisme – C’est pour ça que je vous pose la question, se défend Durand, puisque c’est une réflexion sur l’état du monde, est-ce que vous n’avez pas le sentiment que beaucoup de monde qui va vous lire va se dire au fond, dans le contexte qu’on est en train de vivre, finalement plus les régimes sont autoritaires, plus les régimes sont martiaux, plus c’est…, personne n’en veut ici ! – Le vrai problème, explique alors Ferry, c’est que les gens en France, notamment les chefs d’entreprise ils sont tout le temps à défendre la rhétorique du courage, ‘il faut avoir le courage de réformer’, j’entends ça mille fois à chaque fois que je rencontre un chef d’entreprise : ‘il faudrait que les politiques soient courageux, qu’ils réforment’.”

“Mais on réforme pas contre le peuple, s’alarme-t-il, malgré tout c’est la rue qui gouverne. On le voit aujourd’hui avec les Gilets jaunes, alors qu’ils sont très très peu nombreux en vérité : 40 000 personnes. Les grandes manifs de 68 c’était un million de personnes à Paris, c’était pas 5000 personnes. Donc voilà, le problème c’est que si on avait un peuple, une opinion publique vraiment évoluée sur le plan économique, elle demanderait la durée de cotisation allongée pour la retraite, elle demanderait l’augmentation de la TVA, parce que c’est un impôt très efficace et pas très douloureux économiquement, etc, etc, Et donc plus de sélection au bac, plus de sélection à l’université. Tout ça dépend de l’opinion publique : si l’opinion publique demande des choses qui ne sont pas raisonnables, le politique est structurellement en difficulté, surtout qu’il est minoritaire dans le pays, il est structurellement minoritaire aujourd’hui”.

Le monde qui vient, ou le meilleur des mondes… si l’on y prend pas garde.

Frédéric Saillot, le 22 juin 2019

(1) http://kremlin.ru/events/president/news/60675
(2) Voir mes articles http://www.eurasiexpress.fr/du-coulage-du-koursk-a-la-panoplie-anti-anti-missile-les-enjeux-de-la-presidentielle-russe/ et http://www.eurasiexpress.fr/ou-va-la-federation-de-russie/
(3) La dernière annonce en date : https://fr.sputniknews.com/defense/201906191041469633-les-armes-lasers-et-hypersoniques-vont-bientot-faire-leur-entree-dans-larmee-russe/
(4) https://www.acrimed.org/La-soumission-de-Fabrice-Fries-AFP-a-Facebook-et
(5) Traduit de la retranscription en russe (voir note 1).
(6) http://historyfoundation.ru/2019/05/31/pakt/
(7) https://ria.ru/20190602/1555184042.html
(8) Soviet documents on foreign policy, vol. 3, 1933-1941, selected and edited by Jane Degras.
(9) https://www.parismatch.com/Actu/International/Les-archives-de-l-epoque-stalinienne-inaccessibles-jusqu-en-2044-899949
(10) https://francais.rt.com/international/63038-retrouvez-integralite-interview-journaliste-russe-ivan-golounov-rt
(11) Le premier interview de Golounov à sa libération a été réalisé par Ksenia Sobtchak : https://paperpaper.ru/papernews/2019/06/14/kseniya-sobchak-vzyala-intervyu-u-ivana-g/
(12) https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-mediatique/chine-la-guerre-de-linformation-est-elle-declaree
(13) Auteur de La Chine sous contrôle, Tiananmen 1989-2019, éd. du Seuil.
(14) Chaîne d’infos 24h de la télévision publique chinoise en langue anglaise.
(15) http://kremlin.ru/events/president/news/60707
(16) https://data.radioclassique.fr/download/Podcasts/Esprits_Libres_du_25-03-2019_08h42.mp3