Le putsch de Kiev, chronique d’un coup d’Etat

A chaque fois que la crise en Ukraine, ou plus précisément à Kiev, semblait s’apaiser et s’acheminer vers une solution, les radicaux de la contestation organisés dans le “Pravy Sektor” (Secteur droit), ont relancé l’offensive militaire contre le quartier gouvernemental proche pour finir par le prendre le samedi 22 février, après le départ des Forces spéciales Berkout. C’était au lendemain même des accords signés entre l’opposition, le président Yanoukovitch et les trois ministres des Affaires étrangères de France, d’Allemagne et de Pologne, dans un contexte de tirs de snipers qui ont fait près de 80 morts des deux côtés. Depuis prévaut en Ukraine une situation de non-droit, où, après le départ de Yanoukovitch réfugié en Russie, mais qui n’a cependant pas démissionné, un gouvernement fantoche prétend légiférer en urgence pour ukrainiser un pays très majoritairement russophone et pour le formater aux normes de Bruxelles.
Ce qui a fait dire au président Poutine lors de sa conférence de presse du 4 mars qu'”en Ukraine a eu lieu un coup d’Etat anticonstitutionnel et une prise de pouvoir par les armes” (1). Et concernant la légitimité du nouveau pouvoir issu de ce coup d’Etat, sa réponse a été claire : “La Rada (parlement) l’est en partie, le reste ne l’est pas. Le président par interim ne l’est pas non plus car il n’existe que trois moyens d’écarter le président légitime du pouvoir : la mort, une déclaration personnelle ou l’impeachment (2)”. Rappelons qu’avant le coup d’Etat du 22 février, les trois partis de la coalition de l’opposition : Patrie (libéral) de Yatseniouk et Timochenko, Oudar (populiste) de Klitshko et Svoboda (ultranationaliste néonazi) de Tiagnibok, totalisaient 178 députés sur 450 dans la Rada élue en octobre 2012.
Cette absence de légitimité concomitante à un effondrement de l’Etat ukrainien offrant le champ libre aux exactions des bandes néo-nazies, le Conseil de la Fédération de Russie a autorisé le 1er mars le président Poutine à recourir à la force pour rétablir l’ordre et protéger les populations civiles en Ukraine. Après une tentative de prise d’assaut des institutions de Crimée dans la nuit du 27 au 28 février par des individus armés venus de Kiev, des forces d’autodéfense prorusses ont pris le contrôle des lieux stratégiques. Les parlementaires de la République autonome – cédée à l’Ukraine par un oukaze de Khrouchtchev en 1954 – ont alors demandé le rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie et 1er mars Sergueï Aksenov, président du Conseil des ministres de la république autonome de Crimée, a demandé au président Poutine d’intervenir “pour nous aider à maintenir l’ordre en vue de garantir la sécurité des civils” (3).
Et le récit que fait notre ministre des Affaires étrangères du coup d’Etat du 22 février lors de son audition par la Commission de l’Assemblée nationale le 26 février dernier, est très éclairant. Rappelons tout d’abord que répondant en quelque sorte au “Fuck the EU !” de la sous-secrétaire d’Etat américaine Nuland (4), la Chancelière allemande Merkel reçoit le lundi 17 février à Berlin Iatseniouk et Klitschko. Sans le néo-nazi Tiagnibok. Elle leur popose, comme à Yanoukovitch lors du sommet de Vilnius, 610 millions d’euros prêtés par le FMI contre les réformes structurelles exigées par l’UE. Autant dire des cacahuètes et la précipitation du pays dans une misère encore plus noire. Au même moment, le ministre russe des Finances, Anton Silouanov, annonce que la Russie va engager une seconde tranche de son prêt à l’Ukraine pour un montant de deux milliards de dollars, sur les quinze promis fin décembre 2013 par le président Poutine.
Se sentant écarté, Tiagnibok prend dès le lendemain la tête d’une “manifestation pacifique” avec des députés de Svoboda, Oudar et Patrie, suivis des cohortes du Pravy sektor, pour appuyer l’exigence de l’opposition parlementaire d’inscrire à l’ordre du jour de la Rada le retour à la constitution de 2004. C’est-à-dire le retour à un système parlementaire qui destituerait de fait Yanoukovitch. Devant le refus du président de la Rada, les députés de l’opposition bloquent le parlement pendant que les nervis du Pravy sektor prennent militairement d’assaut le quartier gouvernemental par différents accès. En début d’après-midi, Tiagnibok émet un ultimatum au gouvernement qui à son tour donne juqu’à 20 heures pour que le Maïdan soit évacué. Et c’est un Maïdan où l’on ne voit plus désormais aucun drapeau européen comme au début de la crise, mais plutôt les drapeaux rouge et noir de l’OUN-UPA de Bandera, que les Forces spéciales Berkout commencent à évacuer la nuit du 18 au 19, dans les flammes de l’incendie des tentes et des barrages de pneus. Klitschko fait alors appel aux leaders européens.
C’est dans ces circonstances qu’a lieu la venue de Fabius et de ses collègues polonais et allemand à Kiev le 20 février, “dans une ville en état de siège” (6). Utilisant l’une des poupées russes qui permet à la “communauté internationale”, c’est-à-dire la plupart du temps la communauté atlantique, de se projeter partout dans le monde en toute ingérence, il explique aux députés qu’il a décidé, pour légitimer son équipée à Kiev avec ses deux collègues, de réactiver le Triangle de Weimar. Créé en 1991 entre la France, l’Allemagne et la Pologne pour faire entrer cette dernière dans l’UE et dans l’OTAN – à un moment où le Secrétaire d’Etat US James Baker promettait mensongèrement à Gorbatchev que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Est après la dissolution du Pacte de Varsovie – il était tombé depuis en désuétude.
Effet de la venue des trois ministres de l’UE ? Après une relative accalmie la journée du 19, les combats de rue reprennent de plus belle. Sikorski, un néoconservateur formé à Washington (7), a négocié l’intégration de la Pologne dans le système du bouclier anti-missile américain en Europe lorsqu’il était ministre de la Défense. Le socialiste Steinmeier vient de retrouver son poste aux Affaires étrangères dans le nouveau gouvernement de Merkel formé le 17 décembre. Mais, alors qu’il menait une politique de rapprochement avec la Russie lorsqu’il était ministre de Schröder – lequel est très critique de la position de l’UE dans la crise actuelle – sa première visite est pour Varsovie dès le 19, affirmant que “les Polonais sont les meilleurs connaisseurs en Europe de la spécificité ukrainienne” (8). Et Fabius explique aux députés que les accords signés le lendemain 21 février ont en fait été concoctés par lui et par ses deux collègues avec l’opposition, l’essentiel portant sur la limitation des pouvoirs du président par un retour à la constitution de 2004 et par des élections présidentielles anticipées fin décembre. Que Fabius présente comme “l’élément central” : “ça veut dire, explique-t-il candidement aux députés, que M. Yanoukovitch acceptait sa démission”.
Ce n’est qu’après cela, à 13h35 selon le timing de l’article de Kommersant du 20 février, que la troïka européenne va rencontrer Yanoukovitch. Une “discussion assez rude” déclare Fabius, qui a duré cinq heures, entrecoupée de coups de téléphone avec Merkel, Poutine, Biden… et “pendant ce temps-là, ajoute-t-il, nous entendions les coups de feu”. C’est en effet à ce moment que des tirs de snipers sont déclenchés, aussi bien contre les Berkout, obligés de reculer vers la Rada, que contre des manifestants pacifiques, épargnant les radicaux du Pravy sektor. Fabius et ses deux collègues se font alors insistants : “nous lui avons dit que la Cour pénale internationale ça existait, et qu’elle le menaçait lui”. Et il s’étonne de l’insistance de Yanoukovitch sur l’aspect juridique de l’accord, qu’il trouve “déplacé, parce que c’était une révolution qui était en train de se passer”. Une fois trouvé l’accord de Yanoukovitch, la troïka retourne voir l’opposition, avec laquelle il est décidé de ne pas recourir à des législatives anticipées – qui auraient permis de mesurer le degré d’adhésion de l’ensemble des Ukrainiens aux propositions et aux agissements du Maïdan -, parce qu’il y avait eu un “basculement de majorité” déclare Fabius. Par les achats de députés par des oligarques pro-européens et par l’intimidation et des sévices contre des députés du Parti des Régions, dont une quarantaine vont constituer dès le lendemain un nouveau groupe. Content de lui, Fabius, qui n’a pas signé personnellement l’accord puisqu’il est parti à Pékin “discuter de tout cela avec les Chinois”, constate “qu’à la fin de cette médiation les combats ont cessé et les morts aussi” et qu’ils ont “ensuite appris que M. Yanoukovitch était parti et difficilement trouvable”.
On le voit, ces confidences révèlent la part de l’Union européenne dans le coup d’Etat. Mais Fabius, lisant ses notes cette fois-ci, révèle également avec qui selon lui cet accord a été signé : “Svoboda est un parti populiste, qui se réclame de l’anticommunisme, qui est attaché à promouvoir l’ukrainisation de l’Ukraine, pour ce qui concerne notamment la langue”, dont “les scores sont impressionnants puisque, s’il n’a obtenu que 37 sièges aux législatives de fin 2012, il fait plus de 30% en Galicie et 17% à Kiev”. Concédant qu'”il a été dénoncé pour ses dérives nationalistes et antisémites”, il déclare cependant que “depuis un certain nombre d’années il affiche un recentrage de ses prises de positions”. Et le fait que ce parti professe une russophobie qui constitue en fait un véritable racisme, n’a pas l’air de le gêner outre mesure. Mais Svoboda, ainsi intronisée dans les arcanes de la politique occidentale, est également liée organiquement avec les néo-nazis du Pravy Sektor. Le Comité d’enquête de Russie, l’équivalent du procureur général, a ouvert dernièrement une instruction contre un certains nombre d’Ukrainiens pour le meurtre de soldats russes en Tchétchénie dans les années 90. Sont concernés Oleg Tiagnibok et des membres du Pravy Sektor, notamment son leader, Dimitri Iaroch ainsi qu’Andreï Tiagnibok, le propre frère du leader de Svoboda. Muzytchko, qui terrorise Rovno dans l’est de l’Ukraine, n’a quant à lui pas “torturé sauvagement et assassiné moins de vingt prisonniers de guerre russes” (9).
Fabius ne savait cependant peut-être pas que le jour où il donne son audition devant les parlementaires, a lieu un entretien téléphonique entre Catherine Ashton et le ministre des Affaires étrangères d’Estonie Ourmas Paet. Ce dernier révèle que non seulement la “nouvelle majorité” refuse de constituer une coalition avec des députés du Parti des Régions, ce qui appliquerait en partie l’accord du 21 février, mais que des “hôtes indésirables” s’invitent la nuit chez des députés et que l’un d’eux a été battu de jour devant des journalistes en plein parlement. Il révèle surtout dans cet entretien rendu public le 5 mars et authentifié par Paet, qu’Olga Bogomolets, médecin, lui a montré des photos prouvant que les victimes des snipers, aussi bien les Berkout que les manifestants, ont été abattues par le même type de balles et par des tirs provenant de la même direction. Et il conclut : “On a soudain compris que derrière ces snipers se tenait non pas Yanoukovitch, mais quelqu’un de la nouvelle coalition, (…) ce qui porte le discrédit sur elle depuis le début même” (10).
Sur la chaîne de télévision russe Rossia 24, l’ex-directeur de la sécurité ukrainienne Alexandre Iakimenko a mis en cause le 13 mars, sur la base d’indices concordants, le “commandant du Maïdan” Andreï Paroubi, membre de Svoboda et actuel secrétaire du Conseil de sécurité nationale d’Ukraine, ainsi que l’ambassade américaine à Kiev (11). Dans le gouvernement formé à la suite du coup d’Etat, nombre de membres de Svoboda occupent d’ailleurs des postes clés à la Défense, l’Education et l’Agriculture. Dès le 8 mars, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a demandé que l'”affaire des snipers” soit instruite par l’OSCE. Lors de son entrevue avec le secrétaire d’Etat américain John Kerry à Londres le 15 mars, il a également proposé “la mise en place d’un mécanisme international de régulation de la crise ukrainienne sur la base de l’accord du 21 février” (12). Le 16 mars, jour du referendum en Crimée, le président Poutine a exprimé son inquiétude à la chancelière allemande Merkel “devant la pression exercée par les groupes radicaux dans l’est et le sud-est de l’Ukraine avec l’assentiment du pouvoir en place à Kiev”, et proposé l’envoi en Ukraine d’une mission massive de l’OSCE afin d’examiner la situation (13). Le vote massif des Criméens en faveur de l’intégration de la république autonome à la Fédération de Russie – 96,6% des électeurs sur une participation de 85% – à ce referendum, place la Russie en position de force pour imposer une fédéralisation de l’Ukraine. Seule manière d’éviter une guerre civile dans le cadre de l’affrontement entre les mondes euratlantique et eurasiatique pour la domination de l’Heartland du continent européen (14).

Frédéric Saillot, le 17 mars 2014

(1) Kommersant 4/03
(2) Procédure parlementaire de mise en accusation.
(3) Ria Novosti 1/03
(4) Voir mon article dans B.I. n°196
(5) Ria Novosti 19/02
(6) http://www.youtube.com/watch?v=WAnTehYHqCw
(7) Voir William Engdahl, Ukraine and a Tectonic Shift in Heartland Power, 22 mars 2010.
(8) Gazeta Wyborcza, 19/12/2013
(9) Kommersant 14/03
(10) Komsomolskaïa Pravda 5/03
(11) Komsomolskaïa Pravda 13/03
(12) Kommersant 15/03
(13) Kommersant 16/03
(14) Voir note (7)