Russie unie : une victoire en trompe l’oeil

Comme l’on pouvait s’y attendre, le parti du pouvoir a maintenu sa majorité constitutionnelle à la prochaine Douma d’Etat, fixée à 300 sièges sur 500, même si c’est avec une marge plus réduite que dans la précédente : 323 sièges au lieu de 343. L’autre vainqueur, symbolique, à ces élections est le KPRF (PC) qui gagne 57 sièges au lieu de 42 en 2016. N’ayant aucun élu au scrutin uninominal dans les 15 circonscriptions de Moscou, alors qu’il en escomptait “au minimum 9” (1), il a contesté les résultats dans la capitale, faisant état de falsifications dans le vote électronique, dont les résultats n’ont été donnés que le lundi 20 septembre au matin – après une nuit de recomptages fastidieux et plutôt opaques – alors que le vote “papier” dans les bureaux de vote lui donnaient la majorité après la clôture du scrutin le dimanche 19 septembre au soir.

Ces meilleurs résultats du KPRF, bénéficiant d’une vague de mécontentement sur le plan social et celui de la santé, sont aussi dus au “vote intelligent” des partisans de Navalny, dont avaient déjà bénéficiés ses candidats aux élections municipales à la Douma de Mosou en 2019. Valery Rachkine, dirigeant du KPRF à Moscou, qui a finalement été élu avec deux autres candidats communistes dans la capitale, mais sur le scrutin de liste, a déclaré le 22 septembre sur Radio Echo de Moscou : “j’ai déjà soutenu et utilisé cette technologie de Navalny à la Douma de Moscou, qui permet d’ôter à Russie unie la majorité dans les organes législatifs. Ce mécanisme est opérant. Après les élections municipales, nous avons fait une enquête pour différents candidats sur différentes circonscriptions, le surplus de voix dû à ce mot d’ordre a été de 3 à 11 %. Aux élections à la Douma d’Etat, ce mot d’ordre a également été efficace, il y a eu un surplus, de quel pourcentage, je ne peux pas le dire, mais ça a été efficace” (1).

Bien sûr ce mot d’ordre n’est que de pure tactique électorale, en l’absence de la plupart des candidats de l’opposition, tous victimes de la campagne de répression sans précédent orchestrée par le pouvoir avant les élections. Cette technique consiste en fait à provoquer un vote de second tour dans un scrutin uninominal à un tour. Cependant certains se demandent si ce rapprochement électoral ne va pas créer un courant social-démocrate au sein du KPRF. Lors de la manifestation déclenchée à l’appel des communistes de Moscou dès le lundi 20 septembre place Pouchkine, Marina Litvinovitch, militante humanitaire qui s’était présentée sous l’étiquette du parti libéral Iabloko, a commencé par déclarer : “Le vote intelligent, oui le vote intelligent, c’est ce qu’ils redoutent le plus et nous l’avons vérifié la nuit dernière. Parce que ce que le FSB a réalisé cette nuit – appelons les choses par leur nom : ce n’est pas le pouvoir mais le FSB qui a “amélioré” les résultats du vote électronique – et nous avons reçu un tableau complètement retourné” (2). Et elle n’a pas hésité à déclarer ensuite : “Mes amis, je veux féliciter le KPRF, qui cette nuit s’est renouvelé et est devenu le nouveau KPRF, parce que grâce au vote intelligent il a reçu un nombre énorme de nouveaux soutiens”.

Invoquant la quasi impuissance à quoi est réduite l’opposition, elle a demandé au KPRF, qui va faire son entrée au parlement avec une fraction renforcée, d’entreprendre un plan d’action pour modifier les résultats des élections, supprimer le vote électronique ainsi que le vote sur trois jours. Puis elle a conclu : “Mes amis, nous sommes tous dans le même bateau, et je souhaite ardemment que le KPRF agisse dans l’intérêt de ceux qui ont voté pour lui en suivant le mot d’ordre du vote intelligent, parce qu’il ne faut pas qu’il les ignore”, terminant par : “Luttons ensemble pour le droit des prisonniers politiques, et notamment ceux qu’il ne faut pas nommer : liberté pour Navalny !”. Et la foule rassemblée, un millier, un nombre non négligeable au regard de la répression systématique, scande avec elle : “Navalny ! Navalny ! Navalny !”.

Une voix dissidente s’est cependant élevée dans l’opposition, et elle n’est pas la seule, pour critiquer la tactique du vote intelligent. Non pas parce qu’elle permet d’ôter des sièges au parti au pouvoir, bien que “le plus grave préjudice causé à une dictature soit celui qu’elle se cause à elle-même par son indécente vanité et sa fourberie, ce que tout le monde voit, et qui irrite même les apolitiques”. L’écrivain Boris Akounine a en effet attendu la fin des opérations de vote pour déclarer que “l’année 2021 a introduit un changement significatif dans la vie russe : quelque activité politique que ce soit est devenue impossible. C’est le stade d’une inexorable évolution, ou plutôt d’une dégradation, d’un régime de dictature politique” (3). C’est pourquoi selon lui “le principal combat va désormais consister non pas pour des sièges de député, mais pour les esprits et les coeurs de la majorité – et principalement pour les coeurs. Et dans ce type de compétition, le régime poutinien est complètement impuissant”. C’est pourquoi, s’il salue le retour de Navalny pour aller en prison comme un “très bel acte qui a suscité le respect, même parmi ceux qui n’ont pas d’opinion politique affirmée, qui sont la majorité de la société aujourd’hui”, il n’en demeure pas moins que “le vote intelligent a obligé un très grand nombre à “faire une grimace douloureuse, leur donnant l’impression d’une sorte de fraude peu sympathique”. Car, interroge-t-il, “voter pour un staliniste pour faire une crasse à Poutine ? Aucune argumentation rationnelle ne convaincra l’homme ordinaire et n’appartenant à aucun parti qu’il s’agit là d’un acte digne”.

A la tactique d’unité débordement promue par Litvinovitch le 20 septembre au soir – à laquelle semblent se prêter volontiers des responsables communistes locaux comme Mikhaïl Lobanov et Valéry Rachkine à Moscou ainsi que Nicolas Bondarenko à Saratov – le chef historique du KPRF Guennadi Ziouganov oppose la ligne du parti. Lors de la rencontre de Poutine avec les chefs des fractions parlementaires le 25 septembre, comme un souverain reçoit ses féaux, il a en effet déclaré : “Nous vivons actuellement une crise systémique, et à une crise systémique le monde ne connaît pour le moment que deux issues : ou bien le socialisme – d’ailleurs maintenant presque tous les partis proclament ce mot d’ordre – ou bien la criminalisation et le fascisme. Nous ferons tout pour que se renforce la socialisation, le souci du travailleur, de l’âme, de l’homme, etc (sic). Notre programme sur ce plan est bien connu” (4). Et en préambule il avait assuré Poutine de son soutien : “Notre Russie était et reste le principal parti du KPRF, et nous ferons tout pour qu’elle soit forte, progressiste, bien instruite et réellement victorieuse. Et tout ce que vous prévoyez sur ce plan, nous l’avons toujours soutenu et le soutiendrons toujours”.

Au même moment, à quelques encablures de là, faisant le grand écart, Rachkine, premier responsable du KPRF à Moscou, rassemblait à nouveau quelques milliers de manifestants place Pouchkine, pour refuser des résultat électoraux faussés par la fraude, la foule scandant “Imposteurs ! A bas le pouvoir des tchékistes !” (5). Quelles sont les possibilités d’évolution du KPRF comme celle, “eurocommuniste”, des partis communistes d’Europe de l’Ouest dans les années soixante-dix, qui avait précédé leur agonie ? L’avenir le dira, mais on peut en douter vus le poids de l’histoire et le prix du sang : le KPRF est l’héritier d’un parti qui a entrepris un véritable massacre de masse des élites russes, sociales, professionnelles, intellectuelles, au cours des soixante-dix années de sa dictature totalitaire, sans compter l’élimination des voix dissidentes dans les “partis frères”.

Il est donc parfaitement indécent que le ministre Lavrov, numéro deux du quintette de tête de liste de Russie unie aux élections, ait déclaré le 30 août à Volgograd, lors d’une cérémonie de commémoration de la bataille de Stalingrad, tel que Ria Novosti rapporte ses paroles : “les attaques contre Joseph Staline en tant que ‘principal méchant’ dans le contexte de son action avant, pendant et après la Grande guerre patriotique, font partie d’une attaque contre le passé du pays et l’issue de la Seconde guerre mondiale” (6). Propos que son ministère a complétés par un tweet commémorant l’invasion de la Pologne quatre-vingt deux ans auparavant, en application du pacte Molotov-Ribbentrop : “Le 17 septembre 1939, l’Armée rouge commença une campagne de libération sur le territoire de la Pologne” (7). Ces propos négationnistes sont absolument inadmissibles, d’autant plus qu’il s’agissait de faire de la surenchère au KPRF pour lui prendre quelques voix. Il convient cependant de noter que Lavrov est un habitué du genre.

Mais revenons aux résultats des élections : après Russie unie et le KPRF, un nouveau parti, nommé sans qu’il y paraisse tout simplement “Gens nouveaux”, à peine un an après avoir été créé par Alexeï Netchaev, un petit entrepreneur en produits cosmétiques, fait son entrée à la Douma en passant la barre des 5% de votants, et obtient 13 sièges au scrutin proportionnel. Une étonnante performance lorsque l’on sait les difficultés pour officialiser un parti en Fédération de Russie et pour qu’il puisse se présenter aux élections. Dans une interview à Xenia Sobtchak (8), l’homme, la cinquantaine dynamique, se montre plutôt sympathique, réunissant autour de lui des entrepreneurs ayant créé leur entreprise plutôt qu’ils n’aient bénéficié de la privatisation des années 90. Une nouvelle génération de “classe créative” insérée dans l’économie et tournée vers le futur du pays, telle que Poutine s’attache à la promouvoir à force de démonstrations télévisées. Mais lorsque l’on écoute Netchaev lors de la réunion du 25 septembre, l’on comprend la manipulation. Il est invité à prendre la parole juste après le président, le premier des chefs de fraction, concession que les quatre partis bénéficiant jusque-là de l’exclusivité à la Douma lui ont trop ostensiblement apportée pour qu’on ne voie pas en lui la personne bienvenue au club présidé par Poutine et son administration présidentielle (AP).

En introduction à son discours, il évoque Navalny et la tactique du vote intelligent, mais sans le nommer, faisant ainsi sa soumission à la logomachie présidentielle : “Il y a eu deux types de vote : certains partis ou je dirais même certaines forces politiques ont proposé de voter contre quelqu’un, contre quelque-chose, et il y a eu ceux, qui ont proposé de voter ‘pour'”. Afin de paraître au-dessus de la mêlée, il ne nomme pas non plus la cible du vote intelligent : Russie unie et tous les candidats soutenus par le pouvoir qui se sont présentés sous une autre étiquette afin de ne pas pâtir du discrédit de ce parti dans l’opinion. Cela faisant il se présente comme le chevalier blanc, oeuvrant dans le positif, rejetant Navalny et ses partisans dans le négatif et la petite manipulation : “”Et bien sûr, ceux qui ont proposé de voter contre, ont dans une large mesure utilisée l’idée qu’il fallait faire une crasse à quelqu’un, faire une crasse à un parti. Nous avons proposé à tout le monde de soutenir ceux dont les électeurs partagent les idées. Cela s’est avéré une stratégie très efficace, et nous avons reçu du soutien”. Relevons au passage que Netchaev, en bon communiquant bien conseillé, utilise la même expression qu’Akounine, dont le post Facebook a été abondamment cité, “faire une crasse”, afin de se situer sur le même terrain que l’écrivain, celui de l’éthique.

Il se présente ainsi comme l’anti-Navalny positif, tout en essayant de capter le désir de changement et de renouveau dans l’électorat. La manoeuvre, coordonnée avec l’AP, paraît étroitement liée à la répression contre Navalny et l’opposition. “Nous avons fait pendant plus d’un an un travail de terrain, avons ouvert 600 états-majors de campagne, des bureaux, des espaces créatifs dans lesquels nos équipes politiques – quelques milliers – ont rencontré les gens, ont appris, ont constitué le programme du parti,ont dressé différents projets sociaux pour les gens dans les régions”. Pendant plus d’un an : c’est à dire au moment de l’empoisonnement de Navalny en août 2020, qui a donné le signal de la répression qui s’est abattue sur les propres états-majors de campagne du Fonds de lutte contre la corruption (FBK), puis sur toute l’opposition. Une fois ceux-ci éliminés, il suffisait de le remplacer par une offre qui réponde à la demande pressante de changement dans la société, mais qui reste compatible avec le maintien du régime. Repoussant ce qu’il nomme le “mythe du désintéressement de la jeunesse pour la politique”, Netchaev déclare en effet : “elle s’y intéresse beaucoup au contraire – s’il s’agit d’une véritable politique. Et il s’avère que la jeunesse, ce n’est pas seulement les vingts ans, c’est aussi les trentenaires et beaucoup de gens plus âgés qui restent jeunes d’esprit : l’idée de changement les intéresse, mais un changement sans la révolution, un changements pacifique, retenu”. Et pour finir, il prétend représenter à la Douma tous ceux qui n’ont pas passé la barre des 5%, comme les “Verts” ou Iabloko, concluant : “Je suis heureux que désormais les opinions progressistes soient désormais représentées à la Douma”.

Le fait est que pour être élu, le parti “Gens nouveaux” a bénéficié des moyens mis à son service par le pouvoir, et notamment les chaînes de télévision fédérales comme Rossiya 1, qui fait quotidiennement près de cent millions de téléspectateurs. Les brefs sujets consacrés aux élections dans les journaux lui accordaient une minute ou deux après Russie unie, le LDPR de Jirinowski, et plus rarement le KPRF. A-t-il bénéficié de fraudes ? Il semblerait que non, parce qu’un sondage réalisé par le Centre Levada montre que 6% des électeurs déclarent avoir voté pour Gens nouveaux, qui a recueilli 5,32 % des votes (9). Par contre alors que 38 % des électeurs déclarent avoir voté pour Russie unie, celle-ci recueille 49,82 % des voix, tandis que si 24 % des sondés déclarent avoir voté pour le KPRF, celui-ci n’a bénéficié que de 18,93 % des voix. Le fait est que selon un autre sondage du Centre Levada, “45 % des Russes jugent les élections à la Douma malhonnêtes”. Ce qui constitue le chiffre le plus élevé depuis les élections de 2011, qui avaient provoquées les grandes manifestations que l’on sait, alors qu’en 2007 il n’était que de 20 % et qu’en 2016 il était retombé à 31 % (10).

Y a-t-il eu des falsifications à ces élections ? Des bourrages d’urne, sans aucun doute, la pratique est courante, mais dans quelles proportions, il faudra attendre la remontée et la synthèse des bilans des observateurs des partis et des indépendants locaux. Il faut également noter que l’OSCE, qui souhaitait envoyer 80 observateurs de ces élections à long terme, afin d’observer la campagne, et 420 à court terme, afin d’observer le scrutin lui-même, a été limitée à 60 observateurs par les autorités russes, invoquant des raisons liées à la pandémie, ce qui n’a pas complètement convaincu l’organisme international, auquel appartient la Fédération de Russie (11). Selon Alexandre Keltchevsky, qui a dirigé de nombreuses missions d’observation électorale pour le compte de l’OSCE en ex-URSS, “c’est la première fois qu’un tel incident se produit depuis les premières élections observées par l’OSCE en Fédération de Russie, en 1993” (12). Mais la polémique a éclaté sur les résultats du vote électronique à Moscou, qui aurait volé la victoire à une dizaine de candidats soutenus par le “vote intelligent”, sur quinze scrutins de circonscription. Ils se seraient ainsi vus dépossédés d’une victoire annoncée au terme du dépouillement des votes “papier”, lorsque les résultats du vote électronique ont enfin été donnés dans la matinée du dimanche 20 septembre.

Selon Alexeï Venediktov, directeur de Radio Moscou et l’un des principaux artisans du vote électronique, il n’y aurait pas eu de fraudes, et son avis a valeur de caution pour le pouvoir dans la mesure où il est l’une des principales figures du courant libéral en Russie. Le retard apporté au décompte et à la vérification des votes tient à ce que Moscou bénéficiait d’une option de “revotage”, c’est à dire d’une possibilité pour les électeurs de revenir sur leur vote initial, le tout confidentiellement grâce à un code personnel donné par une “blockchain”, qui stockait les votes avant de les transmettre. Et sur 2 millions d’électeurs inscrits à Moscou, 300 000 “revotages” ont eu lieu, qui ont principalement bénéficié à Russie unie selon la Novaïa Gazeta (13). Une commission d’experts a été réunie pour enquêter sur d’éventuelles fraudes qui a rendu un rapport le 1er octobre, selon lequel, d’après le journal Kommersant : “sur la base des données disponibles on ne peut parler de falsifications dans le vote électronique. Cependant, les données elles-mêmes, note le rapport, étaient incomplètes” (14). Les experts se montrent donc disposés à prolonger leurs vérifications.

Dès la clôture du scrutin, le KPRF est monté au créneau pour demander l’annulation du vote électronique, participant avec des candidats de l’opposition à un Comité pour l’annulation du vote électronique. La répression n’a pas tardé : dès le 28 septembre Mukhamed Bidjev, le juriste du Comité de Moscou du KPRF, était arrêté pour une durée de dix jours et l’immeuble du Comité faisait l’objet d’un véritable siège de la police afin d’empêcher que les actions en justice pour l’annulation du vote électronique ne soient déposées. Après l’arrestation de plusieurs autres militants, le 30 septembre le Comité pour l’annulation du vote électronique reportait à plus tard l’action prévue place Pouchkine le samedi 2 octobre. Le 1er octobre Ziouganov changeait de ton et publiait sur son compte Telegram-kanal une adresse aux autorités : “des dizaines de communistes et de sympathisants du parti ont déjà été arrêtés et condamnés à une amende. Un tel comportement est la preuve de la faiblesse du pouvoir actuel”. Il estime en effet que celui-ci, “ayant compris qu’il avait perdu les élections à la Douma, conduit une répression à grande échelle, afin d’étouffer la voix des électeurs mécontents” (15).

La “répression à grande échelle” prend en effet des proportions inquiétantes en Fédération de Russie. Depuis la tentative d’assassinat de Navalny. Le fait qu’il en ait réchappé et qu’il soit retourné sur le territoire de la Fédération de Russie, sachant pertinemment ce qui l’attendait, fait de lui une sorte de statue du commandeur dans le retrait de sa prison de “Vladimir”, redouté sans qu’on le nomme. Menacé de dix années de prison supplémentaires pour avoir créé une organisation “extrémiste”, il n’en continue pas moins à communiquer imperturbablement et régulièrement avec le public via Instagram. Le 6 octobre, il a donné son appréciation : “nous avons rossé aux élections le parti poutinien ‘Russie unie’ par notre vote intelligent, mais les gars du Kremlin ont stupidement falsifié les résultats. Les victoires des candidats ont été volées” (16).

Répondant à la question posée s’il convient de maintenir le mot d’ordre aux prochaines présidentielles, il dresse le bilan de celles-ci : sur les 225 circonscriptions au scrutin uninominal, le vote intelligent a soutenu 225 candidats. “15 (7%) ont été élus, alors que dans la précédente Douma nous n’en avions aucun. 169 candidats ont obtenus la seconde place. Au total nous avons en première et deuxième place 82 % de notre liste. Et cela APRES les falsifications, souligne-t-il. Et si l’on compte normalement, nous avons gagné 45 sièges. Ce qui veut dire honnêtement que nous avons mis le pouvoir en pièces dans des conditions de lutte inégale”. Invoquant des études statistiques démontrant que Russie unie avait perdu la majorité lors de ces élections, pour la voler ensuite, Navalny invite donc ses partisans à remettre ça lors des prochaines, afin de devenir la majorité, “car les falsifications ont des limites, et la patience du peuple aussi”. Et, sans préciser qu’il s’agit d’un “agent de l’étranger”, d’une “organisation extrémiste” et de quoi que ce soit d’autre, il se réjouit : “Nous formons une équipe formidable : le FBK bosse, vous diffusez simplement, et vous votez. Quant à moi je me détends sur ma couchette de prison et j’écris sur Instagram”.

Le fait est qu’une répression systématique s’est abattue sur le “vote intelligent”, utilisant tous les moyens, démontrant la peur du pouvoir. Une entreprise de vente de laine de mouton de Stavropol, s’appropriant le logo “vote intelligent”, a obtenu d’un tribunal d’exiger de Google et de Yandex, le moteur de recherche russe, d’interdire son utilisation par le FBK (17). Ce dernier a alors utilisé des applications pour diffuser sur internet la liste des candidats pour lesquels il appelait à voter, mais le Conseil de la Fédération de Russie (Sénat) a obtenu de Google et de Apple de les bloquer, ce qui constitue un acte de censure partagé entre les entreprises du net américaines et le pouvoir russe (18). L’argument du Sénat était que cet appel violait la souveraineté du pays, alors qu’il s’agissait de la consigne de vote d’une organisation russe dans le cadre d’une campagne électorale nationale. Navalny ne se trompait donc pas lorsque, à la veille de son retour, au moment où le compte du président Trump était supprimé par Twitter, il avait tweeté : “Bien sûr, Twitter est une compagnie privée, mais nous avons vu nombre d’exemples de telles compagnies devenir les meilleurs amis de l’Etat et des facilitateurs quand il s’agit de censure. Ce précédent va être exploité par les ennemis de la liberté de parole partout dans le monde, en Russie également. A chaque fois qu’ils voudront réduire quelqu’un au silence ils diront : ‘c’est juste une pratique ordinaire, même Trump a été bloqué sur Twitter’”.

Il est cependant remarquable que Poutine, qui promeut la numérisation et l’intelligence artificielle, semble lui même très éloigné de ces techniques. Deux épisodes ont récemment été abondamment diffusé sur le net. Début septembre, il rencontrait des enfants à Vladivostok, l’un d’eux lui suggère de s’abonner à sa chaîne YouTube, Poutine lui demande alors à plusieurs reprises ce qu’il doit signer, confondant le verbe “s’abonner” et le verbe “signer”, homonymes en russe, à la marque du réfléchi près (19). Réfugié dans une quarantaine qui a surpris tout le monde pendant la durée des élections, et voulant promouvoir un vote électronique qu’il voudrait voir généralisé, il a voté sur un ordinateur de sa résidence de banlieue : manifestement il n’a aucune pratique en la matière et le code nécessaire à l’utilisation de l’application a été envoyé sur le portable d’un de ses collaborateurs, lui n’en a pas (20).

A la vérité Poutine est un homme du passé, un passé qu’il reconstitue comme il l’entend, en témoignent ses articles très discutables sur la Seconde guerre mondiale ou sur l’histoire comparée des nations russe et ukrainienne, afin de modeler le présent comme il le voudrait, le futur étant condamné à la répétition et à la stagnation. Il suffisait de regarder la réunion du 25 septembre, le mettant en présence des chefs de fraction, Ziouganov, Jirinovski, Mironov, d’autres homme du passé, les mêmes depuis 21 longues années de pouvoir partagé avec le maître du Kremlin, le personnage de Netchaev ne suffisant pas à leur donner quelque jouvence. Comme l’a justement fait remarquer l’ancienne ambassadrice de France à Moscou, plus observatrice que ses prédécesseurs, les hommes au pouvoir depuis 1991 étaient déjà tous aux responsabilités dans le système soviétique (21). L’échéance de 2024 – la succession de Poutine par lui-même ou par un successeur – constitue donc une étape climatérique, qui pourrait bien voir des changements décisifs. Beaucoup d’électeurs ne sont pas allés voter aux législatives, seules les présidentielles présentant un enjeu véritable. Où le “vote intelligent” trouvera à s’exprimer, comme l’annonce d’ores et déjà Navalny.

Frédéric Saillot, le 8 octobre 2021.

(1) Radio Echo de Moscou, 22/09/2021 : https://www.youtube.com/watch?v=2RgBb-c_H0E
(2) https://www.instagram.com/p/CUFgtg1M41H/?utm_medium=share_sheet
(3) https://www.facebook.com/100004200661773/posts/2030700043746665/
(4) http://kremlin.ru/events/president/news/66771
(5) https://www.instagram.com/p/CUQHMf-ghxj/?utm_medium=share_sheet
Les tchékistes étaient les hommes de main de la Tchéka, la police politique de l’Etat totalitaire, responsables de la terreur organisée et des massacres de masse, ce qui n’empêche pas leurs descendants du FSB de reprendre cette appellation.
(6) https://ria.ru/20210830/lavrov-1747842650.html
(7) https://twitter.com/mid_rf/status/1438768364353114115?s=21
(8) https://www.youtube.com/watch?v=JFCZjcXAsIg
(9) https://tvrain.ru/news/levada_38_rossijan_soobschili_chto_golosovali_za_edinuju_rossiju_po_dannym_tsik_partija_poluchila_49-539247/
(10) https://tvrain.ru/news/levada_tsentr_45_rossijan_sochli_vybory_v_gosdumu_nechestnymi_eto_maksimum_s_2011_goda-539323/
(11) https://www.osce.org/odihr/elections/russia/494488
(12) Alexandre Keltchevsky est l’auteur de La transition démocratique dans les pays de l’ex-URSS, L’Harmattan, février 2021.
(13) https://novayagazeta.ru/articles/2021/09/30/mandaty-polzuiutsia-vbrosom?fbclid=IwAR3CZ3MeLXczWG273w_XPK3u43P90UGxCRhr4DLyBxlcKqdfOjE76M9pO(12)
(14) https://www.osce.org/odihr/elections/russia/494488
(15) https://tvrain.ru/news/zjuganov_potreboval_prekratit_politicheskie_repressii_protiv_kommunistov-539067/
(16) https://www.instagram.com/p/CUrm2IaocnD/?utm_medium=share_sheet
(17) https://tvrain.ru/news/sud_zapretil_google_pokazyvat_slovosochetanie_umnoe_golosovanie_v_vydache-537228/
(18) https://www.kommersant.ru/doc/4988129
(19) https://www.instagram.com/p/CTRqfLjjhvC/?utm_medium=share_sheet
(20) https://mail.yahoo.com/d/folders/2/messages/ANbrE-EBm6MoYV_4pQWGECS88Ls?.intl=fr&.lang=fr-FR&.partner=none&.src=fp
(21) C’est probablement Sylvie Bermann qui est citée par Alice Ekman, p 130 de son ouvrage “Rouge vif”, éditions de L’Observatoire, 2020.