Comme l’écrivait le bon La Fontaine dans Le lion et le rat, “l’on a souvent besoin d’un plus petit que soi”. Une autre version de la fable d’Esope, celle du poète pré-renaissant Clément Marot, met en scène l’échange entre les deux personnages, une fois le lion pris au piège : ” Ô pauvre verminière, lance-t-il au rat, Tu n’as sur toi instrument ni manière, Tu n’as couteau, serpe ni serpillon, Qui sût couper corde ni cordillon, Pour me jeter de cette étroite voie. Va te cacher, que le chat ne te voie. – Sire lion, dit le fils de souris, De ton propos, certes, je me souris : J’ai des couteaux assez, ne te soucie, De bel os blanc, plus tranchants qu’une scie ; Leur gaine, c’est ma gencive et ma bouche ; Bien couperont la corde qui te touche. De si très près, car j’y mettrai bon ordre”. Cette fable pourrait bien illustrer le renversement de situation récemment observé dans les relations de l’Occident – à commencer par l’Amérique de Trump – avec l’Ukraine, du fait de la rupture stratégique causée par l’utilisation des drones de combat à grande échelle dans sa guerre de résistance contre l’agression russe, qui modifie radicalement les doctrines de guerre en cours. Les lions américain et européen, disposant de l’armement le plus sophistiqué et le plus coûteux, ne pourraient en effet rien contre une attaque massive de drones, comme l’ont vérifié les Russes en en envoyant dernièrement quelques dizaines sur la Pologne, dont seulement quatre auraient été abattus. Alors que l’Ukraine – à qui parcimonieusement est attribuée une aide en armes juste bonne à assurer sa défense – dispose d’une force dans cette nouvelle arme efficace et peu coûteuse, ainsi que d’une expérience acquise au cours de trois années de guerre, qui pourrait bien sauver la mise des Occidentaux en cas d’attaque décidée par Poutine, quoi qu’il en dise.
Le lion Trump, qui s’imaginait conclure la guerre en Ukraine en 24 heures, avait offert à Poutine de lever les sanction et de le réintroduire dans le concert international tout en entamant une fructueuse coopération économique, tandis qu’il avait publiquement traité avec mépris le rat Zelensky dans la fameuse scène du “bureau ovale”. Face au refus surprenant de Poutine et à son premier essai d’utilisation, pour l’heure pacifique, des nouvelles armes contre l’Europe, Trump semble avoir soudain réalisé que les Ukrainiens disposaient d’un atout maître, et semble même maintenant décidé à leur fournir des missiles de croisière Tomahawks, qui pourrait causer davantage de destruction à l’industrie pétrolière russe et aux infrastructures énergétiques. En effet, selon Le Figaro “dans la nuit du 9 au 10 septembre, l’Otan et l’Union européenne étaient prises de court par l’incursion d’au moins 19 drones russes au-dessus de la Pologne. Dès le lendemain, Volodymyr Zelensky proposait l’aide de l’Ukraine, ‘sa technologie, sa formation et l’expérience de son renseignement’, avertissant que l’Europe devait se préparer à affronter des ‘centaines de drones’, comme son pays, et non plus des dizaines. ‘Seules des forces européennes communes peuvent fournir une protection’, ajoutait-il”. Si bien qu'”après trois ans et demi de soutien européen à la guerre de résistance en Ukraine contre l’agression russe, voici que son président se pose en recours pour aider l’Europe face à un risque d’élargissement du conflit” (1).
S’exprimant à Kiev après sa rencontre avec Donald Trump à l’ONU à New York le 24 septembre, le président ukrainien a en effet déclaré que la Russie se préparait à un conflit plus vaste. Cité par le Guardian, “le président ukrainien a déclaré que le Kremlin vérifiait délibérément la capacité de l’Europe à protéger son espace aérien, après des observations de drones au Danemark, en Pologne et en Roumanie, et la violation de l’espace aérien estonien par des avions de chasse russes. D’autres drones ont été repérés vendredi soir 26 septembre au-dessus d’une base militaire danoise, et samedi 27 au-dessus d’une base norvégienne” (2). Si bien que selon le site Current Time, “le 26 septembre, le commissaire européen à la Défense, le Lituanien Andrius Kubilius, a tenu la première réunion consacrée à la création d’un ‘mur de drones’ pour protéger les frontières extérieures de l’UE. Les chefs des ministères de la Défense des pays du flanc oriental – Finlande, États baltes, Pologne, Roumanie et Bulgarie – ont participé à cette réunion en ligne. La Hongrie et la Slovaquie, initialement non invitées mais volontaires, se sont jointes à la discussion à la dernière minute. Étaient également présents le ministre de la Défense du Danemark, pays victime d’une attaque de drone ces derniers jours, et l’Ukraine, experte en lutte anti-drones”. La réunion a été divisée en deux parties : “d’abord, l’Ukraine a partagé son expérience, puis les pays ont discuté de la manière de l’appliquer”. Car en effet a déclaré Kubilius “nos systèmes sont peut-être encore efficaces pour détecter les avions de combat et les missiles, mais lorsque de petits drones volent très bas, nous avons besoin de radars, de capteurs acoustiques et d’autres équipements techniques. C’est là que les Ukrainiens ont une bonne expérience, qui fonctionne vraiment le plus efficacement”.
Et en ce qui concerne les moyens de défense de ce “mur anti-drones”, il comporterait d’abord “les systèmes de guerre électronique, que l’armée ukrainienne utilise activement”, ensuite “ce qui s’observe actuellement sur le champ de bataille en Ukraine où les intercepteurs de drones deviennent très efficaces, et puis “l’artillerie antiaérienne classique, mitrailleuses et groupes mobiles”, également développée en Ukraine. A cela s’ajoute selon le commissaire européen “les systèmes laser, déjà en cours de développement dans certains pays, comme moyens d’avenir possibles” (3). Une discussion plus détaillée et plus large sur le “mur de drones” et son financement eut lieu la semaine suivante, lors d’un sommet informel des dirigeants de l’UE le 1er octobre à Copenhague. Dont, après les incursions russes dans le ciel danois, la sécurité fut assurée par une mission militaire anti-drones ukrainienne : “Nos gars sont arrivés au Danemark, a déclaré le président ukrainien le 30 septembre, l’expérience de l’Ukraine est aujourd’hui la plus pertinente en Europe, a-t-il fait valoir, notre expertise, nos spécialistes et nos technologies peuvent devenir un élément clé du futur Mur Européen contre les Drones” (4).
La rupture stratégique désormais intervenue dans la conduite de la guerre, avait déjà été pensée par le général Valery Zaloujny, commandant en chef de l’armée ukrainienne lors de la dernière grande contre-offensive boutant hors des régions de Kyiv et de Kharkiv, ainsi que dans l’outre-Dniepr de la région de Kherson, l’envahisseur russe. C’était après l’arrêt de cette contre-offensive devant la “ligne Sourovikine” – ce général russe qui a sauvé la mise de Poutine, bien mal remercié depuis. Zaloujny, lui-même également ensuite remercié et nommé ambassadeur à Londres, avait alors en effet prévenu de la fin de la guerre de mouvement et des conditions nouvelles de la guerre de position, dans le cadre de laquelle développer les nouvelles techniques militaires. Dans un article programmatique : “L’actuelle guerre de position et comment y être victorieux”, publié par la rédaction russe de The Economist le 1er novembre 2023, il constatait que le conflit en Ukraine devenait une guerre de position de longue durée, du fait de la “parité des moyens” – qui ne pouvait être que favorable à la Fédération de Russie, et recommandait notamment le développement de moyens de guerre électronique afin de compenser cette infériorité (5). Le 24 septembre dernier il est revenu à la charge dans un nouvel article : “Le rôle de l’innovation comme base d’une stratégie de résistance durable pour priver la Russie de la capacité d’imposer ses conditions par la guerre”. Il venait de visiter un salon d’armements à Londres où “des dizaines de nos entreprises ont présenté des solutions innovantes qui ont suscité un grand intérêt non seulement parmi les fabricants étrangers qui regardent les développements à travers le prisme des affaires, mais aussi parmi les militaires, qui, soit dit en passant, ne sont pour la plupart clairement pas d’origine européenne”. “Ce qui est encore plus intéressant, ajoutait-il, c’est qu’il existe des développements étrangers qui prennent directement en compte l’expérience de la guerre russo-ukrainienne, notamment dans le domaine des drones, de la guerre électronique et de l’intelligence artificielle” (6).
Selon l’expert russe Youri Fedorov, qui intervient chaque matin dans l’émission The Breakfast Show sur la chaîne YouTube Plushev Kanal, la guerre des drones permet jusqu’à présent à l’Ukraine de résister à la pression russe, qui vient de connaître un relatif échec dans son offensive d’été 2025. Depuis 2023 les drones ont commencé à être utilisés des deux côtés, ce qui a suscité la question : comment lutter contre ça ? Il y a les moyens classiques de la DCA, les systèmes livrés par l’Ouest contre les missiles de croisière, les avions et les missiles balistiques comme les systèmes Patriot ou le système franco-italien ((SAMP/T) – Mamba). Mais les Patriot son faits pour contrer des missiles balistiques, ils ne sont pas fait pour arrêter les drones et ce sont des missiles extrêmement chers, qu’il est vain d’utiliser pour intercepter des drones bon marché. D’autant plus que les Patriot ne peuvent rien contre des dizaines de drones sur un seul objectif. Tandis que les armes traditionnelles de petits calibres ou les mitrailleuse anti-aériennes sont moins chers que les drones qu’ils descendent. Les mitrailleuses anti-aériennes sont cependant conçues pour descendre des objets à une distance de 1km500, tandis que les armes de petit calibre, les canons de 35 mm montés sur des chars, types Gepard ou Skynex Oerlik, sont eux limités en hauteur de 3,5 à 4 km, alors que les drones, et notamment les Shahed volent à une hauteur de 4 km voire un peu plus. Quand les drones volent bas, les mitrailleuse anti aériennes suffisent, installées sur des pick-up, qui circulent en escouades anti-drones (7).
Selon l’expert, bien que la quantité de drones et missiles tirés contre l’Ukraine ait augmenté d’août à septembre 2025 ( de 4274 – soit en moyenne 188 par jour – à 5640 – soit en moyenne 188 par jour), l’efficacité de la défense antiaérienne ukrainienne aussi : de 80 % de drones et missiles de croisière abattus en août, à 87% en septembre. Elle est moins efficace (20%) contre les missiles balistiques (Kinjal et Iskander) qui ne peuvent être interceptés que par des systèmes Patriot dont l’Ukraine dispose peu – essentiellement autour de Kiev, Kharkov et Dniepropetrovsk – tandis que les missiles de croisière sont arrêtés à 85% par la DCA. L’expérience de l’Ukraine en matière de lutte anti-drones suscite donc l’intérêt de l’Europe qui s’apprête à lutter contre des drones russes dans le cadre d’une guerre hybride ou d’une guerre chaude (8). Qu’est-ce qui explique l’efficacité des Ukrainiens dans l’interception des drones ? A côté de l’artillerie anti-aérienne il y a en premier lieu les moyens de lutte radioélectroniques. La vulnérabilité des drones, et notamment des Shahed, c’est le lien avec l’opérateur. Si les moyens de la guerre électronique brouillent ce lien le drone est dévié de sa trajectoire, ce qui permet de neutraliser un nombre significatif de drones d’attaque. Le second moyen d’interception est l’aviation civile légère ou les hélicoptères, armés de mitrailleuses, qui sont assez effectives, ce n’est pas la peine d’envoyer des F16 ou des Mirages, utiles par contre pour lutter contre les missiles de croisière, mais pour les drones c’est trop coûteux. Et enfin le moyen de lutte qui se développe le plus et a le plus de perspective, ce sont les drones intercepteurs, qui sont peu coûteux. Le problème est là à nouveau le lien avec l’opérateur, qui doit guider le drone intercepteur, et il faut pour cela autant d’opérateurs que de drones intercepteurs, ce qui n’est pas toujours possible. La perspective la plus intéressante consiste donc dans l’utilisation l’IA (Intelligence Artificielle) qui apparaît déjà et s’avère effective. On programme sur le drone une recherche d’objectifs déterminés et l’image des objectifs à abattre, ainsi que le programme d’approche de ces objets. Il faut donc prévoir que la course aux armements dans le domaine des drones sera liée à l’introduction de l’IA dans les drones intercepteurs comme dans les drones d’attaque pour la trajectoire et l’objectif.
A la question de savoir si l’Ukraine se trouve le plus en avance que la Fédération de Russie en matière de drones et de constitution d’unités de drones, l’expert reste prudent. Mais il relève que longtemps l’Ukraine a été à l’avant-garde, car il n’y a pas là de système bureaucratique et les innovations vont directement au front (9). Où au bout de trois ans et demi de guerre, l’armée russe n’a toujours pas réussi à prendre l’intégralité du Donbass, notamment pas la ligne fortifiée des villes industrielles de l’Ouest, de Konstatynovka à Slaviansk, ce dont Trump se gausse.
Frédéric Saillot, le 9 octobre 2025.
(1) https://www.lefigaro.fr/international/pour-se-proteger-des-drones-russes-l-europe-se-tourne-vers-l-ukraine-20250922
(2) https://www.theguardian.com/world/2025/sep/27/putin-preparing-to-attack-another-european-country-zelenskyy-says
(3) https://www.currenttime.tv/a/zaschitu-stena-dronov/33541991.html
(4) https://www.lefigaro.fr/international/nos-gars-sont-arrives-l-ukraine-envoie-une-mission-militaire-anti-drones-pour-des-exercices-au-danemark-20250930?utm_source=CRM&utm_medium=email&utm_campaign=20250930_NL_ALERTESINFOS&een=ce617622dd1423f8c20db364248118e4&seen=2&m_i=ehGfiJ9CcRTL0J4ECCfWamfuR7d6JiWaJICVBgyMymRXZdFe9KTm%2BfqhBULYt3Brk1VIk2tehLp5rSmVqBe06byo131FtK0Bew
(5) Voir mon article : https://www.eurasiexpress.fr/a-valdai-poutine-proclame-lempire/
et celui de Zaloujny : https://war.obozrevatel.com/zaluzhnyij-raskryil-pravdu-o-problemah-pozitsionnoj-vojnyi-v-nashumevshej-state-dlya-the-economist-polnyij-perevod.htm
(6) https://zn.ua/ukr/war/rol-innovatsij-jak-osnovi-stratehiji-stijkoho-oporu-u-pozbavlenni-rosiji-mozhlivosti-navjazuvati-svoji-umovi-cherez-vijnu.html
(7) https://www.youtube.com/live/G-apI2ta4Jo?si=ePnI2m0eo_7_vwx7
(8) https://www.youtube.com/live/RCc2uqvpjC8?si=Kv4MvrUp4h1yV6Wg
(9) https://www.youtube.com/live/jZuvw9B-h78?si=cun1cV89RnhQWadA
