Biélorussie/Bélarus : le difficile pas de deux de Vladimir Poutine

Le 9 août 2020, le sortant Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis déjà vingt-six ans, est déclaré vainqueur des élections présidentielles avec 80 % des voix. Aussitôt, les habitants de Minsk et des autres grandes villes du pays, frustrés de la victoire espérée de la candidate de l’opposition unie, Svetlana Tkihanovska, descendent dans la rue pour crier leur colère, tant les fraudes ont été massives, évidentes, comme le révèle dès le lendemain le quotidien russe Komsomolskaïa Pravda, photos de nombre de procès-verbaux de résultats de vote à l’appui (1). La répression est brutale, provoquant la mort de cinq manifestants (2), des centaines d’arrestations de gens parqués sans eau ni nourriture et torturés pour certains pendant leur détention. Tikhanovska crée alors un Conseil de coordination de l’opposition, dirigé par un praesidium de sept membres, dont la prix Nobel de littérature Svetlana Alexeïevitch (3), afin d’exiger de nouvelles élections dans les règles, la fin des persécutions politiques, l’inculpation des responsables des fraudes et des violences et la libération des prisonniers. Cette irruption sur la scène historique d’un petit pays jusque-là sans histoire, provoque une crise dans les relations internationales, tant il est situé en un lieu stratégique, entre Pays baltes et Ukraine, sur cet isthme du continent aux confins des influences occidentales et orientales, qui marquent son identité.

Loukachenko pensait pouvoir rapidement mettre fin à la contestation : la mobilisation croissante de la population et de tous les secteurs de la société, unis sur le mot d’ordre “Barre toi !”, lui inflige un cinglant démenti. Alors que les réactions de l’Union européenne et des Etats-Unis sont plutôt molles – à l’exception des Pays Baltes et des anciens satellites de l’URSS – le président russe Vladimir Poutine ne tarde pas à lui apporter son soutien, décidant de créer une réserve de forces de répression, positionnées sur la frontière pour intervenir militairement en Biélorussie, dans le cadre des accords internationaux – ceux de l’Union de la Russie et de la Biélorussie, entamée dès 1997, et de l’OTSC, l’Organisation du Traité de sécurité collective qualifiée d'”OTAN russe”, réunissant nombre d’anciennes républiques soviétiques – si les manifestations en venaient à mettre en péril le pouvoir de Loukachenko.

Loin de s’atténuer, celles-ci n’ont cependant cessé de se renforcer, de façon pacifique : chaque dimanche, de plus en plus nombreuses et déterminées, à Minsk, Grodno, Brest-Litovsk, Vitebsk, Gomel et ailleurs, elles continuent à inviter Loukachenko à se “barrer” et à scander les mots d’ordre du Conseil de coordination. Tous les secteurs de la société entrent en lice, à commencer par les usines du pays, toutes restées sous contrôle du pouvoir après la chute de l’URSS et la venue au pouvoir de Loukachenko en 1994, qui se mettent en grève. Essayant de reprendre la main le 18 août à l’usine de tracteurs de Minsk, l’un des fleurons de son régime, Loukachenko est sifflé, les ouvriers en grève lui jetant à leur tour à la face : “Barre toi !” Le 30 août, jour de son anniversaire, il voit converger une foule vers le palais présidentiel, au centre de Minsk, bouclé par l’armée et les forces de sécurité. Après une sortie en hélicoptère pour évaluer la foule des manifestants, il fait une brève apparition qui achève le ridicule du personnage, fusil automatique à bout de bras, pour aller féliciter ses “gars” postés derrière le dispositif de sécurité.

Il apporte ainsi la preuve de l’extrême faiblesse de sa position, malgré le soutien que lui apporte Moscou en conseillers divers, et le remplacement des journalistes de la presse officielle biélorusse par les journalistes russes de Russia Today, RT, qui y gagne ainsi ses galons de presse jaune, sa rédactrice en chef Marguerite Simonian remerciée pour cela publiquement par Loukachenko (4). Elle récidive d’ailleurs le 8 septembre, au cours de la très complaisante interview qu’elle a faite de Loukachenko avec trois de ses collègues de la presse gouvernementale de la Fédération de Russie, lorsqu’elle l’interroge sur le traitement réservé à ceux qui ont été arrêtés : “C’est ce qui s’est passé à Okrestino (lieu de détention) qui nous intéresse, où les gens ne présentaient plus aucun danger, et où malheureusement n’ont pas été envoyés que des repris de justice, mais aussi des journalistes, et notamment nos journalistes, mes collaborateurs qui, d’une façon générale, ne participent pas à la révolte et qui en général sont opposés aux révolutions de couleur. Dans leur grande masse. Parce que chez nous, vous le savez, la publication est patriotique, notre compagnie de télévision et nos gens travaillent de façon conforme, nous n’apprécions pas beaucoup tous ces événements” (5). Selon elle en effet, qui dirige en second le réseau mondial de RT, un organe de presse ne saurait avoir pour seule “patrie” la vérité, violant ainsi l’éthique fondamentale du journalisme.

De fait Loukachenko est devenu illégitime. L’UE, qui lui a déjà fermé ses portes, attendrait la fin de son mandat précédent en novembre pour se prononcer sur son statut. Poutine quant à lui semble ne pas savoir sur quel pied danser, tant la situation paraît hors de contrôle. Et ce n’est que le 27 août, dans un interview à Sergey Brilev, journaliste de la chaîne gouvernementale Rossia 1, largement consacré à l’épidémie sur le mode de l’auto-satisfecit, qu’il en vient pour la première fois à aborder publiquement le sujet qui fâche. Après avoir prétendu que la Fédération de Russie ne se mêlait pas de la situation intérieure à la Biélorussie, contrairement à d’autres, mais déclaré qu’il fallait cependant entendre ce que disaient les manifestants, tout en tâchant d’orienter le cours des événements vers une réforme constitutionnelle annoncée par Loukachenko, suivie d’élections parlementaires et présidentielles sur ces nouvelles bases, il a justifié son soutien à celui-ci, y compris sur le plan militaire et celui de la sécurité. Puis il a conclu de façon irénique, après avoir égratigné les tentatives d’influence de l’Ouest sur le cours des événements, comme on peut l’entendre et le lire sur le site du Kremlin (6) : “je le répète, tout de même dans l’ensemble la situation maintenant se normalise. Et j’espère que tous les problèmes – et il y en a évidemment, sinon les gens ne descendraient pas dans la rue – se résoudront dans le cadre constitutionnel, dans le cadre de la loi et de façon pacifique”.

Lui emboîtant immédiatement le pas, suite à ce que l’on pouvait entendre comme une reconnaissance de la légitimité de l’opposition biélorusse, Tikhanovska, exilée de force en Lituanie par Loukachenko – comme Brejnev exilait ses dissidents plutôt que de les assassiner comme ses prédécesseurs – propose à Poutine de jouer les médiateurs entre celle-ci et Loukachenko. Le 28 août elle déclare sur Euronews : “la crise actuelle est intérieure à notre pays, elle n’est pas dirigée contre un Etat quelconque, et nous nous engageons à la résoudre par la voie de négociations internes. Mais s’il nous faut une médiation internationale dans ces négociations, nous considérons évidemment la Russie comme l’un des participants de ce processus. La Russie est un pays avec lequel nous entretenons des relations amicales, et avec lequel nous avons des liens étroits” (7). Aussitôt après, dans la nuit du 28 au 29, est publié un addendum à l’interview de Poutine par Brilev (8), qui ne figure toujours pas dans la séquence de l’interview publiée sur le site du Kremlin, mais qui sera diffusé aux “Nouvelles de la semaine” le 30 août sur la chaîne gouvernementale Rossia 1 (9), dans lequel Poutine déclare : “La Biélorussie a invité l’OSCE à participer au monitoring de ces élections, pourquoi donc ne sont-ils pas venus ? Ca donne immédiatement à penser que déjà, à proprement parler, une position avait été préparée quant aux résultats de ces élections. Nous, nous nous fondons sur le fait que les élections ont eu lieu, je l’ai immédiatement fait, nous avons donné acte de la légitimité et… comme vous le savez j’ai félicité Alexandre Grigorievitch Loukachenko pour la victoire dans ces élections”. Sans que la séquence présentée par les “Nouvelles de la semaine” ne rappelle la conclusion apaisante terminant l’interview tel qu’il reste publié sur le site du Kremlin.

Qu’est-ce que cette manipulation de l’interview présidentiel peut bien vouloir dire ? La formulation embarrassée de Poutine dans la séquence retranchée de la version officielle, mélangeant le “je” et le “nous”, exprime bien la difficulté dans laquelle il se trouve, reflétant les vraisemblables débats jusqu’au sein de son entourage. Lavrov, l’inamovible ministre des Affaires étrangères, n’a-t-il pas déclaré le 19 août, que les élections en Biélorussie “ne s’étaient pas déroulées de façon idéale” (10)? En tout cas cette déclaration de Poutine, diffusée a posteriori, risque de ruiner ses constants efforts pour paraître en champion du respect du droit et amène à s’interroger sur le sens de son projet d’intégration eurasiatique. L’euphémisme de Lavrov reconnaît des irrégularités dans le déroulement de ces élections, quand il s’agit en fait d’une violation manifeste du droit, dont il n’est pas sûr, en l’absence de tout contrôle fiable, qu’elles aient donné la majorité à Loukachenko plutôt qu’à Tikhanovska, qui revendique quant à elle la victoire, et qui vient d’être reconnue présidente élue de Biélorussie par le parlement lituanien (11).

L’ambiguïté dans laquelle se tient Poutine quant à la prise en compte de l’opposition manifestée dans la rue par les Biélorusses, lui permet cependant d’avoir un moyen de pression sur un interlocuteur qu’il connaît bien et dont il se méfie, comme de se ménager une porte de sortie ultérieure, une fois que celui-ci finira bien par “se barrer”, comme l’y invitent les manifestants. Loukachenko lui, acculé, ne s’embarrasse pas de procédés, et entreprend l’élimination successive de tout ce qui pourrait contester un pouvoir que par deux fois au cours de l’interview avec Simonian et alii il prétend détenir de Dieu. Avec un rare aplomb il y a affirmé que les manifestants étaient tous des repris de justice, des drogués et des alcooliques, donnant une explication conspirationniste à la lame de fond qui soulève le pays : elle serait dirigée de l’extérieur par les Etats-Unis via la Pologne et Telegram-Canal, le réseau crypté “Nixta” (personne en biélorusse), qui laverait le cerveau des jeunes, des vieux, des femmes et des grévistes.

Dès avant les élections, il avait déjà éliminé ses deux principaux opposants : le banquier Viktor Babariko, ancien manager de Belgazprombank, une filiale de la banque de Gazprom en Biélorussie, arrêté deux jours après avoir déclaré son intention de se présenter contre Loukachenko, et le très charismatique et très actif blogueur Sergey Tikhanovski, un vrai “moujik” (un vrai “mec”), sillonnant la Biélorussie de ses interviews décapants, arrêté suite à une provocation pendant la campagne électorale de son épouse Svetlana, qui s’est présentée à sa place après que sa candidature ait été invalidée. Un troisième rival, Valery Tsepkalo, ancien diplomate et créateur du High-Tech Park de Belarus, contrôlé par l’Etat, qui pèse 6,1 du PIB national pour 58 000 salariés, qu’il a dirigé jusqu’à son passage à l’opposition et qui constitue l’un des foyers de la contestation, a été lui aussi contraint à l’exil après l’invalidation de sa candidature pour manque des 100 000 signatures nécessaires alors qu’il en avait recueilli 160 000.

Tikhanovska s’est donc retrouvée seule face à Loukachenko, rejointe par Veronika Tsepkalo, l’épouse de Valéry, et par Maria Kolesnikova, directrice de campagne de Babaryko. A elle trois elles soulèvent les foules, des dizaines de milliers de personnes assistent à leurs meetings en plein air, une véritable dynamique est engagée, qui laisse prévoir une surprise dans le résultat des élections. C’est vraisemblablement ce que Loukachenko et ce qui lui reste d’appareil a voulu éviter, errant de Charybde en Scylla face à des électeurs qui n’entendent pas s’en laisser conter : il suffit pour cela de comparer la maigreur des manifestations tardives de soutien au régime, face aux dizaines de milliers de manifestants parcourant Minsk tous les dimanches depuis le 9 août (12). La mobilisation ne faiblira pas, malgré l’exil forcé de Tikhanovska et la menace d’intervention du président russe, qui a un effet contre-productif, diffusant un sentiment anti-russe dans une population jusque-là généralement favorable. Pour sortir de l’impasse, une rencontre est envisagée entre Loukachenko et Poutine le 14 septembre à Sotchi, où Loukachenko a également une résidence d’été.

Pour la préparer au mieux de ses intérêts, qui consistent à se maintenir au pouvoir coûte que coûte et à se présenter comme le seul interlocuteur auprès de Moscou, quitte à faire de ce pays d’à peine dix millions d’habitants une prison à ciel ouvert, Loukachenko fait emprisonner ou exiler de force le reste des membres du praesidium du Conseil de coordination, à l’exception d’Alexeievitch, peu investie dans ses activités, chez qui des ambassadeurs de pays de l’Union européenne s’empressent de se rendre pour empêcher son arrestation. Mais avec Kolesnikova, charismatique porte-parole du Conseil après l’exil de Tikhanovska et celui de Babaryka, il tombe sur une opposante déterminée : elle déchire son passeport au moment d’être forcée de passer la frontière ukrainienne, et revient vers le poste frontière biélorusse, où elle est emprisonnée, puis bientôt inculpée de “tentative d’atteinte à la sécurité nationale”. Elle est depuis considérée comme une héroïne, à qui la manifestation du 13 septembre, la marche des héros, a été dédiée, ainsi qu’à tous ceux qui ont payé le prix de leur engagement, remplacée bientôt par un nouveau porte-parole, le mathématicien Maxime Bogretsov, qui annonce la constitution d’un nouveau Conseil de coordination de plusieurs dizaines de membres. Et plutôt que de s’adresser à ses compatriotes ou de donner une conférence à la presse biélorusse, sévèrement réprimée, Loukachenko accorde le 9 septembre l’interview déjà cité à RT et aux autres canaux de la presse gouvernementale russe, où il donne une version caricaturale des événements, face à des journalistes qui s’efforcent de paraître iconoclastes comme leurs collègues occidentaux.

Y sont notamment évoquées les relations entre la Russie et la Biélorussie et le traité d’Union de 1997, qui n’a jamais été réalisé, indéfiniment ralenti par le jeu obligé de Loukachenko dans ses relations entre Moscou et Bruxelles, passant aux yeux de cette dernière du qualificatif de “dernier dictateur d’Europe” à la réussite diplomatique des accords de Minsk dont il est l’hôte, en vue du règlement du conflit du Donbass. Il commence par souligner que la Fédération de Russie achète une grande part de la production biélorusse, de qualité, mais à des prix de trois à cinq fois inférieurs à ceux du marché international, bien qu’on lui fasse une réputation d’anti-russe, alors qu’il ne fait que défendre les intérêts de son pays tout en préservant les relations entre Etats d’ex-Union soviétique. Selon lui 40 millions de Russes dépendent de la coopération industrielle avec la Biélorussie. De 85 % des exportations vers le Centre, à l’époque soviétique, Loukachenko se targue d’avoir maintenu à 47-48 % les exportations vers la Fédération de Russie, malgré la nécessaire diversification du marché, notamment avec la Chine. Ses interlocuteurs lui demandent jusqu’où il est prêt d’aller dans l’intégration avec la Fédération de Russie. Loukachenko évoque alors un referendum de 1995, au moment de la création de la CEI, qui a conduit à la signature du traité de 1997 sur l’Union de la Russie et de la Biélorussie, qui légitimerait une intégration non réalisée depuis, en rejetant en partie la faute sur Moscou. Intégration qui devait être sanctionnée par referendum.

Il pose alors carrément la question restée en litige, sur le ton de la plaisanterie : qui se coiffera du “bonnet monomaque”, symbole de l’autocratie russe jusqu’à Pierre le Grand ? Voulant conserver une marge de manoeuvre avant sa rencontre du 14 septembre avec Poutine, il confirme cependant la nécessité de réaliser l’Union, mais dans les conditions présentes, alors que deux générations ont passées, qui n’en ressentent plus la nécessité : certes la “guerre du gaz, du lait, des bonbons et du pétrole” existe, mais elle peut se régler par consensus, alors que les événements en cours ont démontré la nécessité d’une étroite coopération militaire, car selon lui ce qu’il qualifie d’entreprise de subversion en Biélorussie s’étendra bientôt à la Fédération de Russie. Répondant à l’invitation de Poutine de régler la crise actuelle par une réforme constitutionnelle, il développe sa conception du pouvoir, admettant même “avoir siégé depuis trop longtemps”. Mais selon lui, s’il faut un partage du pouvoir, il faut tenir compte du fait que “et la Russie et la Biélorussie et l’Ukraine, qui en démontre l’exemple, sont des Etats slaves, où il est nécessaire qu’il y ait un leader fort, qui jouisse de pleins pouvoirs déterminés”. Après avoir ainsi dénié aux “Slaves”, dans un profession de foi qu’il faut bien qualifier de raciste, l’aptitude à la démocratie, il évoque cependant la nécessité de créer des partis politiques dans la perspective d’un parlement jouant un plus grand rôle dans l’élaboration de la politique. L’on voit à quel type de parti il pense, car l’emprisonnement, après son enlèvement dans des conditions totalement arbitraires, de Kolesnikova, a eu lieu au lendemain de sa déclaration publique de formation d’un nouveau parti, “Vmeste”, en biélorusse “Razem”, qui veut dire “Ensemble”. D’autant plus qu’après la réforme constitutionnelle, il envisage de nouvelles élections présidentielles suivies d’élections législatives, répondant ainsi à sa manière aux mots d’ordre de l’opposition comme à la suggestion de Poutine.

On le voit, la situation dans laquelle il se trouve, oblige Loukachenko à s’aligner sur la Fédération de Russie, où vient d’avoir eu lieu une réforme constitutionnelle du type de celle qu’il entend réaliser en Biélorussie, qui pourrait être un préalable à une intégration plus poussée, voire même conduire la Biélorussie à devenir membre de la Fédération. Mais les oligarques russes possèdent nombre d’actifs investis en Biélorussie, notamment dans l’énergie et la banque, et ils ont intérêt à ce que la situation se stabilise. Selon l’économiste russe Vladislav Inozemtsev, “le système oligarchique russe s’est développé dans les années 90 sur la privatisation des usines construites à l’époque soviétique. Depuis, le potentiel post-soviétique n’a pas été modernisé. Aujourd’hui vingt-cinq des trente plus grandes entreprises s’appuie sur ce qui a été construit à l’époque du communisme, alors qu’en Chine elles ne sont que 7 %. En Biélorussie, des privatisations du type de celles qui ont été réalisées en Russie n’ont pas été conduites et la plus grande part des entreprises appartient encore à l’Etat. Le business russe regarde l’économie biélorusse comme une proie précieuse, qui pourrait être facilement capturée, si le pouvoir chancelant était forcé de s’acheter du temps contre une trop grande part d’actifs de l’Etat. Les oligarques russes sont donc prêts à faire signer un contrat à Loukachenko ‘pouvoir contre actifs'” (13).

Les enjeux de ces tractations ne sont cependant pas sans conséquences fâcheuses pour le pouvoir russe, qui risque de voir sombrer des projets considérables entrepris avec les Occidentaux, notamment le Nord-Stream 2, comme cela a commencé à être évoqué à propos de l’affaire Navalny, si la situation évoluait de façon encore plus dramatique en Biélorussie. D’ores et déjà les Pays Baltes ont déclaré refuser acheter l’énergie produite par la centrale nucléaire construite en commun par la Biélorussie et la Fédération de Russie, juste sur la frontière, à une cinquantaine de la capitale lituanienne, qui devrait prochainement être livrée, pour un investissement de 10 milliards de dollars (14). Cela explique sans doute l’extrême prudence de Poutine lorsqu’il a reçu un Loukachenko implorant à Sotchi le 14 septembre, se mettant pratiquement à genoux devant le président russe, dans une posture de féal sujet devant son suzerain, lequel ne lui présentait la plupart du temps que son royal profil. Réitérant ses félicitations à Loukachenko pour sa “victoire électorale”, ce dernier l’a aussitôt remis à sa place en enchaînant : “nous observons bien sûr les événements politiques intérieurs à la Biélorussie, liés précisément à ces élections. Vous connaissez parfaitement notre position : nous sommes pour que les Biélorusses eux-mêmes, sans aucune ingérence ni pression de l’extérieur, d’une façon paisible et par le dialogue s’entendent pour résoudre cette situation et parviennent à une décision commune sur les orientation à prendre à l’avenir” (15). Il le félicite ensuite d’avoir entamé une réforme constitutionnelle “qui permettra une rénovation du système politique et créera les conditions de futurs progrès”.

Il rappelle alors à Loukachenko les devoirs réciproques auxquels sont contraints les contractants des accords passés sur l’Union des deux Etats et l’OTSC, respectés, souligne-t-il, par la Fédération de Russie. Puis il en vient à évoquer les relations étroites des deux pays sur le plan économique, citant le sort de la centrale nucléaire, et rappelant que la visite du premier ministre Michoustine s’est conclu par l’octroi à Minsk d’un crédit de 1,5 milliards de dollars pour refinancer sa dette. Crédit dont le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov, s’est empressé de dire qu’il était attribué à la Biélorussie et non pas personnellement à Loukachenko, et qu’il ne constituait pas une ingérence dans les affaires intérieures du pays. Dans l’article déjà cité, Inozemtsev précise cependant que la dette de Minsk à l’égard de Moscou s’élève à 7,92 milliards. C’est dire si le soutien de Moscou à Loukachenko se tient sur la réserve. D’autant plus que Tikhanovska a préalablement déclaré que l’opposition ne se considèrerait pas engagée à rembourser les financements accordés à Loukachenko. Remarquons au passage que 1,5 milliards de dollars, c’est tout juste dix fois moins que le prêt qui avait été octroyé à Yanoukovitch par Poutine à la veille du Maïdan. Chat échaudé craint l’eau froide, aussi bien à Moscou qu’à Bruxelles, qui pour l’heure reste prudente même si elle cherche évidemment comme Washington à faire évoluer la situation à son profit.

Concluons sur cette référence à la crise ukrainienne, dont le contexte géopolitique a été le même que celui qui prévaut dans la crise présente en Biélorussie. Une différence essentielle, ainsi que le passage du temps qui assagi, laisse envisager une issue possible. Autant le début de révolution ukrainienne a été d’emblée confisqué par une “avant-garde” fascisante, organisée depuis belle lurette avec l’aval des puissances occidentales pour réaliser un coup d’Etat, laissant les Ukrainiens dans le statut de sujets mineurs dans leur propre pays, autant l’absence de cette composante politique en Biélorussie permet le murissement d’un véritable mouvement de masse, au cours duquel les Biélorusses se forment au combat politique et demain à la prise en charge d’un Etat rénové. Un peu comme les Polonais en ont fait l’expérience en 1956, puis en 1970 et 1981. Un mouvement de masse pacifique et déterminé dans la défense du droit et de la justice, contre lequel nul pouvoir, aussi répressif soit-il, à terme ne peut rien. C’est peut-être ce que comprend Poutine qui, de Minsk à Khabarovsk, en passant par Moscou, peut constater l’émergence d’un tel mouvement jusqu’aux confins orientaux de la Fédération de Russie. En signe d’apaisement, ordre vient d’ailleurs d’être donné aux forces constituant la “réserve” de maintien de l’ordre, stationnées jusque-là à la frontière biélorusse, de regagner leurs cantonnements. Tikhanovska quant à elle, a déclaré au Washington Post le 15 septembre, tout en appelant à poursuivre les manifestations pacifiques, que “Loukachenko n’avait aucun avenir en qualité de leader du pays”, et que “son départ du pouvoir n’était qu’une question de temps”.

Frédéric Saillot, le 16 septembre 2020.

(1) https://www.kp.ru/daily/217167/4267836/
(2) Selon Andrzej Poczobut, correspondant de Gazeta Wyborcza à Grodno, dans l’audition du 27 août août 2020, p. 12.
(3) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/svetlana-aleksievitch-oles-bouzina-et-la-fin-de-lhomme-rouge/
(4) https://www.kommersant.ru/doc/4475479

(5) https://ria.ru/20200909/lukashenko-1576978556.html
(6) http://kremlin.ru/events/president/news/63951
(7) https://www.kommersant.ru/doc/4473986
(8) La dépêche de Ria Novosti est datée du 29 août à 2:27 du matin : https://ria.ru/20200829/belorussiya-1576458552.html
(9) Voir à 18 mn 56 : https://www.youtube.com/watch?v=U2RV7g2aBJM
(10) https://tass.ru/politika/9236277
(11) https://ria.ru/20200910/tikhanovskaya-1577064124.html
(12) Comme par exemple aux “Nouvelles du dimanche” du 13 septembre, ce qui constitue une exception, vraisemblablement à la veille de la rencontre Poutine Loukachenko, pour placer ce dernier en position de faiblesse. Voir de 30 mn 51 à 31 mn 58 : https://www.youtube.com/watch?v=QPBARce466k
(13) Gazeta Wyborcza du 4 septembre 2020.
(14) https://www.kommersant.ru/doc/4475507
(15) https://www.kommersant.ru/doc/4492331#id1945113