Les ambitions de Poutine via l’Ukraine

Les commentateurs ne cessent de s’interroger sur ce qui se passe “dans la tête de Poutine”. La récente diffusion, le 30 juin dernier Sur France 2, du documentaire de Guy Lagache “Un Président, l’Europe et la guerre” (1) donne une réponse dans l’enregistrement de l’entretien téléphonique qu’il a eu avec le président Macron le 20 février, quatre jours avant le déclenchement de sa guerre contre l’Ukraine. Lui qui n’avait cessé de clamer, depuis leur signature le 11 février 2015, qu’il n’y avait pas d’alternative aux accords de Minsk II pour régler le conflit du Donbass, il a en effet soudain révélé au cours cet entretien qu’à ses yeux le gouvernement ukrainien n’avait aucune légitimité : “Ce n’est pas un gouvernement démocratiquement élu. Ils ont accédé au pouvoir par un coup d’État, il y a eu des gens brûlés vifs, c’était un bain de sang et Zelensky est l’un des responsables” (2). Certes, ce discours est celui qu’avaient tenu les autorités fédérales russes après février 2014, où le président en exercice Ianoukovitch fut destitué par un coup d’Etat – marqué par des violences et s’appuyant sur une mobilisation populaire – au profit d’un gouvernement intérimaire dirigé par le président de la Rada – déclenchant l’opération anti-terroriste dans le Donbass contre les opposants au Maïdan. Mais en signant les accords de Minsk avec le président Porochenko, élu démocratiquement en juin 2014, Poutine reconnaissait la légitimité de ce pouvoir. De sorte que le lapsus qu’il a commis le 20 février, lorsqu’il a cité Zelensky, en dit long sur ses motivations à déclencher sa guerre totale contre l’Ukraine. Laquelle n’est qu’un prétexte pour un but beaucoup plus ambitieux : accélérer la destruction des relations internationales, à terme selon lui inexorable, pour en établir d’autres au terme d’une période de chaos, au profit de la Fédération de Russie et de ses alliés totalitaires, tout en menaçant de recourir à l’arme nucléaire.

Ce 20 février Macron ouvre l’entretien en évoquant “les tensions croissantes” et son engagement à “poursuivre le dialogue”, invitant son interlocuteur à donner sa “lecture de la situation” et de dévoiler ses intentions, “peut-être de manière assez directe”, de façon à voir “s’il y avait encore des actions utiles à conduire”, et de lui faire “quelques propositions”. Rappelons le contexte : le 17 février, la Fédération de Russie – qui avait massé des troupes au pourtour de l’Ukraine de la Crimée à la Biélorussie – avait menacé de prendre des “mesures à caractère militaro-technique” face à l’absence de réponse des Etats-Unis et de l’OTAN à l’ultimatum qu’elle leur avait adressé sur les garanties de sécurité en décembre dernier, tout en affirmant qu'”aucune invasion de l’Ukraine n’était planifiée”. Le 18 février les dirigeants des républiques autoproclamées (LDNR) appellent la population de Donetsk et de Lougansk à évacuer vers la Fédération de Russie en raison de la reprise de bombardements intensifs des forces ukrainiennes le 17. En réalité ils ont enregistré leur appel le 16 février, à la veille de cette reprise (3). Le jour même de l’entretien, les tirs s’intensifiaient le long de la ligne de contact.

La réponse de Poutine démontre d’emblée non seulement qu’il n’a nullement l’intention de poursuivre le dialogue, mais qu’il dissimule ses intentions véritables : l’invasion de l’Ukraine déjà programmée. Il commence en effet par invoquer l’absence de volonté de Zelensky d’accomplir les accords de Minsk, citant sa déclaration du 17 février selon laquelle ils avaient été signés “en position de vaincu”. Rappelons qu’en 2014 et 2015, Minsk I et II avaient été signés alors que l’armée ukrainienne était en position de faiblesse, mal dotée et encadrée par d’ex-officiers soviétiques souvent favorables à Moscou : elle avait été défaite une première fois et se trouvait à nouveau en mauvaise posture, probablement grâce à l’intervention de forces russes côté séparatiste. Ils n’ont donc constitué qu’une longue trêve de huit années et le 17 février dernier Zelensky a en effet proposé de les remplacer par un accord sur la sécurité de l’Ukraine entre les USA et la Fédération de Russie, sans en exclure le “format Normandie”, c’est à dire l’Allemagne et la France (4). Mais ensuite Poutine prétend que Zelensky a la veille “dit que l’Ukraine devait accéder à l’arme atomique”, ce qui est inexact : à la conférence sur la Sécurité à Munich, Zelensky a déclaré vouloir revoir le memorandum de Budapest par lequel, en décembre 1994, la Fédération de Russie, les USA et la Grande-Bretagne s’étaient engagés, en contrepartie de l’adhésion de l’Ukraine au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires et de l’achèvement du transfert de son arsenal nucléaire à la Fédération de Russie, à respecter l’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine dans ses frontières actuelles. Engagement violé par la Fédération de Russie avec le rattachement de la Crimée en mars 2014, et le rôle essentiel qu’elle a joué dans l’auto-proclamation d’indépendance des LDNR.

Plus grave, Poutine ment, affirmant que Macron lui-même aurait déclaré le 8 février, “qu’il fallait réviser les accords de Minsk pour qu’ils soient applicables”. C’est à dire au lendemain de leur dernière rencontre physique au Kremlin, qui avait duré cinq heures, sur laquelle pratiquement rien n’a filtré, lors de la conférence de presse commune avec Zelensky à Kiev, dont un extrait concernant le respect des accords de Minsk figure dans le documentaire. Macron s’insurge, ainsi que ses conseillers diplomatiques, dans le bureau desquels l’entretien est enregistré par Lagache, et qui communiquent avec Macron par messagerie instantanée (1) : “je n’ai jamais dit qu’il fallait réviser les accords de Minsk. (…) J’ai dit qu’il fallait les appliquer, qu’il fallait justement respecter les choses”, ajoutant : “je n’ai pas la même lecture que toi des derniers jours”. Le conflit éclate alors, qui met à jour la pierre d’achoppement des accords de Minsk : Poutine invoque que ceux qu’il nomme lui-même “les séparatistes”, “ont fait tout ce qu’il fallait, sous notre insistance, pour ouvrir un dialogue constructif avec l’Ukraine”. Ce à quoi Macron rétorque : “Les accords de Minsk, ce sont un dialogue avec vous, tu as totalement raison. Dans ce ce contexte-là, il n’était pas prévu que la base de la discussion soit un texte soumis par les séparatistes”. En effet, depuis le début de la crise, la Fédération de Russie aurait voulu imposer un dialogue entre Kiev et les séparatistes en vue de négocier le statut du Donbass et la réforme de la constitution de l’Ukraine qu’elle nécessite, alors qu’elle est partie prenante du conflit (5). Et Macron s’emporte : “Ce ne sont pas des séparatistes qui vont faire des propositions sur les lois ukrainiennes !”, ajoutant un peu plus tard : “donc je ne sais pas où ton juriste a appris le droit. Moi je regarde juste les textes et j’essaie de les appliquer ! Et je ne sais quel juriste pourra te dire que dans un pays souverain, les textes de loi sont proposés par des groupes séparatistes et pas par les autorité démocratiquement élues”.

Réduit à quia et piqué au vif, Poutine, qui en plus de sa formation d’agent rappelle toujours qu’il a étudié le droit, profère alors : “Ce n’est pas un gouvernement démocratiquement élu. Ils ont accédé au pouvoir par un coup d’Etat, il y a eu des gens brûlés vifs, c’était un bain de sang et Zelensky est l’un des responsables”. Or Zelensky a légalement été élu président de l’Ukraine en mai 2019, battant Porochenko au terme d’une campagne électorale contradictoire, comme les Russes pourraient à peine en rêver sous la dictature poutinienne. Et c’est justement là que le bât blesse : autant Poutine pouvait s’entendre avec Porochenko, qui conservait des affaires chocolatières en Fédération de Russie et était familier des milieux ex-soviétiques néo-mafieux, autant Zelensky représente pour lui un véritable danger. De la nouvelle génération post-soviétique, comme tous ses conseillers, il a véritablement entrepris de rompre avec le passé soviétique et de réellement instaurer une démocratie libérale en Ukraine, offrant ainsi un modèle alternatif à la société russe, unie par de multiples liens à la société ukrainienne. De ce danger, Poutine veut à tout prix se débarrasser, d’où l’opération commando sur Kiev le 24 février, qui a échoué. Et autant il pouvait tenir Porochenko par les accords de Minsk – contraint à les signer au vu de la situation militaire, dont la réalisation offrait à Poutine une tête de pont en Ukraine afin de poursuivre une politique d’ingérence – autant dès l’élection de Zelensky, il a donné le signal de leur caducité en décidant simultanément la passeportisation des habitants des LDNR, tandis que les chaînes fédérales redoublaient de leur propagande contre le nouveau président ukrainien.

Si bien que le 20 février, lorsque Macron lui emboîte le pas sur ce qu’il présente comme en fait une réponse des LDNR aux propositions de Kiev, à laquelle Kiev n’a pas donné suite, en proposant sur cette base une réunion commune du Groupe de contact et du Format Normandie afin d’examiner la réponse des LDNR, Poutine se défile, allant même jusqu’à invoquer peu sérieusement “vouloir aller jouer au hockey”. Car sa décision est déjà prise, qu’il dissimule par un nouveau mensonge, prétendant que les “manoeuvres” de ses troupes en Biélorussie vont “probablement” s’achever le soir-même, tout en affirmant “nous allons certainement laisser une présence militaire à la frontière tant que la situation dans le Donbass ne se sera pas calmée”. On connaît la suite : dès le lendemain de son entretien avec Macron, Poutine reconnaît l’indépendance des LDNR, enterrant définitivement les accords de Minsk, et signe avec elles des accords réciproques lui permettant d’intervenir (3). L’entretien se termine par un “Je vous remercie Monsieur le président” en français de la part de Poutine, qui dit tout du personnage, à quoi Macron répond par un rire grinçant. Il est dommage que la suite du documentaire de Lagache – s’achevant avec le “happy end” de l’octroi à l’Ukraine, et à la Moldavie, du statut de candidat à l’UE – fasse l’ellipse des entretiens Macron-Poutine qui ont suivi, dans le contexte de la polémique soulevée par “il ne faut pas humilier la (Fédération de) Russie”.

Discutant des buts de guerre de Poutine et son entourage en Ukraine avec Alexeï Venediktov, le juriste et politologue Vladmir Pastoukhov déclarait récemment : “ils sont encore plus fous qu’on ne le peut imaginer. L’Ukraine n’est pour eux qu’un but transitoire. Leur but est de souffler sur l’incendie d’une crise mondiale dépassant largement dans son échelle celle de 1929. Ils sont persuadés que de toutes façons cette crise aura lieu. C’est l’un des postulats clés de la nouvelle mythologie du Kremlin, comme le fut celui de l’inévitabilité de la révolution mondiale, produit par le développement de la lutte des classes” (6). Et il ajoutait : “la particularité de la politique russe, comme le montre l’expérience de ces cent dernières années, est qu’elle se forme sur fonds de quelque bulle idéologique”. C’est dire si selon lui elle est coutumière de prendre des vessies pour des lanternes, car, poursuivait-il : “la politique russe ne se présente pas comme une réponse immédiate à la réalité, à quelque danger réel, c’est toujours une réponse induite par une bulle idéologique, à l’intérieur de laquelle les dirigeants russes se tiennent et regardent le monde extérieur comme de derrière une vitre”.

Au sujet de cette bulle, Pastoukhov évoquait alors l’entretien Macron Poutine, dont Venediktov avait immédiatement publié la traduction du verbatim sur sa page Facebook (7). Selon lui Macron ne sait pas parler à Poutine, évoquant par association “Conversation avec un barbare”, un livre de Paul Klebnikov, où le journaliste, assassiné l’année suivante, retranscrivait en 2003 son entretien avec le bandit islamiste tchétchène Ahmed Noukhayev (8). Macron ne comprend donc pas que parler avec Poutine c’est parler avec un barbare, “chez lequel il y a un mélange de mépris et un assez haut degré d’aveuglement. On ne comprend donc pas ce qu’il est prêt à faire et ce dont il est capable. Il prend ses décisions en fonction de sa représentation barbare de l’organisation du monde”. Comment donc parler à Poutine ? L’ancien fondateur de Solidarnosc, qui a joué un rôle historique dans la chute de l’URSS et qui fut le premier président de la Pologne libérée, Lech Walesa, a donné la recette dans une interview récente sur LCI, que lui procurent son expérience de la mentalité soviétique et du KGB : “Les discussions avec Poutine ne sont pas bien menées, cela ne peut pas être efficace. L’Occident devrait parler d’une autre manière avec Poutine. Par exemple, quand je parlais avec Eltsine, quand l’Union soviétique s’était effondrée, les conversations se passaient autrement”.

Et selon lui, “il faut dire : ‘Camarade Poutine, nous l’Occident on va venir chez toi, tu ne nous fais pas peur avec tes armes nucléaires, il faut arrêter, nous on a des armes plus modernes, meilleures, nous ne voulons pas organiser le monde comme ça. Ne nous force pas à utiliser ces armes contre toi, parce que tu vas perdre. Nous ne voulons pas parler comme ça, nous voulons parler démocratie, défendre la liberté. Je pense que c’est comme ça qu’il faut lui parler”. Il n’y a pas si longtemps, dans une interview à Ria Novosti en décembre 2018, Walesa évoquait encore la possibilité de servir de médiateur auprès de Poutine, dans la perspective d’un rapprochement entre la Pologne et la Fédération de Russie : “parce que j’estime que Poutine est un homme intelligent, à qui il manque quelques arguments différents. Il en a d’autres : ‘énorme – gigantesque potentiel – tous des ennemis’ – et il en tire des conclusions. Mais s’il avait d’autres arguments, ceux que j’apportais à Eltsine, nous ferions une politique magnifique”. Ces “autres arguments”, c’est que la Fédération de Russie se débarrasse de son gigantisme pour se moderniser et se démocratiser, qu’il n’a pas pu mettre en oeuvre avec Eltsine, à cause de sa non réélection en 1995 (9). Leur réactivation avec Poutine aurait alors permis selon lui d’opérer un rapprochement entre Varsovie et Moscou, plus proche de la capitale polonaise que Washington. Dans son interview sur LCI le 9 juillet dernier, Walesa a changé de langage, tant la guerre menée en Ukraine a redéfini les relations avec la Fédération de Russie, dont il ne voit plus maintenant l’évolution souhaitable que dans l’éclatement de ses différents sujets, annexés et russifiés comme l’a été l’Ukraine.

Mais il n’est pas le seul, l’ensemble des leaders occidentaux, l’ensemble du monde, se voient contraints de revoir leurs conception des relations avec Poutine et la Fédération de Russie, dans la modification irréversible que cette guerre a entraîné dans les relations internationales. Ceux qui étaient admiratifs de sa politique de force et d’indépendance, par choix politique et idéologique, couplé la plupart du temps à une ignorance des réalités russe, soviétique et post-soviétique, se trouvent soudain marginalisés. Certains, incapables de faire l’effort d’adaptation que demande la prise de conscience de la nouvelle donne, qui certes exige de pouvoir s’informer, campent sur leurs positions, au risque de participer à favoriser l’actuel cours poutinien. L’on entend actuellement à satiété la référence au général de Gaulle, qui considérait que le communisme n’était qu’un épiphénomène sur le corps de “la Russie éternelle” et n’hésitait pas à faire le voyage à Moscou en 1944 pour y rencontrer Staline. Cela justifierait la poursuite contre vents et marée de la politique d’alliance de revers entretenue avec la Russie depuis la Troisième République. C’est ignorer d’une part que de Gaulle a été contraint d’agir ainsi dans le jeu que la France Libre entretenait avec les puissances afin de légitimer son gouvernement provisoire, et d’autre part que la menace communiste intérieure était un danger qu’il a su conjurer. Et sa rhétorique de la “Russie éternelle” ne témoignait jamais que de son ignorance d’homme politique de formation conservatrice de la perversité et de la nocivité du phénomène communiste, notamment dans la société russe qu’il a imprégnée sur trois générations. Quant à Mitterrand, qui aurait poursuivi la politique gaullienne en la matière, il n’a rien compris à ce qui se passait à l’Est, aveuglé par sa cécité idéologique de “menchevik occidental”, pour reprendre l’expression du dissident Vladimir Boukovski.

Au cinquième mois de la guerre, alors que les forces russes, défaites à Kiev, n’ont pas opéré d’avancée significative dans le Donbass, les responsables politiques occidentaux sont donc devant un choix, en fonction de leur degré de prise de conscience de la situation, mais aussi de leurs compromissions. Soit ils aident l’Ukraine à vaincre Poutine, ce qui pourrait entraîner des changements intérieurs en Fédération de Russie, auquel cas il faut qu’ils s’en donnent les moyens, en prenant les mesures nécessaires, notamment en matière de production d’armement, mais aussi en mobilisant leurs opinions pour expliquer les sacrifices en termes de pouvoir d’achat, soit ils continuent à lui livrer au compte-gouttes un armement, qui certes manque dans les arsenaux occidentaux, mais qui permet tout juste à l’armée ukrainienne de résister à l’agression russe, au prix de lourdes pertes humaines, de façon à ne plus lui laisser d’autre issue que de négocier en acceptant les conditions de Poutine : l’aliénation de tout ou partie de son territoire, la perte de son indépendance et une russification visant à rayer son identité de la carte du monde. C’est à dire non seulement de se faire les complices d’un nouveau génocide en Europe, mais de laisser Poutine continuer à poursuivre ses ambitions. Car c’est le pacifisme des années trente, plus que le revanchisme allemand, souvent évoqué pour justifier la passivité face à l’agression poutinienne, qui a fait le lit de la politique de Hitler.

Le 30 juin, le gouvernement fédéral russe a proposé à la Douma un projet de loi accordant à l’exécutif, pour la durée de l’opération spéciale, les pleins pouvoirs sur les capacités de mobilisation et l’instauration “dans certaines productions” de conditions de travail “dépassant le temps de travail établi” (10). Recevant les chefs de fractions de la Douma le 7 juillet au Kremlin, Poutine, inversant comme à son habitude l’ordre des responsabilités, s’est plaint de ce que ceux qu’il nommait il n’y a pas si longtemps ses “partenaires” et qui désormais constituent, selon une appellation très soviétique, “le soi-disant collectif de l’Occident dirigé par les USA”, “se conduise à l’égard de la Russie exclusivement de façon agressive” (11). Et lorsqu’il déclare : “Nos propositions de création d’un système de sécurité équitable en Europe ont été rejetées”, il oublie de préciser qu’il ne s’agissait pas de propositions, mais d’un ultimatum (12). Comble du culot, il prétend que c’est ce “collectif de l’Occident” qui a déclenché la guerre en Ukraine et, afin de masquer son échec devant Kiev en février-mars, dont le public russe n’a pas été informé, il le lui impute : “dès le début de notre ‘opération militaire spéciale’, ils ont déjà perdu, parce que ce début signifie le début d’une destruction cardinale de l’ordre du monde à l’américaine”.

Il déploie alors la “nouvelle bulle idéologique” définie par Pastukhov : “C’est le début du passage de l’égocentrisme américain libéralo-globaliste à un monde véritablement multipolaire – à un monde fondé non pas sur des règles égoïstes inventées pour soi aux fins de rien d’autre que la poursuite de l’hégémonie, non pas sur d’hypocrites double-standards, mais sur le droit international, sur la véritable souveraineté des peuples et des civilisations, sur leur volonté de vivre leur destin historique, selon leurs valeurs et leurs traditions, et de bâtir une solidarité sur la base de la démocratie, de la justice et de l’égalité”. Et il martèle : “Il faut comprendre qu’il est désormais impossible d’arrêter ce processus”. Cette bouillie rhétorique, illustrant à merveille le concept psychanalytique de dénégation, nomme précisément ce qu’il est en train de commettre en Ukraine, et constitue une déclaration de guerre mondiale. L’autre ahurissante dénégation concerne la situation intérieure à la Fédération de Russie, où l’étau totalitaire se referme toujours davantage, comme on en a des exemples quotidiens : “l’Occident, qui autrefois avait déclaré les principes de la démocratie, ceux de la liberté de parole, du pluralisme, du respect du point de vue de l’autre, aujourd’hui dégénère en son opposé – le totalitarisme. Cela inclut la censure, les fermetures de mass-medias, l’arbitraire dans la relation aux journalistes, aux acteurs sociaux”.

Et il termine par ce qui a généralement été retenu par la presse “Aujourd’hui il est question de nous vaincre sur le champ de bataille. Mais qu’est-ce que tu racontes ? Qu’ils essaient. Il a été dit à plusieurs reprises que l’Occident voulait nous combattre ‘jusqu’au dernier Ukrainien’. C’est une tragédie pour le peuple ukrainien, et tout a l’air d’y conduire. Mais tout le monde doit savoir que dans l’ensemble nous n’avons encore rien commencé de sérieux”. Quelques dizaines de milliers de morts, dont une majorité de Russes, dans la bataille du Donbass, qui dure depuis déjà trois mois, des villes détruites, des cultures ravagées, des récoltes pillées – afin de créer une famine dans le tiers monde qu’il impute à “l’Occident” – des exactions, des exécutions sommaires, des vols, des viols, l’enlèvement d’enfants ukrainiens pour les “russifier”, la “russification” des zones occupées, tout cela n’est rien pour Poutine dans son délire de puissance. Lequel pourrait cependant n’être que l’aveu de l’impasse dans laquelle il se trouve, proposant alors des négociations, mais à ses conditions, et sur un ton de matamore : “Cela dit, nous ne refusons pas de négocier, mais ceux qui refusent doivent savoir que plus ils attendent, plus cela leur sera difficile de s’entendre avec nous”.

Selon Pastoukhov, commentant le “nous n’avons encore rien commencé de sérieux” sur Jivoï Gvozd, le jour même de l’allocution de Poutine : “Peut-être que oui, peut-être que non. Il y a toute une pléiade de leaders chez qui la fonction rhétorique et la fonction de la réalité ne sont pas liées entre elles. Poutine est un professionnel de l’enfumage. Il est coutumier de prendre des directions inattendues pour créer la surprise. C’est parfois difficile car le couloir d’opportunités est à ce point étroit que ne pas se tromper dans ses prévisions est impossible. Alors il crée un couloir à multiples possibilités, c’est à dire un couloir qui n’existe pas. C’est à dire que face à l’impossibilité de choisir une option réelle, il crée l’illusion de scénarios artificiels, embrouille les gens afin de créer une surprise” (13). Et bien que n’étant pas expert militaire, il pense que le sort de la guerre se joue sur la ligne de défense ukrainienne Kramatorsk-Sloviansk, où se trouve le gros des forces ukrainiennes et où se sont repliées celles évacuées de Severodonetsk et Lisitchansk. Si les forces russes parviennent à la franchir, l’affrontement pourrait alors se poursuivre au sud, sur Mykolaïv et jusqu’à Odessa et la Transnistrie : “c’est peut-être ce que Poutine avait en tête lorsqu’il disait que ‘nous n’avons pas encore rien commencé de sérieux’, afin que l’on pense à autre chose”. Pastoukhov, ainsi que Venediktov, qui mène la discussion,ont eu tout le loisir d’observer la conduite de Poutine depuis vingt-trois ans qu’il est au pouvoir. Ils l’ont d’ailleurs entamée en revenant sur l’entretien téléphonique avec Macron le 20 février, affinant l’analyse des mécanismes psychologiques à l’oeuvre chez Poutine face à ses interlocuteurs, qui donne quelques indications sur ce qui se passe “dans sa tête”.

Le couloir de possibilités qui s’offre à ses ambitions dépend donc du sort des armes en Ukraine. Après les près de trois mois de combats sur le front de Severodonetsk-Lisitchansk, qui se sont soldés par une avancée russe de quelques kilomètres – autant dire que tout ne va pas comme “prévu par le plan” comme le prétend Poutine – une pause opérationnelle pourrait être observée par les forces fédérales russes. Qui poursuivent cependant les bombardements sur les zones de contact avec les forces ukrainiennes et en profondeur sur le territoire ukrainien, la plupart du temps des bombardements de terreur. Le 11 juillet le président Zelensky a ordonné à l’armée de “désoccuper les régions côtières au sud du pays”, c’est à dire de lancer une offensive sur Kherson et Melitopol, où le maquis ukrainien fait sauter des voies de chemin de fer et exécute les collaborateurs des forces d’occupation. La vice-première ministre Iryna Verechtchouk a quant à elle appelé la population civile de ces régions à évacuer en prévision de l’offensive. Une offensive préparée par des tirs ukrainiens ciblés sur les objectifs militaires fédéraux russes grâce aux nouvelles armes délivrées par les Occidentaux.

Et qui sont efficaces, comme s’en plaint Igor Guirkine, alias Strelkov, sur son compte Telegram, le 10 juillet : “l’adversaire continue de frapper le Donbass avec des missiles. De toute évidence, les moyens anti-aériens russes sont relativement, très relativement, capables de faire face aux attaques avec des ‘Totchka-U’ et des ‘Ouragans’ (missiles balistiques tactiques soviétiques), qui se sont avérés peu efficaces contre les tirs massifs de ‘Himars’ (lances-roquettes multiples modernes américains). (…) Les 5-7 jours passés, plus de dix gros dépôts d’armes et de munitions ont été détruits, quelques dépôts de pétrole, une dizaine de point de commandement et à peu près le même nombre de points de dislocation de troupes dans notre arrière proche et profond. Ainsi que quelques positions d’artillerie anti-aérienne. De lourdes pertes ont été subies en matériel et en hommes” (14). Le sort de la guerre en Ukraine, et dans le monde, se joue donc et sur la ligne de défense ukrainienne Slaviansk-Kramatorsk dans l’Est, où les forces russes s’apprêtent à poursuivre l’offensive, et sur le front sud, où les forces ukrainiennes sont à l’initiative. Avec toujours la menace d’une intensification de son intervention décidée par Poutine, comme le réclame Guirkine dans le PS à son post, voire d’une frappe nucléaire tactique, réaction d’impuissance face à une résistance ukrainienne décidément déterminée.

Frédéric Saillot, le 12 juillet 2022

(1) https://www.france.tv/documentaires/politique/3558577-un-president-l-europe-et-la-guerre.html

La photo illustrant l’article montre les conseillers du pôle diplomatique de l’Elysée écoutant l’entretien.
(2) Verbatim de l’entretien : https://tvmag.lefigaro.fr/programme-tv/je-ne-sais-pas-ou-ton-juriste-a-appris-le-droit-un-entretien-telephonique-entre-emmanuel-macron-et-vladimir-poutine-diffuse-en-integralite-sur-france-2_5e705808-f49d-11ec-a311-08ed0407f6e0/
(3) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/poutine-de-la-tactique-du-mensonge-a-la-strategie-de-lechec/
(4) https://www.gazeta.ru/politics/2022/02/17/14547871.shtml?updated
(5) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/tension-en-europe-la-nouvelle-doctrine-etrangere-de-vladimir-poutine/
(6) https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=sSoEvlyoDrc
(7) https://www.facebook.com/100078814636783/posts/pfbid02ymL2mx2rX6wkyyYTiLrBQo8ikNDPXzn51t4VeTohAtRJrBwW3Z9LJ8pBwN4ngdzvl/?d=n
(8) Publié en russe en 2003 par les éditions Detektiv-Press. Paul Klebnikov fut assassiné en 2004, le procureur général de la Fédération de Russie accusa Noukhayev de l’organisation du meurtre. Klebnikov, journaliste à Forbes, est également l’auteur de “Parrain du Kremlin, Boris Berezovski et le pillage de la Russie”, publié chez Robert Laffont en 2001.
(9) https://ria.ru/20181226/1548670144.html
(10) https://www.kommersant.ru/doc/5436790
(11) http://www.kremlin.ru/events/president/news/68836
(12) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/lultimatum-de-poutine-a-lotan-a-t-il-fait-long-feu/
(13) https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=w4miRVuvDqo&t=3014s
(14) https://t.me/strelkovii/2908