Impressions d’Ukraine

Le 15 août dernier, jour de de l’Assomption, très fêtée en Pologne, qui plus est jour de la célébration de leurs Forces armées, j’approchais en bus le poste frontière de Krakovets, à mi-chemin entre Cracovie et Lviv, dans la lumière finissante d’une belle soirée d’été. Non sans appréhension. J’avais il y a bientôt dix ans publié des articles sur ce que je considérais comme un coup d’Etat à Kiev en février 2014 – appuyé cependant sur une réelle mobilisation populaire, puis suivi d’élections démocratiques donnant lieu à une alternance du pouvoir. J’avais également informé sur la résistance du Donbass qu’il avait provoquée, que j’ai cependant commencé à voir sous un autre angle lorsque j’ai interrogé l’écrivain russe Zakhar Prilépine – dirigeant une unité combattante dans la région de Donetsk du côté “pro-russe” – venu présenter son reportage, “Ceux du Donbass” (1), au Salon du Livre 2018. Il y reconnaissait que “la main de Moscou”, allant jusqu’à peut-être “huit groupes tactiques, quatre mille hommes en tout”, avait apporté une aide décisive aux insurgés. Ce que Poutine n’avait eu de cesse de nier. Passé la douane polonaise, je me demandais donc si j’allais passer l’ukrainienne, vétuste, datant de l’époque soviétique, où des affiches rappelaient que l’on entrait dans un pays en guerre. Mais mon passeport me fut vite rendu, tamponné sans coup férir : ma tête n’avait pas été mise à prix sur le fichier “Mirotvorets”, “Pacificateur”, des ennemis de l’Ukraine. Le bus poursuivit alors sa route dans la nuit bientôt tombée, oubliée l’autoroute polonaise, financée par les crédits de l’Union européenne, sur la deux voies que j’avais souvent empruntée jadis. C’était “avant la guerre”.

La veille j’avais prévenu l’ambassade de France à Kiev, on ne sait jamais. Je suis en effet journaliste free-lance et n’ai d’autre autorisation à exercer mon métier que celle que je m’accorde, ainsi que la carte de journaliste du syndicat des journalistes et écrivains, qui n’est pas celle de la Commission de la carte. Mais au cours des quinze jours passés en Ukraine, je n’ai dû à aucun moment la présenter ni justifier de ma présence. J’ai vraiment pu filmer partout où je voulais et parler avec tout le monde sans aucune contrainte, et sans méfiance de la part de mes interlocuteurs. Ce qui m’a considérablement changé de mes reportages en Fédération de Russie, où l’on est parfois pris pour un “espion”, et où j’ai systématiquement eu le FSB sur le dos. Jusque dans le salon d’une de mes interlocutrices qui m’avait invité à boire le thé. Est arrivé un cousin, “à l’improviste”, qui m’a convoqué à son bureau le lendemain, expliquant, alors que je m’étonnais du procédé auprès de mon hôte : “vous savez, nous sommes ici une grande famille”… A une exception près : à la gare de Lviv, où j’achetais un billet pour Kiev, l’alarme a retenti, les employés de la gare invitant tous ceux qui se trouvaient là à se rendre dans le sous-sol menant aux quais. Je trouvais la scène intéressante et commençais à la prendre en vidéo, quand la sécurité est venue me demander de la supprimer : il est en effet interdit de filmer, qui plus est dans un lieu stratégique, pendant une alarme. Mais je n’en ai pas été contrôlé pour autant.

Dès mon arrivée à Lviv, un sentiment a dominé mes premières impressions d’Ukraine : celui que la guerre n’était nulle part. La ville vivait le cours normal de ses activités ordinaires, si ce n’est qu’il n’y avait aucun de ces touristes étrangers habituels, attirés par son étrange beauté. La région avait pourtant été bombardée la veille par les Russes, tuant une petite fille. Mais je n’allais pas tarder à me rendre compte que cette guerre était partout bien présente, comme tapie à l’affût, imprégnant de sa marque terrible même le lointain arrière occidental que constitue la ville de Lviv. Monté prendre le frais jusqu’à l’ancien château qui la surplombe, je constate que le site est interdit par des soldats en armes, probablement la défense anti-aérienne. Je fais halte sur un banc, un jeune homme en tee-shirt et short kaki s’assied à côté de moi, une bière à la main, le moignon de l’autre bras pansé. Je lui demande “la guerre ?”, en l’aidant à ouvrir sa cannette. “Oui. Un tir ami à Lougansk” explique-t-il. Il appartenait à une unité du Pravy Sektor, intégrée aux ZSU, les Forces armées ukrainiennes. Il est maintenant dans un Centre de réhabilitation, à une vingtaine de kilomètres. Son unité se battait contre des paras russes. Je lui demande si c’était dur : “Non, c’était pas dur, c’était même intéressant”. Ses enfants sont en Lituanie, il va les emmener en Allemagne, parce qu’il pense que les Russes vont bombarder.

Le surlendemain de mon arrivée, à peine sorti de mon “hostel” à côté du Rynek, passant devant l’ancienne église jésuite Pierre-et-Paul, je tombais sur les préparatifs d’une cérémonie de funérailles. On enterrait ce jour-là un soldat mort au front, André Onichko, pseudonyme “Viking”. La messe avait lieu dans le rite gréco-catholique, semblable à l’orthodoxe, dans ce qui est en fait le temple de la garnison de Lviv. Le cercueil sorti du corbillard, porté par ses camarades de combat, passe devant des badauds, la famille et les proches, ainsi qu’une discrète délégation militaire en retrait, tous agenouillés, avant de s’engouffrer dans l’église. Une autre cérémonie, plus grandiose eut lieu le lendemain au Champ de Mars de Lviv, dont le cinéaste Vitali Manski, rencontré la veille en train de filmer lui aussi, m’avait recommandé la visite. Je découvris ainsi, en périphérie Est de la ville, plusieurs hectares consacrés à l’inhumation des soldats morts au champ d’honneur, dont les centaines de tombes ne couvrent pour l’heure qu’une moitié du terrain… On enterrait ce jour là deux soldats morts au front (2).

J’en profitais pour interviewer Manski, dans un café de la rue des Arméniens, où l’on vous sert un café corsé, “arméno-turc” m’a déclaré le patron, qui les prépare avec dextérité sur une petite plaque chauffante. Manski, cinéaste russe né dans la Lviv soviétique, est ici chez lui. Sur sa page Facebook, j’avais appris qu’Onichko était originaire de Donetsk, réfugié à Lviv avec toute sa famille dès 2014, je lui ai donc demandé s’ils étaient nombreux du Donbass à se battre contre les Russes. Sans répondre à ma question, il a déclaré, pour connaître l’endroit, où il a également filmé, que là-bas les gens étaient majoritairement “pro-russes”. Il met ça sur le compte de leur inquiétude quant à l’usage de la langue russe, et de la propagande diffusée par les chaînes fédérales russes, dont ils exigeaient qu’elles leur fussent diffusée. L’on pourrait ajouter l’agressivité avec laquelle le gouvernement provisoire qui a pris le pouvoir en février 2014, et les éléments radicaux du Maïdan – enrôlés dans des bataillons intégrés depuis dans les forces armées régulières -, ont procédé pour prendre le contrôle du Donbass, sans négocier avec leurs habitants. La question de la langue me paraît en effet l’un des élément essentiel à la compréhension du conflit entre l’Ukraine et la Fédération de Russie.

Fin novembre dernier, Alexeï Venediktov, patron de la chaîne Youtube d’opposition “Jivoï Gvozd”, relevait sur son compte Telegram que le maire de Kharkov, Kharkiv en ukrainien, Ihor Terekhov, avait été l’objet d’une amende de 3400 grivni (85 euros – le salaire moyen en Ukraine est de 385 euros) par l’Autorité pour la défense de la langue d’Etat en Ukraine, pour s’être adressé en russe à ses concitoyens et utiliser le russe sur les réseaux sociaux (3). Celui-ci a répondu, passant de l’ukrainien au russe et vice-versa, de façon assez caractéristique de l’Ukraine, que “nous avons à l’heure actuelle une toute autre préoccupation. J’estime que le plus important pour nous maintenant c’est la victoire, peu importe la langue que nous parlions dans tel ou tel endroit d’Ukraine” (4). Et, il ajoutait : “Par conséquent, je parlerai officiellement en ukrainien, et quant à ma communication avec les habitants de Kharkiv (“Kharkivïan”), je communiquerai en russe. Parce que c’est la langue que parlent 80% des habitants de Kharkov (“Kharkovtchan”)”. Une fixeuse ukrainienne (5) rencontrée à Boutcha, où elle guidait une équipe finlandaise, m’a d’ailleurs répondu péremptoirement “nous sommes ici tous bilingues”, alors que je suggérais que si en Ukraine tous comprenaient l’ukrainien certains ne le parlaient pas.

Le fait est que, ne parlant pas l’ukrainien, mais parlant le polonais, je le comprends un peu, mais je n’ai jamais eu le moindre problème lorsque j’adressai la parole en russe à mes interlocuteurs. Notamment les gens âgés, dont certains paraissaient visiblement heureux de me répondre dans cette langue. A l’exception de certains jeunes diplômés, qui me répondaient systématiquement en anglais. Mais peut-être parce qu’ils avaient tout simplement perdu l’usage du russe, qui n’est plus la langue dans laquelle ils sont éduqués. Dès le début de mon reportage, Manski m’avait d’ailleurs mis à l’aise en me faisant remarquer que dans un café en plein centre de Lviv, nous nous entretenions en russe à haute voix, sans que cela pose aucun problème. Autre anecdote : rentrant de Poltava à Lvov en “coupé” en compagnie de trois jeunes soldats parlant l’ukrainien, je les surpris au petit-déjeuner en train d’écouter une série en russe. Les créations de séries ukrainiennes en langue russe sont d’ailleurs paraît-il très prisées en Fédération de Russie (6).

Cette souplesse sur les questions d’identité linguistique et autres en Ukraine, m’a parfois étonné, comme de la part d’un Russe de l’Oural, qui vit à Poltava, ville de l’Est de l’Ukraine, depuis une trentaine d’années. Les environs ayant été bombardés la veille, détruisant une usine de fabrication d’huile domestique et faisant trois morts, je lui demande s’il y a une défense anti-aérienne sur la ville, qui me répond : “oui notre DCA fonctionne bien, on ne sait pas où elle se trouve, mais elle est efficace”, le possessif en russe ayant un sens plus fort qu’en français : “nach”, c’est vraiment “la nôtre”. Ce qui ne l’empêche pas de fréquenter une tserkoff affiliée au “patriarcat” de Moscou, qui soutient l’agression poutinienne et ses bombardements.

Les ukrainiens sont d’ailleurs un peuple agréable et tolérant, comme j’ai eu notamment l’occasion de m’en rendre compte le jour de la fête de l’Indépendance à Kiev le 24 août. Ce jour-là, souvent revêtus de la “vyshyvanka”, la chemise traditionnelle ukrainienne, les Kiéviens étaient venus en famille, malgré l’alarme qui avait retentit, voir les tanks russes exposés sur le Krechtchatyk, la grande avenue qui mène au Maïdan. Bien que les machines eussent été celles qui furent détruites lorsque les forces ukrainiennes – celles des partisans aussi bien que celles de l’armée régulière – stoppèrent l’agression russe dans la banlieue de leur ville, ils regardaient ça sans animosité, heureux, détendus, commentant même de façon technique le matériel, se prenant parfois en photo avec fierté et bonheur. Des tenues de soldats russes montées sur des mannequins, balalaïka au côté, à côté de l’armement individuel et de menus objets du quotidien de la troupe, exposés également sur le trottoir, étaient examinés de près, avec curiosité, parfois reconnus, sans aucune manifestation de haine, comme s’il s’agissait d’objets familiers, ceux de leurs propres soldats. Resté à observer la scène un long moment, je n’ai vu à aucun moment de démonstration de nationalisme outrancier, et encore moins d’hystérie nationaliste comme lors des meetings de Poutine sur la place Rouge. Les Kiéviens ce jour-là offraient une image de sérénité et de détermination dans la résistance à l’agression, de bonheur à fêter une indépendance chèrement payée au fil des siècles de relations avec l'”Etat” russe.

Pourtant les traces de l’agression, et des exactions qui l’ont accompagnée, sont encore là toutes fraîches, comme à Boutcha, à 20 mn de la capitale par l'”elektritchka”, le train de banlieue. Passée une grande forêt, il arrive bientôt à Irpin, où les forces russes ont été stoppées par la destruction du pont qui mène à Kiev. Seules quelques petites unités de “fous furieux”, m’a appris un journaliste de Berdiansk – port sur la mer d’Azov occupé par les Russes – sont parvenues en BMP (blindés de transport de troupe) à la station de métro Svyatochin, à l’Ouest de la ville, où elles ont été anéanties. Arrivé à Boutcha, qui n’est pas vraiment le “Neuilly” de Kiev présenté par les médias, je passe le petit marché, commençant par me pénétrer de l’ambiance des lieux, plutôt que d’interroger immédiatement les passants. Je n’ai pas envie de jouer les vautours. Un jeune homme dans le train m’a fait un topo complet de ce qu’il y avait à voir ici, mais c’était dans un ukrainien rapide, celui parlé à Kiev, que je comprends encore moins bien que celui de Lviv. Parvenu à la nationale E373, qui mène à Kiev par le nord-ouest, j’ose enfin aborder une dame qui rentre de courses : je ne suis pas si loin que ça de l’église centrale de Boutcha, où se trouve le monument aux victimes, comme il me l’avait expliqué, objectif auquel j’avais décidé de limiter ma visite de Boutcha. Là je rencontre l’équipe de journalistes finlandais, en train d’interroger le prêtre par le truchement de la fixeuse ukrainienne. Il a assisté à l’arrivée des Russes puis s’est caché dans la cave comme tout le monde. Derrière le monument, un mur des noms des victimes, plusieurs centaines, de Boutcha et de toute la région, se trouvait un charnier de plus d’une centaine de victimes, précise le prêtre. Rue Yablonska, où il m’invite à me rendre, les Russes auraient empêché les habitants de ramasser les cadavres de leurs victimes pour les enterrer.

J’y parviens après avoir plusieurs fois demandé mon chemin. C’est à plusieurs kilomètres, une route parallèle à la nationale, également empruntée par les Russes dans leur progression sur Kiev. Je suis à la recherche des tanks russes détruits dont m’a parlé le jeune-homme. Une voiture s’arrête, conduite par la fixeuse : ce sont les Finlandais qui me demandent si je sais où se trouve la “base russe”. Je n’en sais fichtre rien et demande à monter avec eux. Ensemble nous arrivons à l’endroit où une vidéo de caméra-surveillance montrait neuf civils à la queue leu leu, traversant la route sous la menace des armes, vers la “base russe”, comme l’a confirmé l’enquête du New York Times (7). La rédaction a d’ailleurs actuellement une équipe de vingt-cinq journalistes sur place à Kiev, m’apprend Elisabeth, la fixeuse. Ces neuf hommes, dont sept ont été exécutés, étaient des volontaires de la Défense territoriale, qui avaient auparavant tendu une embuscade aux forces russes, détruisant des chars, ceux que je cherchais, stoppant la progression des Russes. Je filme l’endroit, après avoir interrogé un passant, qui me confirme que des exécutions ont eu lieu en face, à l’endroit où se trouvait la base russe lors de l’occupation de mars 2022.

Le surlendemain je me rends à Borodianka, à une heure en “elektritchka”. La gare est en pleine campagne. Après avoir marché un bon kilomètres dans la rue Youri-Gagarine déserte, bordée de maisons nichées dans des potagers, j’interroge deux passantes qui m’expliquent que pour voir les destructions je dois retourner à la gare prendre une “marchroutka”, un de ces petits mini-bus qui font la navette dans tout l’Orient. A quelques kilomètres de là, nous abordons la ville proprement dite, et là, d’emblée, j’aperçois un immeuble détruit, la béance de ce qui reste des appartements, noircie par l’incendie des bombes, ouverte sur le vide. La “marchoutka” remonte lentement la rue principale, bordée d’immeubles d’habitation, tous détruits, jusqu’à la station de bus à l’extrémité, où se trouve l’immeuble soufflé en son centre, qui avait été médiatisé. Je refais à pied le chemin en sens inverse, filmer les destructions et quelques reconstructions en cours. Des habitants m’apprennent que ça a été systématiquement bombardé par les tanks russes et surtout l’aviation. Lorsque je reviens à mon point de départ, en attente d’un bus pour Kiev, je me dirige vers un grand bâtiment en retrait, où se tient une exposition, quand j’aperçois une baraque de fortune. Je passe la tête, une femme souriante, assise à son bureau, m’invite à entrer : Lyudmila Boyko, directrice du “Centre-Borodianka”. Je l’aborde en russe, elle m’explique dans cette langue qu’elle est psychologue et que le centre est chargé d’aider les habitants à surmonter le traumatisme des destructions, de l’occupation, et des cruautés qui l’ont accompagnée.

Notamment dans l’immeuble qui se trouve en face du 228 de la rue Centrale où nous nous trouvons, dont les habitants, réfugiés dans les caves de la partie effondrée de l’immeuble, n’ont pu être sauvés par ceux qui sont venus à leur rescousse, fusillés par les Russes. Ceux dans les caves ont ainsi mis plusieurs jours à mourir, tandis que les Russes interdisaient qu’on emmène les cadavres des sauveteurs qui gisaient dessus pour les enterrer. Elle m’explique également qu’à Borodianka, il n’y avait pas d’armée ukrainienne, mais une défense locale, qui a mené des combats déterminés contre les forces russes. Y compris au cours de l’occupation, tout au long du mois de mars. Les résistants étaient armés et ont mené des actions très violentes. La situation était très difficile car il n’y avait pas de ravitaillement. Comme à Kiev, suite à la destruction d’un centre logistique par les Russes. Je lui propose de l’interviewer, mais lorsque je filme, elle passe à l’ukrainien, la langue officielle. Nous poursuivons ensuite l’entretien en russe. Elle m’apprend que toute sa famille a été tuée un peu plus loin. Puis elle me montre la statue de Chevchenko, que j’avais remarquée en remontant la rue, sans prêter attention au trou qu’il avait au front. Ca été fait par le tir aérien d’un avion survolant spécialement l’endroit en rase-motte. Avant leur départ, les Russes ont miné tout autour de la ville.

Rentrant en bus sur Kiev, j’essayais de me faire une idée d’ensemble : d’après ce que m’avait dit la fixeuse, l’opération commando sur Gostomel aurait été distincte de la progression des unités russes sur l’axe Borodianka, Boutcha, Irpin, où ils ont été bloqués. L’opération a échoué. Elle avait pour fonction d’établir une tête de pont et de se rendre à Kiev éliminer Zelenski et son “gouvernement de nazis narkomanes” afin d’y installer une potiche pro-russe, Medvedtchouk ou Ianoukovitch, tandis que les forces terrestres progresseraient en toute quiétude par les axes nord-ouest et nord-nord-est par Tchernigov/Tchernihiv, pour défiler triomphalement sur le Krechtchatyk à Kiev sous les applaudissements de la foule. Poutine s’imaginait ainsi libérer les Ukrainiens des “nazis”, il a rencontré un peuple en armes, tandis que ses soldats se comportaient en véritables nazis.

On ne s’étonnera pas après cela que l’image des Russes en pâtisse, ne faisant qu’aggraver le conflit séculaire entre Russes et Ukrainiens. Selon Rostyslav Skalskyi, que j’ai interviewé devant la tombe de son frère Rouslan – lieutenant-major d’une unité d’infanterie de marine mort au combat lors de la reprise de Kherson – au Champ de Mars de Lviv, “la guerre avec la Moscovie, vrai nom de la ‘Russie’ qui l’a volé à l’Etat russe dont le centre est à Kiev – dure depuis 400 ans. Depuis, ils n’ont changé en rien : ce sont des impériaux à la brutalité sauvage, asiatique… Ils ne comprennent que le langage du pouvoir… Il s’agit d’une guerre de civilisation entre deux mondes : celui de sociétés ouvertes et démocratiques contre des régimes fermés, esclavagistes et dictatoriaux…” Ce discours, que l’on entend aussi en Pologne, et chez tous ceux qui ont eu à ressentir “jusque dans leurs os” la brutalité dont l’Etat russe est capable, je l’ai aussi entendu dans la bouche d’intellectuels ukrainiens, dont certain vont jusqu’à condamner la culture et la langue russe, vecteurs de domination impériale, ainsi que même les opposants libéraux russes, qui ne sont à leurs yeux que des impérialistes en puissance.

Dans le “coupé” qui me menait de Kiev à Poltava, j’ai fait la rencontre d’Olena, une jeune femme ukrainienne, qui se rendait à Kharkov. Venue d’Ivano-Frankivsk, elle dormait sur la couchette en face de la mienne lorsque je suis monté dans le train. Le matin, la cheffe de wagon me sert un thé, compris dans le prix du billet. Machinalement je lui réponds “spasiba”, “merci” en russe. Olena, avec qui j’ai commencé à discuter en anglais depuis qu’elle est rentrée de sa toilette, s’insurge : “C’est ‘diakouïou’, (‘merci’ en ukrainien) qu’il faut dire ! Vous comprenez la situation !” Je lui oppose que je parle russe partout en Ukraine sans que cela pose aucun problème, sauf avec les jeunes gens instruits, qui me répondent systématiquement en anglais lorsque je leur adresse la parole en russe. Elle de me répondre : “c’est normal, nous ne parlons pas la même langue, le russe c’est du tatare, et après ce qu’ils nous ont fait on peut dire que ce ne sont pas des êtres humains mais des animaux. Y compris Navalny”. Je lui concède qu’il y a quelques mots tatars ou turcs dans la langue russe, mais elle fait tout de même partie des langues slaves, tout comme l’ukrainien, le polonais ou le serbo-croate.

Et je lui demande s’il lui arrive d’écouter “Jivoï Gvozd”, l’un des rares médias encore libres en Fédération de Russie. Elle en a entendu parler, mais elle ne veut pas écouter ça, “tous les Russes sont mauvais”. Elle prétend savoir que nous les Français nous nous faisons des idées sur l'”âme slave”, Dostoïevski, etc. Je lui demande si elle est allée en France et si elle connaît ce pays. Elle me répond qu’elle a une amie qui y travaille, cela lui suffit. Elle lui a dit qu’en France il y a une émigration aristocratique russe qui a favorisé les liens entre la France et la Russie. Ce n’est pas la première fois que j’entends cela – y compris chez certains “spécialistes” français de la Russie – qui n’est pas complètement faux, mais qui ne tient pas compte de la réalité d’une population qui, comme tout ensemble défini par un trait commun, ici une histoire tragique, est traversée par les différents courants d’opinion qui partagent toute société. Et depuis la guerre – en témoigne l’évolution de la très regrettée Hélène Carrère d’Encausse, qui, après février 2022 a condamné sans appel l’erreur historique de Poutine, pour qui elle avait jusque-là quelque indulgence – beaucoup ont pris leur distance avec la Fédération de Russie telle qu’elle est dirigée par celui-là, qui la conduit à la catastrophe.

Je lui explique que certes il y a un lobby pro-russe en France, mais actuellement il est inaudible dans les médias, et la France soutient militairement, économiquement et médiatiquement l’Ukraine. Cette prévention à l’égard d’une France “pro-russe”, je l’ai d’ailleurs entendue à plusieurs reprises en Ukraine, notamment dans la bouche de la jeune fixeuse à Boutcha, avec qui je conversais également en anglais. Pour essayer d’apaiser la conversation, je donne à Olena l’exemple des relations franco-allemandes après la guerre, qui ont pu se rétablir jusqu’à construire l’Union européenne, une fois le régime nazi vaincu. “Oui, mais c’est parce que les Allemands sont des Européens, ils ont une culture et des valeurs européennes, alors que les Russes sont des animaux, persiste-t-elle, il n’y a rien à en tirer”. Je suggère alors qu’il y a tant de liens historiques, culturels et familiaux entre Russes et Ukrainiens que cela prendra sans doute des années, mais qu’ils finiront par se réconcilier. Elle me répond que Kharkov est à une trentaine de kilomètres de la frontière russe, il y a des liens en effet. Et bien dans les familles mixtes, les Russes ne se préoccupent pas du sort des leurs de l’autre côté de la frontière. Quand je suggère qu’il y a une répression féroce de tout ceux qui contestent la guerre de Poutine, elle me répond que les parents de son mari sont des Russes de la région de Belgorod : ils n’ont jamais appelé. Non seulement ils se moquent de leur sort, mais ils pensent que ce que fait Poutine est bien. Et quand je lui explique qu’ici en Ukraine, en tant que journaliste, on me fout une paix royale, tandis qu’en Fédération de Russie j’ai constamment le FSB à mes basques elle me répond : “Je comprends ce que vous voulez dire. Les Russes ont peur. Mais nous ne comprenons pas pourquoi ils ne se révoltent pas. Au début, nous attendions d’eux qu’ils protestent contre ce qu’on nous faisait, mais rien n’est venu”. Je lui fait observer qu’il y a eu des manifestations, durement réprimées : “Oui, mais qui ne touchaient pas grand monde, quelques centaines”, rétorque-t-elle.

Elle, elle est de Kharkiv. Les Russes sont arrivés aux limites de la ville, rappelle-t-elle, et ils n’ont dû leur libération qu’à l’héroïsme de l’armée ukrainienne. Les Russes ont bombardé, tué des civils, des enfants. Elle a une fille de quatre ans, elle avait trois ans et demi quand ça a commencé, ils habitaient encore là. Maintenant elle est réfugiée à Ivano-Frankivsk, où elle travaille pour une grosse boîte d’informatique, mais revient épisodiquement à Kharkiv. Les Russes continuent à bombarder, depuis la frontière, avec leurs chars. “They like to kill us” – “ils aiment nous tuer” – m’explique-t-elle. C’est terrible. Je comprends que dans ces conditions parler de “bons Russes”, qui selon elle n’existent pas, lui est impossible. J’insiste cependant pour qu’elle essaie d’écouter “Jivoï Gvozd”, elle sera surprise. Je lui parle de Matveï Ganapolski, un journaliste russo-ukrainien originaire de Lviv qui vit à Kiev, à l’intelligence acérée, très bien informé, qui ne ménage pas ses interlocuteurs russes. Puis je reviens sur la question linguistique. Je lui demande si sa famille est originaire de Kharkiv, elle me répond que oui. Je lui dis que Kharkiv est une ville russophone. Elle me répond que oui. Par exemple sa mère, qui parlait l’ukrainien, ne pouvait pas entrer à l’université si elle ne parlait pas le russe, car tous les cours et les examens étaient en russe. C’était à l’époque soviétique. Je lui demande à quand remonte cette discrimination linguistique en URSS, parce que les bolchéviques ont favorisé l’ukrainisation. Peut-être dans les dix premières années, répond-elle, jusqu’au début des années trente, pour inciter les Ukrainiens à entreprendre la collectivisation. Mais quand Staline a vu la résistance nationale ukrainienne, il a réalisé l’Holodomor – le génocide des Ukrainiens par une disette provoquée, doublée d’une interdiction de sortie des villages – afin d’affaiblir l’ethnos ukrainien. Mais la langue ukrainienne était déjà discriminée à l’époque impériale.

Nous arrivons bientôt à Poltava, ville de mon grand-père maternel, que j’ai à peine connu. Il est mort quand j’avais quatre ans. Une fois achevée sa formation d’officier à l’école militaire de Vilno, transférée à Poltava en juillet 1915, il a combattu au cours de la 1ère guerre mondiale, et, après la dissolution de l’Armée impériale en janvier 1918, il a intégré l’Armée blanche commandée par Dénikine, puis par Wrangel, jusqu’à l’évacuation de Crimée en novembre 1920. J’explique à Olena que d’après les documents que j’ai pu recueillir au cours de mes recherches, il avait reçu l’autorisation de se rendre en Pologne en avril 1921, où dès la rentrée scolaire de 1922, il était devenu instituteur, s’exprimant parfaitement en polonais dans sa correspondance administrative. Ce qui me laisse supposer qu’il parlait l’ukrainien, proche du polonais, aussi bien que du russe. Tandis que sa femme, ma grand-mère, qui venait de l’Ouest de l’empire, déclarait : “ce sont les paysans qui parlaient l’ukrainien”. Evoquant mes grands-parents maternels dans le livre autobiographique que je suis entrain de terminer, et notamment la période de la révolution et de la guerre civile à Poltava, au cours de laquelle il se sont mariés, j’ai découvert sur internet le Journal que tenait ces années-là Alexandre Nesvitskii, un médecin de Poltava, miraculeusement conservé (8). Cela m’a permis de commencer à découvrir la réalité du mouvement national ukrainien, auquel il fait parfois objectivement allusion, comme du reste des événements, sans prendre parti. Ainsi que le statut de l’identité ukrainienne, bridée par la soumission à la culture dominante impériale, dans la façon dont il passe parfois du russe à l’ukrainien, dans de brefs passages, comme s’en excusant. Je viens ici à la recherche de l’histoire de ma famille, mais aussi d’un autre Journal de ces années-là, tenu par le publiciste et écrivain Vladimir Korolenko.

On aurait donc tort d’assimiler le nationalisme ukrainien à une lubie idéologique d’extrémistes de l’Ouest de l’Ukraine, ignorant la réalité d’une identité nationale qui, pour avoir été bridée pendant des siècles, n’en n’est pas moins restée vivace. Il est vrai cependant que le culte de Stepan Bandera touche plus l’Ouest de l’Ukraine. Remontant l’avenue Stepan Bandera à Lviv, assez décentrée, je suis arrivé au pied de sa statue et du portique de quatre piliers devant lesquels elle se trouve, consacrés chacun à une période de l’histoire de l’Ukraine. Ne comprenant pas bien ce que voulait dire “Kniaja Doba” sur la première, j’ai posé la question à un groupe d’homme assis à côté du monument – les habituels désoeuvrés, plus ou moins alcoolisés, dont l’un parlait polonais. Il s’agissait en fait de la période de la principauté de Kiev. Je leur parle alors de l’UPA, la formation dirigée par Bandera au moment de l’offensive allemande de juin 1941, ils me disent : “Oui, il a combattu les Allemands et les Soviétiques”. L’un d’eux, désignant la statue, s’exclame en ukrainien “Tse nache Batko !”, “c’est notre Père”, terme par lequel les gens des peuples slaves nomment leurs dirigeants. Loukachenko par exemple, est nommé “Batko” par la propagande biélorusse. Mais là j’avais affaire à un cri du coeur, témoignant d’une réelle ferveur populaire. J’ai cependant commis une erreur dans la lecture de l’inscription du troisième pilier, “Ou-N-R”, sigle de la République populaire ukrainienne (“Oukraïnska Narodna Respublika”), entre 1917 et 1921, et non pas “O-Ou-N”, “Organizatsia Oukraïnskich Natsionalistiv”, l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens, parti politique dont une branche fut dirigée par Stepan Bandera, ainsi qu’une partie de l’UPA, “Oukraïnska Povstanska Armiya”, l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne. La situation de ces piliers derrière la statue de Bandera a autant induit, en partie, mon erreur, qu’elle témoigne d’une certaine distance prise à l’égard du rôle historique du personnage dans l’indépendance ukrainienne par les concepteurs du monument. Cependant celui qui se trouve à l’initiale du Champ-de-Mars de Lviv est édifiée entre deux rangées de cinq tombes de membres historiques de l’UPA, morts après 2014.

Me promenant un dimanche jusqu’aux “Tombes suédoises”, tumulus sous lequel sont en fait inhumés les soldats russes tombés au cours de la bataille de Poltava, j’ai rencontré une réfugiée de Kharkov. Elle se promenait seule sur le site déserté des visiteurs, avec un petit York. En face, la statue de Pierre le Grand, vainqueur de Charles XII de Suède allié à l’hetman cosaque Mazeppa, paraissait d’ailleurs plus cachée par une bâche que protégées par des plaques comme les autres statues en Ukraine. J’en ai d’ailleurs trouvé une autre en centre ville, garnie de sarcasmes anti-russes. En attendant le bus de retour, j’ai engagé la conversation, en russe. Elle résidait au nord de Kharkiv. Lorsque les Russes ont assiégé la ville, elle a tenu jusqu’en avril 2022, puis elle a fini par se réfugier chez sa fille à Poltava. Les bombardements étaient incessants, surtout sur son village, à 15 minutes de la frontière. Les Russes continuent d’ailleurs à bombarder, avec leurs tanks, depuis la frontière. “Ce sont les Russes qui bombardent”, tient-elle à préciser. Elle est de Belgorod, de l’autre côté de la frontière, en Russie. Toute sa famille est là-bas. Au début, ils n’arrivaient pas à croire à ce qui se passait, ils pensaient que ça allait s’arrêter rapidement. Et elle ajoute : “Au début ils pensaient que c’était nous, les ‘bandéristes’, qui avions attaqué, puis ils se sont rendus compte que ce n’était pas le cas. Les bandéristes étaient beaucoup plus à l’Ouest”. Elle reprend : “Ce sont les Russes qui bombardent, pas les gens de Belgorod. Les gens de Belgorod sont opposés à la conscription, ils sont contre la guerre. Mais ils ne peuvent rien, car dès qu’ils protestent, ils sont emprisonnés”. Elle continue à avoir des relations avec les gens de Belgorod. Lorsque je lui demande si tous les Russes sont contre la guerre, elle pense que oui. Depuis, elle est retournée quatre fois à Kharkiv, dans son village : “La première fois, c’était Tchernobyl. L’horreur. Tout avait été brûlé, il ne restait plus rien que le sol calciné”. “Après, dit-elle, on s’habitue”. “Les gens s’habituent”, ajoute-t-elle en souriant.

La différence esquissée par cette femme entre l’Est et l’Ouest de l’Ukraine, m’a davantage été précisée par un jeune violoniste d’Ivano-Frankivsk venu jouer dans les rues de Poltava. Lorsque je lui demande ce qu’il pense de la ville, le premier mot qui lui vient est celui de contraste, entre la pauvreté des gens et le luxe de ceux qui vont dans de riches limousines et consomment dans des restaurants et des commerces de luxe. Selon lui ce sont là les marques d’une corruption dont le maire est l’un des principaux acteurs. Il affirme qu’il n’y a pas cela à Ivano-Frankivsk, une ville de l’Ouest de l’Ukraine qui se développe normalement, où les gens ont du travail et où les lois sont respectées. Il me confirme également que l’ukrainien de l’Ouest est un dialecte différent de celui de l’Est, parlé à Poltava, la langue de Nicolas Gogol, né dans la région. Une dame de Poltava me confirmera qu’en effet le maire a été démis de ses fonctions pour avoir détourné l’argent de la mairie. Avec lequel il s’est acheté une douzaine de commerces en Allemagne et une résidence. Et il est parti vivre là-bas sans être inquiété par les magistrats, auxquels il a payé des “vziatki” (“pots-de-vin”). Le maire précédent était un jeune homme sympathique, qui faisait beaucoup pour la ville : il a monté une galerie d’art, organisé des manifestations culturelles et sportives. Il s’est avéré que lui aussi détournait l’argent des contribuables. Il est parti en Autriche, monter des clubs de fitness. Quant à la maire remplaçante actuelle, une jeune femme, ancien médecin, fille de médecin, partie un temps dans l’armée, mais sans combattre, elle aussi se sert dans la caisse. Par exemple, des crédits sont demandés pour la réfection des parcs, nombreux à Poltava, mais rien n’est fait, l’argent est détourné. C’est un mal endémique. Si l’establishment se sert, tout le monde en aval en fait autant, mais à un moindre niveau. Les gens sont pauvres et donc achetables. Je lui demande si au gouvernement c’est pareil : oui bien sûr, c’est encore pire… J’ai eu soudain l’impression d’être là en Russie…

Visitant ce qui reste visible du musée d’histoire de Lviv, le reste étant fermé pour cause de guerre, l’on y voit que les villes de l’Ouest de l’Ukraine ont adopté le “droit de Magdebourg”, qui accordait des franchises aux citoyens, en l’occurrence catholiques, et une autonomie administrative, dès les 13ème et 14ème siècles. Il s’est ensuite étendu jusqu’à Kiev et, selon l’historien Michel Heller, jusqu’aux villes de “Petite-Russie”, tandis qu’il est “complètement ignoré des villes russes” (9). L’on aborde ici un autre élément essentiel à la compréhension du conflit entre l’Ukraine et la Fédération de Russie. La Russie s’est en effet construite comme un Etat autoritaire, s’imposant par la violence aux ferments de démocratie développés par les Etats de Novgorod et de Pskov. Despotisme aggravé par le totalitarisme bolchévique et soviétique, perpétué désormais par Poutine, qui s’est cru investi d’une mission divine après l’annexion de la Crimée et le sacre populaire qui s’en est suivi. Le “nettoyage” de Berdiansk sur la mer d’Azov tel qu’il m’a été rapporté par un journaliste local à Kiev, est typiquement la reprise des méthodes du NKVD pour annexer les régions attribuées à l’URSS aux termes du pacte Molotov-Ribbentrop d’août 1939, puis pour imposer des régimes communistes dans les territoires tombés dans la sphère d’influence de l’URSS en 1945 à Yalta. Le FSB n’a eu qu’à reprendre les leçons de son prédécesseur. Lorsque les forces russes sont arrivés dans la ville, il y a eu des manifestations d’opposition massives. Le FSB est venu ensuite, faire le nettoyage : des militaires, dont ils avaient la liste, ensuite des civils, ceux qui avaient organisé les manifestations et ceux qui y avaient pris part, enfin des suspects. Il ont ensuite invité ceux qui ne voulaient pas prendre le passeport russe à partir, ceux qui sont restés n’ont aucun droit. Selon lui tous les jeunes sont partis de Berdiansk, il n’y a plus que des vieux.

A la recherche d’une édition du Journal qu’a tenu à Poltava l’écrivain de langue russe Vladmir Korolenko entre 1917 et 1921, j’ai découvert le charmant musée où a été patiemment reconstitué l’ameublement de la maison où il a résidé les dernières années de sa vie. Ludmila Vasilievna m’en a fait faire la visite, me retraçant avec érudition la carrière de l’écrivain, et notamment son engagement dans la défense des droits de l’homme et de la justice pour le peuple, ainsi que sa critique aussi bien du régime tsariste que du régime bolchévique, qu’il a brièvement connu, et dont son fils fut victime, avant de mourir en décembre 1921. En 1911, il défendit avec vigueur Menahem Beilis, juif ukrainien de Kiev, accusé de meurtre rituel sur la personne d’un jeune ukrainien de treize ans, Youri Yuchchinski, dont le cadavre fut retrouvé mutilé non loin de la fabrique de briques dont Beilis était le directeur. Le procès donna lieu à une intense campagne de presse, dénonçant l’antisémitisme en Russie, à laquelle prit part Korolenko. Ce procès joua le rôle du procès Dreyfus en France. Mais alors que dans la France républicaine Dreyfus fut condamné, Beilis lui fut acquitté. Ce qui montre qu’une société civile existait bien en Russie tsariste en ce début de XXème siècle, et que la justice fonctionnait, évolution qui a été durablement compromise après 1917, et ne fut que brièvement sur le point d’être rétablie en 1991. Avant d’être supprimée par l'”Etat” poutinien. Au cours de l’excursion, Ludmila Vasilievna a maintes fois rappelé l’exigence de l’écrivain de justice pour les humbles et de respect du droit : “Tout ce en quoi il croyait, ses convictions, sont maintenant en cours de réalisation en Ukraine”, m’a-t-elle fait observer. Mais à l’heure actuelle, les excès de l’ukrainisation, sont selon elle un “néo-bolchévisme”, auquel il convient de prendre garde.

Frédéric Saillot, le 17 septembre 2023

(1) “Ceux du Donbass”, éd. des Syrtes, pp 193 à 195, et voir : https://www.youtube.com/watch?v=157L2ICrBOM&t=1s
(2) Voir les vidéos, qui illustrent nombre d’épisodes évoqués dans ce reportage écrit : https://www.youtube.com/watch?v=OkAO90C4nAY&t=19s, https://www.youtube.com/watch?v=qUgIF7rzpsU&t=32s et
https://www.youtube.com/watch?v=qWEKRaVtLMs&t=699s
(3) https://t.me/aavst2022/3849
(4) https://www.objectiv.tv/objectively/2022/11/25/kommentiruya-shtraf-za-narushenie-yazykovogo-zakona-terehov-pereshel-na-russkij/
(5) Fixeur : guide et interprète local.
(6) Par exemple : https://youtu.be/bvLjGFs3Rbs?si=D89astf5oFG42P7B
(7) https://www.tf1info.fr/international/video-guerre-ukraine-russie-crimes-a-boutcha-decouvrez-le-documentaire-du-new-york-times-recompense-par-le-prestigieux-pulitzer-2256546.html
(8) https://corpus.prozhito.org/notes?date=%221917-01-01%22&diaries=%5B2270%5D
(9) Michel Heller, “Hisoire de la Russie et de son empire”, Plon, 1997, 1ère partie, chapitre 4, 10.