L’Ukraine et la Fédération de Russie

Malgré son titre prometteur, l’ouvrage intitulé “Ukraine, la vérité historique”, publié en 2015 aux éditions des Syrtes, pourrait s’avérer une lecture inutilement fastidieuse, si ce livre n’offrait un exemple intéressant de l’idéologie nationaliste grand-russe, qui donne actuellement le ton, à coup de hurlements, dans les talk-shows des chaînes de télévision gouvernementales de la Fédération de Russie, à l’occasion de la crise ukrainienne. L’auteur, Alexandre Volkonski, haut fonctionnaire de l’Etat impérial, ayant notamment servi dans le renseignement à l’étranger, semble d’ailleurs l’avoir écrit en proie à l’émotion et au ressentiment, achevant l’ouvrage au moment où les conférences alliées redessinaient la carte de l’Europe, de nouveaux Etats slaves faisant leur apparition, et précisément lors de celle de San-Remo en avril 1920. Soit six mois avant l’évacuation de la Crimée par l’armée du général Wrangel, aidée par les Etats démocratiques occidentaux, s’imagine-t-on généralement, comme la corde le pendu, ce qui a sonné le glas d’une Russie pouvant elle aussi s’acheminer vers un régime libéral et démocratique à l’européenne. Cette légitime émotion et ce ressentiment accentuent sans doute les parti-pris et le sectarisme dont fait preuve Volkonski, non sans des contradictions frisant parfois l’illogisme, tiraillé qu’il est entre une tradition de l’Etat autoritaire qu’il revendique et des tendances plus libérales, qui lui ont valu une mise à pied après la révolution de 1905.

L’essentiel de cet ouvrage quelque peu bâclé, consiste en effet en la paraphrase assumée de l’oeuvre de celui qu’il considère comme un “coryphée de l’histoire russe”, “l’éminent professeur Klioutchevski”, résumant, et par la même l’exacerbant, la polémique que ce dernier a entretenu avec celui que Volkonski nomme “l’historien du parti ukrainophile, M. Hrouchevski”. De quoi s’agit-il ? De déterminer si Russes et Ukrainiens constituent deux nations distinctes se développant en deux endroits différents et parlant chacune leur langue, ou s’il s’agit d’une seule et même ethnie évoluant de façon différenciée sur les plans géo-historique et linguistique au sein d’un seul et même espace, la Russie, incluant ses parties méridionale et occidentale que seraient l’Ukraine et la Biélorussie. Constituant ainsi ces “peuples frères” dont on se gargarise à la télé russe, dans un élan fusionnel abolissant toute altérité qui, lorsqu’un représentant dudit “peuple frère” manifeste le moindre désaccord, déchaîne un paternalisme moqueur et méprisant de la part du “Grand-Russe” de service. Il faut d’ailleurs savoir gré à l’éditeur d’avoir invité l’historien Jean-Pierre Arrignon, spécialiste du monde slave médiéval, à donner en préface un éclairage érudit à cette querelle et à préciser du point de vue de la philologie historique l’existence de trois variétés dialectales et d’une langue ukrainiennes.

Une querelle qui a des conséquences essentielles sur le plan géopolitique, comme on peut l’observer actuellement à l’occasion de la dernière crise ukrainienne, ouverte depuis novembre 2013. Le ressentiment dont en son temps fait preuve Volkonski, s’exerce à l’encontre de l’Allemagne, qui selon lui a tiré de son chapeau l’invention d’une nation ukrainienne, afin d’affaiblir la Russie, lui retirant son “mezzogiorno”, qui concentre les meilleures terres ainsi que des ressources minérales, et conditionne son accès à la Mer Noire et à la Méditerranée. Ce qui n’est pas sans le conduire à une vision complotiste. Car si complot il y a eu, lequel est également vraisemblablement présent dans le déclenchement de la crise actuelle, il ne serait que cela s’il ne s’appuyait sur une réalité que le complotisme ignore : celle d’une Ukraine distincte de la Russie, utilisée comme levier par les puissances exerçant leur influence. Certes l’Ukraine d’aujourd’hui englobe des parts historiques de la Russie – les villes fondées sous Catherine II dans les steppes nouvellement conquises de “Nouvelle Russie” ainsi que la Crimée – utilisées à son tour comme autant de leviers par la Russie dans la crise actuelle, obligeant à penser un modus-vivendi pour y mettre fin si les puissances impliquées et les acteurs locaux finissent par s’y résoudre.

A la querelle définie ci-dessus, Volkonski prétend apporter une solution définitive, se vantant de procéder de façon méthodique pour dissiper “la légende de l’existence d’un peuple ukrainien et du joug russe qui pèserait sur lui”. Or s’il distingue trois période dans son étude : la période prétartare, à l’issue de laquelle se serait opérée la différenciation, celle des 16ème et 17ème siècles “où la Petite-Russie (Ukraine), faisant partie de l’Etat polonais, a lutté pour son indépendance, qui s’est terminée par son retour volontaire au sein de la Russie unie”, et enfin celle “du mouvement littéraire ukrainien de la seconde moitié du 19ème siècle et du travail austro-allemand entrepris dans le but de détacher de la Russie sa partie méridionale”, il invoque “une maladie de l’auteur” pour expliquer qu’il ne traite la première qu’en se limitant “aux données les plus générales”. Elle est pourtant essentielle pour répondre à la question posée. Quant aux données d’archives, elles semblent se limiter à un texte littéraire écrit par un moine et ses continuateurs au 12ème siècle, la Chronique de Nestor, narrant l’histoire de la “Rouss kiéviaine” jusqu’à l’avènement de Vladimir, et au Cours d’histoire de la Russie de Vassili Klioutchevski, les invoquant comme autant d’arguments d’autorité, le dispensant d’étayer davantage sa thèse.

Et il commence par interroger le mot “Rouss”, revendiqué encore actuellement aussi bien par les Russes que par les Ukrainiens, dont il semble qu’il ne s’applique pas à une ethnie slave particulière, mais pourrait nommer, selon la chronique nestorienne, la tribu varègue, scandinave, dont est issu Riourik. Régnant sur Novgorod, la première ville septentrionale de la future Russie, il termina d’unifier les tribus slaves et ses descendants formeront l’Etat de la Rouss de Kiev. A la croisée des voies fluviales du nord et du Sud, de la Scandinavie à Byzance, elle devient une riche métropole marchande et atteint son apogée sous Vladimir. Par la suite, le nom Rouss va désigner un territoire plutôt que les ethnies qui s’y trouvent : “comme nom territorial, précise Volkonski, la dénomination Rouss s’employait doublement : dans un sens qui généralisait toutes les terres russes, et dans un sens plus restreint – pour désigner la principauté de Kiev proprement dite (11ème siècle)”. Et dans un plaidoyer pro domo, puisqu’il est un descendant des Riourikides, il va postuler une unité de la nation russe par l’unicité de la suzeraineté qui s’exerce sur elle jusqu’aux Romanov : tous des descendants de Riourik.

Dès avant les invasion mongoles du 13ème siècle, qui mettront fin à la Rouss de Kiev, la ville est cependant mise à sac au 12ème siècle par un prince du nord : André de Souzdal, ce que Volkonski met au compte des rivalités habituelles entre descendants de Riourik. Une façon de régler les querelles dynastiques en quelque sorte, même si cela se traduit par des massacres de population et une destruction de la ville. Il reconnaît toutefois que cette mise à sac témoigne “d’un certain dédain d’André pour Kiev”, prince régnant dans la Russie pré-moscovite du nord, mais “il est impossible d’affirmer, affirme-t-il, que sa manière d’agir lui ait été dictée par quelque inimitié nationale entre le Nord et le Sud”. Selon lui, André “fut en même temps un homme à ‘idées neuves’ : dans sa politique intérieure, dans sa tendance tenace à s’affranchir de l’antique influence des notables des villes, on peut reconnaître le germe d’une conception nouvelle de la puissance princière, les premiers indices de cette autocratie qui s’implanta à Moscou plus de deux cents ans plus tard”. Autocratie qu’André n’impose pas qu’au “Sud”, puisqu’il entreprend une guerre contre Novgorod qui va durer deux siècles, l’un des “autres exemples de luttes entre les forces centrales mûrissante et les centre locaux”. Qui se traduit en 1478, lorsque la ville est prise par les troupes d’Ivan III, “par l’abolition de toutes les institutions libres de Novgorod”. En 1401, la ville de Pskov, dirigée par une assemblée populaire, le “vétché”, se range sous la domination de Moscou. Ce qui se traduira également par la dissolution du “vétché” et la décision d’enlever la cloche qui y convoquait les citoyens.

Résumant l’évolution de l’Etat russe de la domination mongole jusqu’au 18ème siècle, avec la “conquête de la steppe” par les Cosaques “petits-russiens” sous domination de Moscou, Volkonski conclut : “pour résister à cette lutte pour la vie, il a fallu une tension extraordinaire des forces de la nation, il a fallu subordonner les intérêts et les droits particuliers à la toute-puissance de l’Etat et créer l’autocratie moscovite si rude, mais salutaire et indispensable pour l’époque”. Si bien que l’on se demande si l’unité du “peuple russe” qu’il postule, même s’il concède des variantes biélorusse et petite-russe – car il récuse le terme d’Ukraine, qui depuis le 17ème siècle désigne étymologiquement les “confins de la Russie” et non pas une entité nationale en soi – n’est pas plutôt pour Volkonski une unité politique, l’unité d’un système défini par la toute-puissance d’un Etat sacralisé, au sein duquel l’individu n’a pas d’autres droits que ceux de servir et d’obéir. Lorsqu’il évoque les Cosaques Zaporogues de “Petite-Russie” dans leur conquête de la steppe et leurs incursions en Crimée et en Turquie, il décrit cependant non sans une certaine admiration “les formes d’une commune républicaine originale, qui représente comme une protestation contre les nouvelles institutions – contre le servage, imposé par les Polonais, et les mesures qui tendaient à empêcher le développement libre des Cosaques et qui devient en même temps un instrument de lutte contre les Turco-Tartares”. Mais c’est pour aussitôt écarter cette forme démocratique d’organisation politique : “abstenons-nous, objurgue-t-il, d’exposer la constitution de cette étrange république, les pleins droits de ‘citoyen’ de laquelle pouvait acquérir tout célibataire de quelconque nationalité pourvu qu’il sût réciter le Credo orthodoxe ; ce qui nous intéresse, c’est uniquement le rôle des Zaporogues dans la conquête de la steppe”. Zaporogues qui selon lui “étaient pour le plupart des “Petits-Russes”, c’est à dire des Ukrainiens.

Mais il revient à cette spécificité ukrainienne, comme si sa posture en faveur de l’autocratie, provoquée par le désastre de la guerre dans lequel s’est inséré le bolchévisme, version totalitaire de l’autocratie, était taraudée par le doute. Dans un élan poétique il décrit une Ukraine idyllique couverte “de lourds épis de froment ondulant au souffle de la brise” et de “riches vergers”, chantant les louanges du “frère méridional” : “ses chaumières blanches sont pleines de poésie et entourées de fleurs ; les fréquentes réunions du soir sont empreintes de gaieté dans les villages populeux ; ses costumes sont beaux et résistent plus longtemps que dans les autres parties de la Russie à la poussée nivelante de la pacotille vulgaire du vêtement industrialisé. Une gaieté d’esprit charmante est propre à la nature même du Petit-Russe et ne le quitte ni dans ses récits, ni dans d’inattendues remarques occasionnelles, ni dans d’aimables moqueries sur soi-même. Admiration non dépourvue de cette morgue de “Grand-Russe” pour son “frère méridional” : “au milieu de toute cette gaieté, sa pensée est marquée au coin d’une certaine lenteur et d’une certaine immobilité orientale : quand un Petit-Russe est arrivé à quelque conclusion, si absurde soit-elle, vous ne le ferez jamais changer d’opinion par aucun raisonnement logique, et ce n’est pas sans raison que les autres ‘Russes’ disent : ‘entêté comme un ‘Khokhol””. Le “khokhol”, qui a donné son nom à l’écrivain Nicolas Gogol, et l’un des sobriquets dont le “Grand-Russe” affuble son “frère méridional”, est le toupet dont se coiffaient les Cosaques Zaporogues lorsqu’ils partaient en guerre.

Volkonski reprend cependant son éloge : “mais cet entêtement, cette persistance, joints à de bonnes qualités physiques, font de lui un des meilleurs soldats de l’armée russe. C’est un laboureur excellent et intelligent, qui ne ménage pas l’engrais, même à ses terres noires, pourtant si riches. Ce n’est pas seulement l’abondance naturelle qui a développé ses qualités agricoles, ce sont des causes d’ordre économique et social : le paysan petit-russe est presque toujours le propriétaire incontesté de sa terre, tandis que la masse des paysans russes végétait jusqu’à ces dernières années (réforme de Stolypine, 1907) sous le joug socialiste de la commune rurale (l”obchtchina’, le ‘mir’), qui, il y a déjà quelques siècles de cela, a presque réalisé l’idéal du socialisme c’est-à-dire l’égalisation de tous au niveau du plus faible”. Est soulignée ici une différence essentielle entre les sociétés russe et ukrainienne, en même temps qu’une anticipation des raisons qui ont poussé Staline et ses comparses Molotov et Kaganovitch à entreprendre un génocide dans les campagnes ukrainiennes en 1932-1933, afin de supprimer ce foyer de résistance au régime totalitaire, même si la famine provoquée a, dans une moindre mesure, touché également d’autres régions d’URSS.

Pour ce qui est du bilan du régime tsariste dans ses relations avec l’Ukraine, Volkonski finit par reconnaître une “faute”, qui le fait revenir sur sa négation initiale de l’existence d’une langue ukrainienne, et donc d’une nation distincte : “la seule faute du pouvoir impérial envers la population petite-russienne comme telle a été d’avoir créé des difficultés à la littérature petite-russienne, donc, indirectement, à l’idiome petit-russien. Il est inadmissible de revenir à cette faute ; il faut que dans la littérature, comme dans la vie, une concurrence libre s’établisse entre les langues russe et petite-russe ; il faut que cette dernière se développe librement, en rapport avec le besoin naturel qu’en éprouve la population”. Pour lui il ne fait d’ailleurs aucun doute “que la victoire ne reste à la langue russe”. Pour résoudre donc ce qui paraît l’aboutissement logique de la reconnaissance de la singularité ukrainienne : l’indépendance – que le droit d’autodisposition des peuples reconnu par la toute nouvelle Société des Nations autorise – Volkonski, se faisant des illusions sur la durée du régime totalitaire en train de se mettre en place par une terreur érigée en système, propose une fédéralisation de la Russie. “Au passé il n’y a point de retour, déclare-t-il. La Russie unie de l’avenir nous apparaît comme un Etat fédéré”. Pour s’empresser d’ajouter immédiatement : “Mais il ne faut pas abuser du principe fédératif”, en en listant toutes les difficultés provoquées par l’inévitable tension entre une décentralisation centrifuge et un centralisme centripète.

A la lecture de son livre, l’on peut conclure que la Russie s’est construite au fil des siècles en tant qu’Etat autocratique et centralisé, supprimant tout embryon de démocratie institutionnelle dans ce qu’elle absorbait, que ce soit la Rouss kiéviaine, les communes du nord ou la libre République cosaque. L’on peut donc se demander comment la Russie post-totalitaire, qui s’est justement constituée en fédération, se positionne par rapport à cet héritage. Force est de constater qu’elle reste au milieu du gué ouvert par la révolution antitotalitaire de 1991, le président Poutine ayant mis le hola à partir de 2000 au chaos provoqué par la soudaine découverte de la liberté dans un pays qui en avait été privé pendant des siècles, et de façon particulièrement cruelle les soixante-quatorze années précédentes, par le rétablissement de l’Etat et d’une verticale du pouvoir – sans toutefois remettre fondamentalement en cause la constitution de 1993 inspirée par la révolution de 1991 – ainsi que par l’instauration de “la dictature de la loi”. Certains diront que la Russie d’aujourd’hui tente un équilibre entre la nécessité d’un certain libéralisme, sur le plan économique notamment, et ses vieux démons autoritaires, doublés d’une nostalgie de plus en plus prégnante pour un système soviétique que certains voudraient voir traduire en termes institutionnels.

Le président Poutine lui-même n’a pas été exempt ces derniers temps, à mesure du creusement du fossé avec ses “partenaires occidentaux” provoqué par la crise ukrainienne et les sanctions qui s’en sont suivies, d’une prise de distance avec les valeurs occidentales qui avaient guidé la révolution anti-totalitaire de 1991, au profit d’une “voie russe”, ou plutôt d’une “voie eurasienne”, qui rapprocherait la Russie de la Chine totalitaire et des régimes dictatoriaux d’Asie et du Moyen-Orient. Lors de l’interview qu’ils ont eue avec Poutine le 27 juin dernier à l’occasion du sommet du G 20 à Osaka (1), les journalistes du Financial Times lui ont demandé de revenir sur l’effondrement de l’URSS, “la plus grande tragédie géopolitique du XXème siècle” a-t-il déclaré en son temps, comparé au maintien du régime communiste chinois, tenu d’une main de fer par Xi Jinping, président de la République populaire de Chine et Secrétaire général du Parti communiste chinois. Poutine invoque qu’il n’y a aucun lien entre les deux. Que s’il a parlé de “tragédie” – et il ne reprend pas l’expression de “plus grande tragédie géopolitique du XXème siècle” – c’est par rapport aux 25 millions de Russes qui se sont soudain retrouvés à l’étranger sans qu’on leur ait demandé leur avis, ni d’ailleurs aux autres ex-citoyens d’URSS. Il s’agit donc d’une tragédie nationale, voire d’une tragédie internationale à portée régionale. Parler de “tragédie géopolitique” supposerait en effet la nécessité, désormais forclose, du maintien de cette entité politique que fut l’URSS dans le cadre des relations internationales. Quand au régime chinois, qu’il distingue “des principes et des normes” qui régissent la Russie actuelle, c’est l’affaire des Chinois eux-mêmes, et cela concerne un milliard trois-cent millions d’individus. “Essayez de diriger un tel pays, ce n’est pas le Luxembourg !” lance Poutine, laissant entendre que le régime totalitaire qui y sévit est le plus adapté.

Ses interlocuteurs lui demandent alors combien de temps la Russie va être préservée des mouvements de fond que l’on observe dans la vie politique internationale avec les progrès des partis anti-establishment. Poutine commence par déclarer que la Russie reste pour le moment un pays stable, c’est d’ailleurs dans l’intérêt des Russes, revenant ensuite sur l’effondrement de l’URSS. Il reconnaît que “l’une des causes en est intérieure, car la vie était dure, les salaires extrêmement bas, les produits absents des rayons des magasins. Les gens avaient perdu confiance dans les structures de l’Etat”. Ils se disaient donc que “rien ne pourrait être pire”, avance-t-il, interprétant ainsi la révolution de 1991. “Or, souligne-t-il, le pire est survenu pour un très grand nombre de gens particulièrement au début des années 90, lorsque tout le système de sécurité sociale et de santé s’est effondré, ainsi que les entreprises. Bonnes ou mauvaises, il y avait des places au travail. Elles ont disparu”. A aucun moment il ne cite ce que tous les Russes reconnaissent comme un acquis fondamental de la révolution de 1991 : la liberté retrouvée de circuler, notamment à l’étranger, celle d’entreprendre. C’est alors, que prolongeant sa réponse, il aborde de lui-même la question du libéralisme : “ensuite il y a à l’heure actuelle la soi-disant idée libérale, elle est, selon moi, en fin de compte devenue tout simplement obsolète”.

Comme l’on reconnu eux-mêmes “nos partenaire occidentaux”, argumente-t-il, certains de ses éléments ne sont pas réalistes, comme le multiculturalisme. Le flux de migrants, “erreur cardinale de Merkell”, ou celui que Trump essaye d’empêcher à la frontière mexicaine, contredit les intérêts des populations de souche. Il dit en parler avec de nombreux collègues en Europe, qui invoquent ne rien pouvoir faire, car la loi est ainsi faite. “Alors changez la loi”, s’exclame Poutine. En Russie se pose le même problème, avec les migrants venus des ex-Républiques soviétiques. Mais ils parlent tous russe, qui leur est enseigné chez eux ainsi qu’en Russie et, explique-t-il, “nous avons renforcé la loi : si tu viens chez nous, respecte s’il te plaît nos lois, nos coutumes, notre culture, etc”. “Alors que cette idée libérale suppose qu’il ne faut rien faire. Tue, vole, viole – il ne t’arrivera rien, parce que tu es migrant, il faut défendre ton droit. Mais de quel droit s’agit-il ? s’insurge Poutine, qui le transgresse doit être sanctionné”. A l’idée libérale, qui met un accent exagéré sur l’homosexualité ou invente cinq ou six pôles sexuels chez les enfants, Poutine oppose les valeurs traditionnelles “plus stables et plus importantes pour des millions de gens, que cette idée libérale qui, à mon avis, achève véritablement d’exister”. Mais lorsque son interlocuteur lui demande s’il y a des alliés dans cette “délibéralisation” en Europe, Poutine s’empresse de répondre qu’il faut éviter une domination absolue des valeurs traditionnelles comme de l’idée libérale, et “offrir la possibilité de coexistence de différentes idées et manières de voir”. Cette dernière a tout simplement “cessé de dominer”, ce qui ne veut pas dire “qu’il faille se mettre à la détruire”.

L’on peut cependant observer que dans sa critique de l'”idée libérale”, Poutine s’attache plutôt à celle de ses excès, s’imposant il est vrai de façon totalitaire dans les sociétés européennes, souvent attribués à ce que l’on nomme le “libéralisme-libertaire”, qui rassemble d’ailleurs au départ nombre d’anciens gauchistes comme d’ancien militants d’extrême-droite, revenus à la République par les loges. Ce qui peut être pour lui une façon de commencer à prendre ses distances avec le libéralisme économique, tout en n’en assumant pas jusqu’au bout la logique. De même que cela lui permet de ne pas apparaître en pourfendeur du libéralisme politique, au sens que ce mot avait au 19ème siècle, et auquel un Chateaubriand a donné ses lettres de noblesse. On peut cependant se demander quelle est sa position quand aux libertés fondamentales que ce premier libéralisme a portées, et que bafouent eux aussi les libéraux-libertaires. Dans une récente tribune (2), Marion Maréchal remet d’ailleurs les pendules à l’heure sur le terme libéral, un “mot-valise” souligne-t-elle, dont elle rappelle l’étymologie : “liberté”. Pour elle le libéralisme, c’est tout simplement la liberté d’entreprendre, l’une des formes de la liberté individuelle, ce qui ne s’oppose pas à un rôle régulateur de l’Etat.

Observons cependant qu’aujourd’hui en Russie, le terme “libéral” – ajouté au sens déjà infamant qu’avait ce mot en Russie au 19ème siècle, où il désignait les ennemis de la Russie, prêts à la vendre aux Européens, pour les “slavophiles” à la Dostoïevski – désigne les libéraux des années 90, voués à la vindicte publique pour avoir détruit l’URSS et semé la ruine et la désolation dans le pays, avant que Poutine ne vienne y mettre bon ordre. Dont on vient de commémorer les vingt ans au pouvoir. La Komsomolskaïa Pravda du 10 août détaille le bilan de ce règne déjà long : la paix dans le Caucase et le relèvement de l’industrie ; outre celles du pétrole et du gaz, les exportations de blé et d’armes qui placent la Russie au premier rang, ainsi qu’à celui de la course aux armements ; l’accroissement du territoire avec le retour de la Crimée, ce dont aucun chef d’Etat au monde ne peut actuellement se targuer, et l’apparition d’une classe moyenne, foyer d’une opposition, dans une société jusque-là composée majoritairement d’ouvriers et de paysans. Mais, comme le relève le journal, reste à “diversifier l’économie, à faire de la Russie une partie de l’Europe, à drastiquement relever le niveau de vie, et enfin à vaincre la pauvreté et la corruption”. C’est dire si tout reste à faire.

D’aucuns, comme lors de la campagne des dernières présidentielles russes en 2018, parlent d’une stagnation de la Russie, due à l’immobilité d’un système au pouvoir dont Poutine est la clé de voûte. C’est peut-être la raison pour laquelle la télévision gouvernementale, où l’Ukraine est devenue le sujet quasi-permanent, s’en prend avec une telle animosité au tout nouveau président ukrainien, Vladimir Zelenski, montant en épingle son inexpérience et ses qualités d’acteur comique avant son entrée en politique, qu’il a d’ailleurs utilisées pour imposer une défaite écrasante à Porochenko en avril dernier. Le très virulent animateur de la première chaîne de télévision russe, qui tient quotidiennement à lui seul plusieurs heures de talk-shows, regardée et influente en Ukraine, Vladimir Soloviev, est allé jusqu’à faire campagne pour ce dernier et parier sur sa victoire. Pour quelles raisons ? Alors que Porochenko est le responsable d’une corruption gigantesque, d’une politique anti-russe systématique avec une loi interdisant l’usage du russe dans toutes les sphères de la vie publique, de la création d’une église orthodoxe ukrainienne afin de spolier celle affiliée au Patriarcat de Moscou, et surtout de la poursuite d’une guerre fratricide dans le Donbass, menée notamment par des bataillons néo-nazis, faisant de nombreuse victimes civiles, parmi lesquelles des enfants dont il s’est vanté qu'”ils se cachent dans des caves pendant que les nôtres vont à l’école”. L’explication de ce paradoxe réside sans doute dans la peur que la réussite d’un homme jeune, sympathique, sincère et honnête, comme paraît l’être Zelenski, décidé à rompre avec le système post-soviétique de corruption et de règne des clans que Porochenko n’a fait qu’utiliser et aggraver, puisse à son tour influer sur la situation en Russie, où il est également très populaire, et sonner le glas d’un système défendu par des gens comme Soloviev.

En attendant Zelenski a su trouver une majorité absolue aux dernières élections à la Rada, qui vient de se réunir. Ce qui lui a permis, après trois mois de cohabitation forcée avec l’ancien système, de nommer un gouvernement de trentenaires dès la première session. Les défis devant lui sont cependant gigantesques : mettre fin au conflit du Donbass, réduire l’influence des oligarques qui ont jusqu’à présent dirigé le pays et financé le Maïdan, relever une économie exsangue au terme de cinq années d’une gabegie insensée et en finir avec le système post-Maïdan. Ce qui n’est pas sans danger car ses responsables savent qu’ils risquent d’être jugés pour les gigantesques détournements de fonds de l’argent public et des prêts internationaux, pour les massacres du Maïdan, d’Odessa, de Marioupol ou de Korsoun – lequel a déclenché l’indépendance de la Crimée et son rattachement à la Russie – ainsi que pour l’intervention de l’armée et des bataillons néo-nazis contre la population civile du Donbass. La télévision gouvernementale russe profite de ces difficultés à venir pour poursuivre une campagne de matraquage systématique contre Zelenski – à l’exception notable des communistes du KPRF, qui lui semblent redevables d’améliorer la situation de leurs camarades ukrainiens, interdits et persécutés après le Maïdan – n’hésitant pas à le présenter comme un incapable, un faussaire, une marionnette de l’oligarque Kolomoïski – le financier du bataillon néo-nazi Azov et l’ennemi de Porochenko, qui vient de rentrer d’exil en Israël – bref un Porochenko bis qui ne fera que poursuivre la même politique, tant la peur est grande qu’il ne réussisse, devenant ainsi un exemple pour l’électorat russe, et suscitant des vocations en vue de poursuivre la révolution démocratique et antitotalitaire de 1991.

La peur des tenants du système actuel en Russie, c’est que l’Ukraine ne se détache définitivement de la Russie, parachevant le cours d’une histoire qui jusqu’à présent n’a pas abouti à la création d’un Etat véritablement indépendant, laissant la Russie seule à ses tendances autocratiques séculaires. D’où la façon systématique qu’a la télévision gouvernementale russe de ramener l’Ukraine post-Maïdan au nazisme et à la collaboration de Bandera et de Choukhevitch – dirigeants de l’OUN-UPA dont se réclament il est vrai certains de ceux qui ont joué un rôle déterminant dans les affrontements du Maïdan ainsi que dans l’agression militaire de l’Est russe de l’Ukraine, qui au départ ne faisait que demander des garanties pour la langue russe et une fédéralisation – alors que dans les dernières élections l’extrême-droite n’a eu aucun député. Les Soloviev et compagnie espèrent ainsi rétablir l’unité avec l’Ukraine, comme le faisait Volkonski, mais ils y ajoutent une référence commune à l’Union soviétique. Leur crainte est qu’elle finisse tout de même par se réaliser, mais dans la démocratie et la liberté, ce qui sonnerait leur glas.

Sur le plan politique, cette crainte se traduit par l’ambiguïté à l’égard d’une opposition extra-parlementaire qui a l’air de monter en puissance après le reflux de la vague de protestation de 2012, comme si le pouvoir ne savait plus sur quel pied danser. Lors de l’affaire Golounov (3), ce journaliste pris dans un montage de trafic de stups par la police alors qu’il enquêtait sur un réseau mafieux de pompes funèbres impliquant la mairie de Moscou, il a mis fin à une mobilisation massive malgré la période estivale en levant les poursuites et en sanctionnant des responsables du ministère de l’Intérieur. Mobilisation qui s’est poursuivie en juillet et en août, pour protester cette fois-ci contre la disqualification des candidats indépendants de l’opposition extra-parlementaire aux prochaines élections des députés à l’assemblée municipales, la Douma de Moscou, le 8 septembre prochain. Le pouvoir a alors choisi la manière forte, interdisant les manifestations, n’hésitant pas à arrêter plus d’un millier de manifestants, dont des candidats aux élections, contre lesquels sont engagées des poursuites judiciaires.

De quoi s’agit-il ? Selon une dépêche de l’agence Spoutnik-France du 16 août dernier (4), “il faut obtenir la signature de 5000 administrés de la ville de Moscou pour pouvoir se présenter aux élections”, lesquelles sont examinées par la commission électorale “pour vérifier leur validité avec une marge d’erreur de 10 % du nombre total de signatures”. Ont ainsi été enregistrés cette année, pour 45 postes de députés, “233 candidats dont 171 candidats de différents partis politiques et 62 candidats indépendants”. Au bout du compte, après vérification des signatures, “la commission a refusé d’inscrire 57 candidats, dont 39 indépendants ou candidats de l’opposition”. Le motif de ce refus, selon Spoutnik, serait que “la commission électorale a découvert des ‘âmes mortes’, en référence au grand classique de Gogol. Certains candidats ont fait sous-traiter la collecte à des sociétés qui, sans se déplacer auprès des citoyens, se sont contentés de prendre les bases de données anciennes. Ou, au contraire, certaines signatures ont étés invalidées, alors qu’il s’agissait de candidatures émanant d’’âmes bien vivantes'”. Pour finir, “les candidats qui n’ont pas été acceptés, ont déposé des réclamations auprès de la Commission électorale centrale. Le couperet est tombé récemment : lors de ses réunions des 2, 7, 9 et 13 août, la Commission a refusé de donner une suite favorable aux plaintes des candidats indépendants: Konstantin Lisitsa, Alexander Rudenko, Dmitri Goudkov, Lioubov Sobol, Guennadi Goudkov et Alexandre Solovyov. Le comité électoral de Moscou a donc maintenu l’annulation de leurs candidatures pour vice de procédure”.

Il est vrai que les candidats indépendants doivent obtenir en moyenne 5000 signatures de soutien d’électeurs de Moscou (5), ce dont les candidats représentants des partis représentés à la Douma d’Etat sont dispensés, ce qu’oublie de préciser Spoutnik. Mais ce qu’il oublie de préciser également, c’est que les candidats de Russie Unie, le parti présidentiel majoritaire à la Douma d’Etat, ne se présentent pas en tant que tels, mais comme candidats indépendants. Pourquoi ? Parce que le parti présidentiel est devenu si impopulaire à Moscou, qu’il leur est préférable de mettre leur drapeau dans la poche. Ce qui fait que les candidats indépendants dont l’inscription a été validée par la commission électorale, sont en fait tous des candidats sous-marins de Russie-Unie. Et qu’Alexandre Navalny, l’un des leaders de l’opposition extra-parlementaire qui avait obtenu 30 % des votes contre 51,27 % seulement à Sergueï Sobianine aux élections à la mairie de Moscou en septembre 2013, a choisi cette année la stratégie du “vote intelligent”, c’est-à-dire d’ouvrir un site permettant aux électeurs de savoir quel candidat est celui de Russie Unie dans les circonscriptions, et quel est le candidat le mieux placé pour qui voter afin de le battre, à défaut de pouvoir voter pour un candidat de la réelle opposition démocratique.

Et ces 5000 signatures doivent être réunies en un mois, ce que seuls des candidats comme ceux camouflés de Russie Unie peuvent faire avec les moyens financiers qui ont été mis à leur disposition ainsi que les structures militantes. Pour ceux des candidats réellement indépendants de l’opposition extraparlementaire qui ont pu réunir le nombre de signatures, ils se sont vu opposer un refus d’enregistrement par la Commission électorale au prétexte que plus de 10 % des signatures recueillies n’étaient pas valides. Et ce n’est majoritairement pas pour le motif monté en épingle par Spoutnik. Selon une dépêche Ria Novosti du 16 août (6), après vérification de l’ensemble des signatures, ont été invalidées “chez 22 candidats non enregistrés 339 personnes mortes, et chez 29 plus de 14 000 électeurs inexistants”. Et ce dernier motif repose sur des données qui permettent toutes les manipulations, ce que Spoutnik ne mentionne pas non plus. En effet, il ne suffit pas au candidat de recueillir des signatures d’électeurs, celles-ci doivent figurer sur un formulaire où le signataire doit préciser les données de son passeport, l’adresse où il est enregistré et la date. Qui connaît la paranoïa des formulaires russes et des formalités d’enregistrement, qui n’est pas la simple adresse du signataire, une résurgence de l’époque soviétique, comprend que la Commission électorale avait tous les moyens de refuser les candidatures des candidats réellement indépendants pour des motifs politiques camouflés en motifs techniques, lui permettant de ne pas valider d’authentiques signatures : jusque dans la forme des lettres de la signature, ou la façon de libeller l’adresse, ou encore dans les données des passeports qui ont changé après un récent renouvellement (7), ou encore dans l’orthographe du nom de famille, celle du nom du père ou du prénom. Et elle ne s’en est pas privée.

Quand au recours des candidats auprès de la Commission électorale dont fait état Spoutnik, l’enregistrement des six heures d’audition des candidats et de leurs conseils juridiques, pour qui a la patience des les écouter (8), est édifiant. Sous ses rondeurs, la présidente Ella Pamphilova dissimule une roublardise et une détermination sans faille, secondée par une belle brochette de bureaucrates. Les candidats et leurs avocats ont beau démontrer l’inanité des motifs de refus de signatures, dans une discussion aux allures kafkaïennes, rien n’y fait. Lorsque vient le tour de Lioubov Sobol, en grève de la faim à ce moment-là et en pointe du mouvement des candidats indépendants, secondée par un brillant juriste, Alexandre Pomazouev, il devient évident que les refus de signatures ont un motif politique. Les signatures sont en effet expertisées par des graphologues du ministère de l’Intérieur. Lorsqu’il y a eu un doute, déclare Pamphilova, elle a ordonné une contre-expertise de la part de graphologues n’appartenant pas au MVD. Sobol oppose alors la contre-expertise qu’elle a faite faire par un cabinet de graphologie habilité et indépendant, qui a conclu à l’authenticité des signatures invalidées. Pamphilova lui rétorque que ce cabinet n’est pas habilité par le ministère, bien qu’elle ait elle-même fait appel à d’autres graphologues. Il y a là à l’évidence un conflit d’intérêt concernant un ministère qui emprisonne les mêmes opposants dont ils expertise les signatures.

Quant aux “âmes mortes” de Spoutnik : le jeune et zélé bureaucrate chargé de porter à son tour la contradiction au juriste de Sobol, aborde le sujet : “il s’est avéré que six signataires sont morts, pourquoi ?”. Oui, on se le demande. Les opposants sourient, les membres de la commission manifestent leur surprise. “Non, ils sont morts on comprend pourquoi, se reprend-il, déclenchant cette fois-ci les rires, la question est de savoir pourquoi ils apparaissent sur la liste des signataires”. La réponse viendra un peu plus tard, de la part du vice-président de la Commission électorale, Nicolas Boulaiev : les six morts en question sont morts en mai et en juin, alors que la banque de données des signataires a été finalisée en avril. Et cela concerne six signatures sur 5000. Ce qui n’empêchera pas Lioubov Sobol de voir le refus de sa candidature confirmé. Serait-ce parce que son mari, l’anthropologue Sergueï Mokhov (9), éditeur de la revue “Archéologie de la mort russe”, a enquêté sur le marché des services funéraires ? Egalement le sujet des investigations du journaliste Ivan Golounov. Où les deux sujets de mobilisation de l’opposition extra-parlementaire cet été se rejoignent. La mairie de Moscou brasse d’ailleurs un budget considérable, et ce n’est pas de gaieté de coeur que certains verraient des opposants résolus à mettre fin à un système clanique de corruption siéger parmi eux et mettre son nez dans les affaires de la mairie. La session de la Commission s’achève d’ailleurs sur un “Slava Ukraina !” ironique et désabusé de la part d’un de ses membres, qui dit bien l’obsession du moment des tenants du système. Ce “Vive l’Ukraine” est d’ailleurs considéré comme un slogan nazi actuellement en Russie, car il est rituellement suivi du répons “Gloire aux héros” depuis le Maïdan, de la part d’une extrême-droite qui l’a repris des rituels de l’OUN-UPA.

Observons que toutes ces informations ne sont pas relayées par Spoutnik France. Cette agence informe d’ailleurs peu sur la Russie, si ce n’est par de sporadiques reprises de l’information pro-gouvernementale, comme on peut le constater ici. Alors qu’elle ne se prive pas de monter en épingle le moindre feu de poubelle au cours des manifestions parisiennes, ainsi que tous les sujets qui peuvent diviser la société française. Maria Zakharova, la très polémique porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, s’est plainte récemment que les journalistes de Spoutnik, agence de presse russe sur le territoire français, ne soient pas complètement accrédités par le ministère français. Menaçant d’en faire autant avec les journalistes français à Moscou. On peut espérer que maintenant que cela semble être le cas pour Spoutnik, les journalistes français à Moscou puissent suivre sans entraves la façon dont les jeunes manifestants moscovites sont transportés comme des paquets de viande par les OMON, ce qui doit faire rêver nos CRS qui ont affaire à un autre public, habitué lui à revendiquer ses droits démocratiques, y compris en mettant le feu à des voitures de police. Et qu’ils puissent sans risquer l’agression physique ou pire encore, mener des investigations approfondies sur le système régnant actuellement en Russie.

Observons pour finir que Poutine lui même n’est pas avare de désinformation : lors de sa conférence de presse avec le président finlandais le 21 août (10), une question lui est posée, rappelant un sujet évoqué deux jours plus tôt à Brégançon, sur les obligations faites à la Russie, par son retour au Conseil de l’Europe, de respecter les droits des citoyens russes concernant les récents événements à Moscou. Après avoir tenté de noyer le poisson en prétextant les onze morts pendant les manifestations des Gilets jaunes – qui à une exception près, apparemment accidentelle, n’est pas le fait de la police républicaine, utilisée il est vrai de curieuse manière par le gouvernement Macron, et qui ont eu le caractère d’une véritable insurrection, sans commune mesure avec ce qui se passe jusqu’à présent à Moscou – Poutine déclare : “en ce qui concerne la situation à Moscou, la Commission électorale a refusé la participation d’une série de prétendants à une place au parlement municipal relativement au fait que ces prétendants ont enfreint la législation existante”. L’utilisation de l’expression “prétendant à une place” pour “candidat à un mandat électoral” en dit déjà long. Et d’expliquer : “en particulier, ils devaient présenter une liste d’électeurs les soutenant. La Commission électorale a découvert, que dans ces listes il y a avait ce qu’on appelle des âmes mortes – qu’il y avait des gens qui avaient perdu la vie depuis déjà longtemps, mais leurs signatures figurent dans ces listes de signatures. Ce n’est pas une erreur, c’est une falsification”. L’on se demande cependant où réside la falsification. En tout cas les âmes mortes ne profitent pas qu’à Tchitchikov.

Dimanche soir 1er septembre, pour son retour aux “Nouvelles de la semaine” sur Rossia 1, le grand maître du holding Rossia Segodnia qui dirige les agences Spoutnik et Russia Today de par le monde, Dimitri Kisselev, consacrait un long sujet aux manifestations de soutien en juillet et en août aux candidats indépendants disqualifiés pour les élections à la Douma de Moscou le 8 septembre prochain. Il les a comparées à celles qui ont eu lieu à Kiev à l’hiver 2014 et alerté contre l’action de services étrangers qui pourraient provoquer des morts comme lors des tirs du Maïdan, afin de faire des victimes sacrificielles et provoquer une mobilisation insurrectionnelle. Il les a comparées également à celles de Hong-Kong, particulièrement violentes ce week-end, montrant des plans où la police chinoise s’acharne avec sauvagerie contre des manifestants. Une façon de dissuader une poursuite de la mobilisation, tandis qu’une interview de Pamphilova concluait au “circulez il n’y a rien à voir”, sans bien sûr que lui soit opposée celle d’un des candidats que sa commission a refusés d’une façon qui interroge. Et Kisselev d’invoquer que les listes de signatures présentées par les candidats indépendants ont été volontairement falsifiées par eux, afin que le refus qui leur a été opposé provoque une mobilisation. Où le théâtre de l’absurde que fut la période soviétique semble de retour à grand pas, ce qui, joint à ce qui est ressenti comme une injustice, n’est pas de nature à calmer le mouvement d’opposition, notamment dans la jeunesse russe.

Frédéric Saillot, le 1er septembre 2019

(1) http://en.kremlin.ru/events/president/news/60836
(2) https://www.atlantico.fr/decryptage/3578190/marion-marechal–ce-que-j-aurais-dit-au-medef-si-on-m-avait-laisse-y-aller-marion-marechal
(3) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/presse-et-democratie-en-eurasie/
(4) https://fr.sputniknews.com/russie/201908161041940818-les-elections-municipales-a-moscou-le-paralleles-avec-les-gilets-jaunes/
(5) https://ru.wikipedia.org/wiki/Выборы_в_Московскую_городскую_думу_(2019)
(6) https://ria.ru/20190816/1557579918.html
(7) https://tjournal.ru/analysis/99426-kak-ustroeny-vybory-v-moskovskuyu-gorodskuyu-dumu
(8) https://www.youtube.com/watch?v=tXD2AQUsMXc

(9) https://ru.wikipedia.org/wiki/%D0%A1%D0%BE%D0%B1%D0%BE%D0%BB%D1%8C,_%D0%9B%D1%8E%D0%B1%D0%BE%D0%B2%D1%8C_%D0%AD%D0%B4%D1%83%D0%B0%D1%80%D0%B4%D0%BE%D0%B2%D0%BD%D0%B0#%D0%9B%D0%B8%D1%87%D0%BD%D0%B0%D1%8F_%D0%B6%D0%B8%D0%B7%D0%BD%D1%8C
(10) http://www.kremlin.ru/events/president/news/61349