L’après-Poutine

The Bykovets family members, Olga, 42, Ilya, 13, and Yegor, 5, who seek refuge in abandoned apartments of a residential building damaged in the course of Ukraine-Russia conflict, gather in a courtyard in the southern port city of Mariupol, Ukraine April 1, 2022. REUTERS/Alexander Ermochenko TPX IMAGES OF THE DAY

Auteure en 1988 d’un ouvrage intitulé “Le Malheur russe. Essai sur le meurtre politique”, Hélène Carrère d’Encausse le concluait en espérant que la société russe “donnerait définitivement naissance à une société politique où le meurtre et la terreur ne seraient plus, comme ailleurs, qu’accidents de l’Histoire”. Gorbatchev avait alors entrepris la “glasnost” et la “perestroïka” depuis déjà trois ans, et l’on pouvait en effet espérer que la Russie, après soixante-et-onze années de cette nouvelle domination mongole qui jadis isola la Moscovie trois siècles durant des progrès de la civilisation occidentale, allait enfin reprendre le chemin de l’ouverture et de l’établissement d’un Etat de droit. Un chemin initié tardivement par Pierre le Grand au début du 18ème siècle, repris par Alexandre II au milieu du 19ème, mais tour à tour interrompu par les périodes de régression et d’isolement que furent les règnes de Nicolas 1er et d’Alexandre III, avant que Nicolas II, refusant d’installer une monarchie constitutionnelle, ne l’abandonne à un régime de terreur et de crime de masse, répétant à une échelle inégalée celui d’Ivan IV, l’inventeur de l’absolutisme russe au 16ème siècle. Les années Eltsine et les deux premières présidences Poutine, malgré de nombreux signes contraires, suivies d’une brève embellie libérale avec celle de Mevedev, semblaient avoir donné corps à cet espoir, mais la période ouverte par la troisième candidature Poutine en 2011 – horrifié par le sort réservé à Kadhafi – et le coup d’Etat rampant qui s’en est suivi, fit à nouveau plonger la Russie dans ses maux séculaires, débouchant sur la restauration de la dictature et une véritable guerre d’attrition déclenchée contre l’Ukraine en février dernier, sur fond d’ultimatum à l’Occident. L’on peut donc se demander si la Fédération de Russie, une fois Poutine disparu, poursuivra sur la voie de perdition où il l’a entraînée.

Gageons que cette question trouvera une réponse dans l’issue de cette guerre, dans laquelle Poutine cherche à entraîner la société russe. Semblerait-il en pure perte, car les déboires militaires de l’armée fédérale russe, en partie dus à la dilapidation des crédits de modernisation par la corruption et à l’incurie logistique, ont essentiellement pour cause l’absence d’une stratégie claire, les errements tactiques qui en découlent, et le délitement pour finir de l’armée elle-même. C’est à dire, à terme, un délitement du système fédéral russe dans l’arbitraire et le chaos, dont la promotion de la milice des tueurs de Wagner est un symptôme de dégradation avancée. Car cette guerre, comme l’a définie Alexeï Venediktov sur la chaîne You Tube Jivoï Gvozd, est à la fois une guerre de libération nationale et une guerre civile. Une guerre imposée à l’Ukraine par laquelle elle se libère de l’assujettissement séculaire dont elle est l’objet de la part de la Moscovie, et une guerre civile opposant partisans d’une tradition russe absolutiste à ceux de la modernité libérale. Dont l’Ukraine, propagatrice de la culture occidentale au 17ème siècle et héritière de la tradition cosaque, devient ainsi le fer de lance, rassemblant sous sa bannière l’opposition libérale russe et, dans tout l’espace de l’ex-URSS, les partisans d’une rupture avec le système post-soviétique. Poutine a bien vu là un danger politique pour la survie de son régime, d’où ses élucubrations pseudo-historiques sur une Ukraine inventée par Lénine, et la décision irraisonnée d'”opération militaire spéciale”.

Mais cette ignorance de la réalité historique et civilisationnelle de l’Ukraine, qui chez Poutine est le préalable à son entreprise génocidaire, est partagée jusque dans les milieux occidentaux, qui saluent la naissance d’une nation ukrainienne révélée par cette guerre, justifiant leur soutien. La domination de l’historiographie russe l’a en effet commodément rangée sous le chef de la Moscovie puis de la Russie, qui serait la continuatrice de la principauté de Kiev. Carrère d’Encausse elle-même, dans le livre cité, élude dans son étude chronologique la période du joug mongol, trois siècles au cours desquels s’est opérée la différenciation entre l’espace de ce qui fut l’Etat kiévien et la Moscovie. Et lorsqu’elle évoque le Temps des troubles qui, au début du 17ème siècle, mit la Russie à la merci de la République des Deux Nations polonaise et lituanienne, à laquelle se joignirent les Cosaques, elle le fait de façon quelque peu négligente. Alors que le servage, à rebours des pays occidentaux, s’installait alors en Russie, les paysans s’évadaient vers des cieux plus cléments, ce dont elle rend compte ainsi : “les fuyards vont grossir les colonies de Cosaques qui, aux marches de la Russie, sont obsédés par la haine d’un Etat que leurs membres ont déserté, et par la volonté de ne pas tomber sous sa coupe, ce qui implique la nécessité de le combattre pour prévenir toute tentative d’intégration”. C’est faire peu de cas des libertés cosaques, et du modèle politique, militaire et social de l’Hetmanat, l’une des références historiques de l’Ukraine actuelle, qui constitua une alternative au modèle étatique absolutiste de la Russie et attira ceux qui en Russie voulaient s’en délivrer.

L’ignorance de l’Ukraine, généralement considérée comme un non lieu partagé entre influences occidentale et orientale, est commode pour ceux qui considèrent que les “petites nations” doivent se plier aux impératifs des accords passés entre “grandes nations” pour répartir leurs zones d’influence, quitte à passer sur les aspirations et les intérêts des peuples concernés. C’est probablement ce qui a déterminé jusqu’à présent la parcimonie avec laquelle l’armement nécessaire à la riposte à l’agression russe à été délivré à l’Ukraine par les Occidentaux. Dans la phase actuelle des opérations, alors que l’armée ukrainienne prépare la reprise de son offensive, ils renâclent à lui livrer le matériel qui lui permettrait d’être victorieuse. Certes le président français Emmanuel Macron est récemment passé de la rhétorique de l’aide à “la résistance” à celle de l’aide à l’Ukraine “jusqu’à la victoire”, décidant la livraison de blindés légers, entraînant dans sa roue, sinon dans sa chenille, celle de blindés transport de troupes allemand et américain. Mais ce ne sont pas les chars lourds ni l’aviation d’attaque que réclamait le commandant en chef ukrainien Valéri Zalouzni. Le raisonnement selon lequel il ne faudrait pas franchir une “ligne rouge” dans l’aide à l’Ukraine, pour éviter un affrontement entre l’OTAN et la Fédération de Russie, comme si Poutine n’avait pas franchi toutes les lignes rouges en décidant son agression, et en la réalisant par des massacres qui commencent à être documentés, est certes à prendre en compte, mais n’en ménage pas moins les intérêts du Kremlin, si criminels soient-ils.

Il s’agirait d’éviter qu’une défaite trop cuisante ne provoque la chute de Poutine et ne plonge la Fédération de Russie dans l’instabilité, alors qu’elle dispose d’un énorme arsenal nucléaire, dont l’état de maintenance est cependant inconnu. Son maintien au pouvoir ou son remplacement dans des conditions de stabilité préservées seraient donc nécessaires à la sécurité globale. Deux écoles se disputent la suite du scénario : Poutine disparu, le FSB, une sorte d'”ENA”, prend les affaires en main, le premier ministre Mikhaïl Michoustine le remplaçant provisoirement aux termes de la constitution. Ou bien le système politico-mafieux qu’il a mis en place s’effondre avec lui, livrant le pays aux luttes de clans et au chaos. Dans les deux cas, l’opposition libérale russe, qui s’appuie sur toute une part de la jeunesse, est ignorée, que le régime de terreur actuelle rend muette à l’intérieur, et qui dans l’exil ne dispose pas de personnalités de premier rang comme l’étaient Sakharov ou Soljenitsyne, ou de légitimité électorale comme celle dont jouit Svetlana Tikhanovskaïa en Biélorussie. D’autant plus que la frilosité des Etats occidentaux dans l’accueil de la nouvelle vague de “réfugiés russes”, ne permet pas aux forces d’opposition atomisées de se fédérer. Tout se joue donc dans le sens que Macron et les alliés entendent donner à la “victoire” de l’Ukraine : s’agit-il de la libération des territoires occupés par la Fédération de Russie après le 24 février, ou de celle y compris des parties des régions de Louhansk et de Donetsk autoproclamées indépendantes en 2014, ainsi que celle de la Crimée, rattachée à la Fédération de Russie par referendum au même moment, comme le souhaitent les Ukrainiens et le déclare le président Zelensky ?

La politique internationale de la Russie depuis Pierre le Grand, et déjà auparavant, a toujours été tournée vers l’Occident. C’est la raison pour laquelle elle a entrepris des guerres pour obtenir un débouché maritime sur la Baltique et la mer Noire, et pour laquelle l’enclave de Kaliningrad et la Crimée conservent un intérêt stratégique majeur pour la Fédération de Russie. L’on mesure donc l’ampleur de la défaite de Poutine dans sa tentative folle de changer l’équilibre des forces sur le plan international en déclenchant sa guerre. Lui qui voulait faire reculer l’OTAN, l’accès à la Baltique lui est désormais mesuré par l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Alliance. Et la Crimée, ayant fait l’objet d’offensives – pour le moment à l’aide de missiles et de drones – de la part de l’Ukraine, constitue désormais un objectif de guerre. Alors que son rattachement à la Russie, en réponse au coup d’Etat de 2014 aidé par les Occidentaux, s’il avait déclenché le premier train de sanctions, était exclu des accords de Minsk, ne portant que sur le règlement du conflit dans le Donbass, et bénéficiait d’un accord tacite des Occidentaux. Comme l’a remarqué Carrère d’Encausse dans une interview récente, le fait que la Crimée soit devenue objet de négociation constitue le plus grand revers de Poutine. Dans une interview accordée sur LCI le 17 décembre, elle déclarait : “la guerre est difficilement gagnable des deux côtés, mais à un moment donné il faut que ça s’arrête, et la Crimée sera un des points d’achoppement. Les Russes s’y accrocheront, mais vous savez, on voit très bien les reculs qu’ils font, c’est à dire il y aura l’heure de la lucidité, et c’est cela qui sera très important. Il y aura un moment où quelqu’un se dira ‘il faut sauver la Russie’, parce que c’est de la Russie qu’il s’agit, il ne s’agit pas seulement de la Crimée”. Et l’on peut se demander si ce “quelqu’un” sera Vladimir Poutine.

Il est vrai que c’est le choix de ce dernier d’avoir opéré une bascule exclusive vers l’Asie, ce serait donc lui rendre monnaie de sa pièce, mais ce n’est ni dans l’intérêt de l’Occident, ni surtout dans celui de la nation russe, qui se considère à juste titre comme une nation occidentale. L'”Occident collectif”, comme le qualifie Poutine, est donc à l’heure des choix : armer l’Ukraine pour parachever sa défaite militaire, ou lui livrer juste ce qu’il faut pour parvenir à des négociations. Ce serait permettre à celui qui est d’ores et déjà accusé de crimes de guerre, en passe d’être jugé à la Cour pénale internationale, de continuer à perpétrer ses activités criminelles contre ses voisins, et contre la nation russe elle-même, autant que ses crimes contre l’histoire et la mémoire des massacres de masse du communisme. La politique de terreur qu’il prétend à mots couverts mener contre l’Occident, sur lequel il fait mine de braquer des missiles hypersoniques à l’état de prototypes, tandis qu’il entreprend de détruire systématiquement l’Ukraine, comme à Marioupol (1), pour en reconstruire une conforme à son fantasme, ne doit pas faire illusion. A la vérité Poutine est isolé comme jamais, et sa solitude désespérée dans une chapelle du Kremlin à l’occasion de la veillée du Noël orthodoxe est plus qu’un symbole. La bascule de l’équilibre des forces internationales qu’il rêvait de réaliser ne s’est pas produite, et ses partenaires asiatiques ne se privent pas de lui signifier publiquement de mettre fin à sa folle entreprise. Sa défaite militaire est donc souhaitable, qui peut provoquer le nécessaire changement de pouvoir en Russie, et la conduire à enfin sortir des affres d’une histoire marquée par le meurtre, la terreur et le mensonge.

Frédéric Saillot, le 8 janvier 2022

(1) Voir la photo illustrant l’article