Poutine se fait recadrer en Eurasie

Par son “opération militaire spéciale” en Ukraine, Poutine ambitionnait non seulement de réarrimer l’Ukraine à la Fédération de Russie, mais de changer l’ordre du monde au profit d’un centre de gravité anti-occidental, dans lequel la République populaire de Chine et la Fédération de Russie joueraient les premiers rôles. Ce projet fou, qui passe par la destruction d’un pays et le massacre de sa population, non seulement vire au fiasco sur le plan militaire, grâce à la résilience de l’armée ukrainienne et de la population, soutenues de façon toujours plus déterminée par la coalition alliée, mais il rencontre une critique croissante de la part des partenaires de la Fédération de Russie au sein des structures d’intégration régionales mises en place après l’éclatement de l’URSS. La dernière réunion de l’Organisation de coopération de Shangaï (OCS) les 15 et 16 septembre à Samarcande en Ouzbékistan, a ainsi clairement donné à Poutine un avertissement pour l’inciter à changer de politique, tant il est vrai que l’évolution du monde n’est pas conciliable avec l’agression militaire d’un Etat souverain et la constitution de blocs antagoniques. Parmi les partenaires eurasiatiques de la Fédération de Russie, le Kazakhstan post-Nazarbaïev, dirigé par le président Kassym-Jomart Tokaïev, pourrait bien, par son engagement dans la création d’un Etat juste, libéral et démocratique, inciter cette partie du monde à une évolution davantage orientée vers la coopération avec le monde démocratique.

L’on se souvient que la guerre en Ukraine avait été précédée par des émeutes au Kazakhstan, accompagnées de ce qui avait semblé une tentative de coup d’Etat contre Tokaïev, élu à la présidence en remplacement de Nazarbaïev en mars 2019, tandis que ce dernier poursuivait un règne commencé en 1990 en prenant la présidence du Conseil de sécurité. D’emblée Tokaïev avait alors entamé une politique de libéralisation de l’économie, qui provoqua une envolée des prix du carburant, cause des émeutes déclenchées le 2 janvier 2022, à l’image de la révolte des “gilets jaunes” en France (1). Le clan Nazarbaïev, qui conservait certains postes clés à la sécurité et dans l’économie, aurait-il voulu profiter de la situation pour renverser Tokaïev ? Le fait est que ce dernier a retourné la situation en sa faveur, au prix d’une répression sanglante, écartant le clan Nazarbaïev des leviers de pouvoir et prenant la place de Nazarbaïev lui-même à la présidence du Conseil de sécurité dès le 5 janvier, avec l’accord de ce dernier. Depuis, Tokaïev a déclaré une amnistie pour les fauteurs de troubles et donné un tour supplémentaire à sa politique réformatrice d’un Etat, comme tous ceux issus de l’ex-URSS, marqué par le népotisme et la corruption favorisés par une économie quasi exclusivement fondée sur l’exploitation des matières premières.

Une chose cependant est passée relativement inaperçue : Tokaïev a en partie dû le rétablissement de sa situation à l’appel qu’il a fait à l’OTSC, l’Organisation du traité de sécurité collective, l’une de celles créées après l’éclatement de l’URSS par les nouveaux Etats, qualifiées d'”OTAN russe”, dès le 6 janvier. Laquelle, constituée essentiellement de forces russes, et accessoirement biélorusses, a montré des capacités de projection rapide, qui ont pu faire croire à Poutine et son entourage que l’agression contre l’Ukraine, déjà envisagée, serait pliée “en trois jours”, comme il était répété à foison sur les chaînes fédérales. Mais dès le 11 janvier, Tokaïev déclare le départ du contingent de l’OTSC, qui fait retraite les jours suivants. Cette hâte est peut-être due à la présence d’une importante minorité russe au Kazakhstan, près de 4 millions sur 20 millions d’habitants, concentrée dans le nord du pays, qui cependant n’a pas bougé pendant les émeutes, ni n’a été l’objet de violences, laquelle aurait pu donner prétexte à Moscou d’une prolongation de la présence de ses forces, utilisant le même prétexte qu’en Ukraine et peut-être demain dans les Etats baltes.

Quelques mois après – l’agression perpétrée par Poutine en Ukraine se concentrant difficilement dans le Donbass après l’échec sur Kiev en février-mars – a lieu comme tous les ans le Forum économique de Saint-Pétersbourg, où le 17 juin il se retrouve bien isolé sur scène avec sa propagandiste Simonian, en compagnie du seul Tokaïev, seul chef d’Etat à avoir fait le déplacement. Dans son allocution précédant la discussion, sur un ton très assuré, ce dernier se permet de critiquer les contre-sanctions décidées par Poutine en réponse aux sanctions massives imposées à la Fédération de Russie pour l’invasion de l’Ukraine et les crimes qui y sont commis. “Les secousses globales liées à la pandémie et à l’accroissement de la tension géopolitique, commence-t-il par déclarer pudiquement, ont conduit à une nouvelle réalité. (…) Nous devons par conséquent réaliser tout le potentiel de coopération dans le cadre de la Communauté économique eurasiatique. Notre tâche actuelle est d’articuler l’intégration eurasiatique avec la conception chinoise de (la route de la soie)”. C’est pourquoi selon lui “au lieu de contre-sanctions dont, pour le dire franchement, il est peu probable qu’elles soient productives, il vaudrait mieux conduire une politique commerciale plus active, plus proactive et plus souple, qui couvre l’ampleur des marchés d’Asie et du Proche-Orient”. Et, conclut-il sur ce point : “Le Kazakhstan pourrait ici jouer un rôle utile en tant que sorte de marché tampon”.

L’assurance de Tokaïev lui vient de ce qu’il a commencé à poser les cadres de réformes politiques et économiques à venir par une réforme constitutionnelle soumise à un référendum qui, deux semaines auparavant, lui a donné une large majorité de 77% de votants sur une participation de 68%. Abordant la sujet de l’Ukraine, la “modératrice” lui demande alors ce qu’il pense de “notre opération spéciale” : “Au Kazakhstan il y différents points de vue à ce sujet. Chez nous la société est ouverte, la maturité de la société civile est évidente, si bien que différents points de vue s’expriment”, assène-t-il, alors qu’en Fédération de Russie, où il est interdit de prononcer le mot “guerre”, la moindre critique peut être punie de plusieurs années de prison. Et il précise : “le droit international contemporain, c’est la Charte de l’Organisation des Nations unies. Deux principes fondamentaux de cette Charte sont à présent en contradiction réciproque : c’est l’intégrité territoriale des Etats et le droit des nations à l’autodétermination”, d’où les différents point de vue. Mais selon lui : “si le droit des nations à l’autodétermination était effectivement réalisé, à la place des 193 Etats qui entrent actuellement dans la composition de l’ONU, sur terre en apparaîtraient 500 ou 600. Ce serait alors bien sûr le chaos. C’est pour cette raison que nous ne reconnaissons ni Taïwan, ni le Kosovo, ni l’Ossétie du sud, ni l’Abkhasie. Et selon toutes vraisemblances, ce principe sera adopté en relation avec les territoires quasi-étatiques que constituent, à nos yeux, Lougansk et Donetsk. C’est une réponse franche à votre question”.

Le Kazakhstan n’est d’ailleurs pas le seul Etat de l’espace eurasiatique à ne pas reconnaître ces deux “territoires quasi-étatiques”, c’est aussi le cas de l’Ouzbékistan, qui s’oppose plus franchement à l’agression poutinienne. Dès le 17 mars, son ministre des Affaires étrangères a déclaré : “l’Ouzbékistan ne reconnaît pas l’indépendance de Donetsk et de Lougansk. La situation autour en Ukraine suscite chez nous de vives inquiétudes. Notre pays est attaché à la recherche de décisions pacifiques et du règlement des conflits par des moyens politico-diplomatiques”. C’est dire si Poutine est loin de créer ce bloc antagoniste à l’Occident par ses actions d’un autre âge. L’inquiétude qu’il suscite chez les nations qui ont connu la domination russe et soviétique, ne concerne pas que celles qui ont intégré l’OTAN. De sorte qu’elles pourraient bien constituer un frein à ses rêves impériaux, et promouvoir une intégration régionale qui soit plus conforme à une possibilité de coopération avec le monde occidental. Pivot de l’Eurasie sur le plan géographique mais aussi politique, le Kazakhstan pourrait à l’avenir jouer un rôle primordial dans cette évolution.

Le 1er septembre, Tokaïev fait un discours sur l’état de la nation, dans lequel il détaille les réformes à venir sur les plans économique, institutionnel et politique. Il s’agit de construire un nouveau système à la place de celui constitué par Nazarbaïev, mis définitivement sur la touche, la capitale du Kazakhstan, qui portait son prénom Nur-Sultan, sur décision d’ailleurs de Tokaïev, étant renommée Astana. Sur le plan économique, la part de l’Etat sera progressivement réduite et une priorité sera accordée à l’entreprise privée et aux investissements, y compris ceux du fonds souverain Samruk-Kazyna, en partie privatisé par introduction en bourse. Les infrastructures, largement obsolètes, notamment les réseaux d’eau et de chauffage, seront rénovées. Une attention particulière a été accordée au réseau routier : “J’ai précédemment donné l’instruction de porter à 95 %, d’ici 2025, la proportion de routes locales en bon état et le Gouvernement doit contrôler directement ce dossier”, a déclaré Tokaïev, qui a insisté sur “le renforcement du potentiel du transit du pays : compte tenu de la situation géopolitique actuelle, le Kazakhstan est en train de devenir le plus important corridor terrestre entre l’Asie et l’Europe. Nous devons exploiter pleinement les possibilités qui s’offrent à nous et devenir un centre de transport et de transit d’importance véritablement mondiale”. Autrement dit la guerre en Ukraine et la situation d’enclavement de la Fédération de Russie sous sanctions qu’elle a provoquée, offre au Kazakhstan l’occasion de développer davantage sa situation de pivot géographique de l’Eurasie entre Asie et Europe. Et Tokaïev de rappeler que : “le Kazakhstan a déjà commencé à mettre en œuvre des projets majeurs tels que la création d’un centre de conteneurs à Aktaou (port Caspienne) et le développement du corridor transcaspien”. Pour ce projet stratégique, “les entreprises de logistique de pointe du monde entier seront impliquées dans ces travaux”.

Sur le plan institutionnel le président kazakh a insisté sur la mise en place d’un Etat de droit : “Cela nécessite un renouvellement et un assainissement urgents du système judiciaire”, car “les juges doivent être hautement qualifiés, honnêtes et incorruptibles”. Pour cela il propose de réduire leur dépendance “vis à vis de leurs collègues supérieurs” et “d’utiliser des mécanismes d’élection dans la sélection, par les juges eux-mêmes, de candidats aux postes de présidents de tribunaux et de collèges judiciaires ainsi que de commencer à introduire des éléments de l’élection des juges de la Cour suprême”. Bref, il s’agit de professionnaliser le corps et de le rendre moins dépendant du pouvoir, donc de l’arbitraire et de la corruption. Pour cela, “afin d’accroître l’autonomie des juges, il est nécessaire de renforcer le statut du Conseil supérieur de la magistrature – instance étatique chargée du recrutement des juges” – car “il est primordial d’éradiquer l’ingérence des instances chargées de l’application de la loi, en excluant tous les instruments de leur pression administrative sur les juges”. Et “en plus de limiter leur ingérence dans les activités des juges, leur responsabilité pour des violations graves sera renforcée”. Mais le champ de la réforme ne s’applique pas qu’à la justice judiciaire, “il est également nécessaire d’élargir le champ d’action de la justice administrative. Le transfert dans le code de procédure d’un large éventail d’infractions administratives et de litiges civils impliquant les organes de l’État rendra la justice humaine et équitable”.

Dans la toute dernière partie de son discours, Tokaïev détaille sobrement la mise en oeuvre de la réforme constitutionnelle adoptée en juin par référendum : les prochaines élections présidentielles auront lieu dès cet automne, auxquelles il se représentera, suivies des élections au parlement (majilis) et aux parlements locaux (maslikhats) au premier semestre 2023. La durée du mandat présidentiel sera de sept ans, non renouvelable. Ce qui vise à empêcher la mise en place d’un système de népotisme et de corruption, plaie des régimes autoritaires, comme l’a été celui de Nazarbaïev et l’est encore celui de Poutine en Fédération de Russie, menant à la sclérose de l’Etat et la stagnation économique, voire à la banqueroute comme c’est le cas actuellement avec la guerre décidée par le régime et les sanctions qu’elle a entraînées. De plus, “l’introduction d’un mandat présidentiel non renouvelable assurera une orientation maximale du Chef de l’État aux tâches stratégiques du développement national”. La réforme vise également au “développement du parlementarisme”, par l’introduction d’une véritable concurrence, en simplifiant les procédures d’enregistrement des partis et en mettant en place “de nouveaux mécanismes de formation du parlement et des maslikhats”. Une réforme constitutionnelle résumée par la formule finale : “Un président fort – Un parlement influent – Un gouvernement responsable”, permettant la mobilisation des forces vives de la nation : “chaque jour, nous choisissons entre l’ancien et le nouveau, la stagnation et le développement”.

Si elle est véritablement mise en oeuvre dans les années qui viennent, la réforme du Kazakhstan pourrait jouer un rôle primordial en Eurasie, imprimant aux structures régionales d’intégration créées après la chute de l’URSS un cours démocratique permettant une plus grande aptitude au développement et à la coopération, notamment avec l’Union européenne et l’Occident en général. Un cours auquel la Fédération de Russie, telle qu’elle est dirigée par le régime Poutine – voulant intégrer l’Ukraine à toute force quand elle a fait le choix de l’Union européenne – tourne le dos, tentant d’orienter le cours de ces institutions vers la constitution d’un bloc dictatorial et la confrontation avec l’Occident. En cela, de façon moins dramatique mais tout aussi déterminée, le Kazakhstan jouerait en Eurasie le même rôle que l’Ukraine sur le flanc Ouest de la Fédération de Russie, formant avec elle, dont elle n’est distante que de 500 kilomètres, une alliance politique objective de revers. Une Ukraine avec laquelle elle partage d’avoir été victime de la famine déclenchée par Staline dans les années trente, qui a fait des millions de victimes. Sans compter que la République populaire de Chine, malgré son régime totalitaire, est en désaccord profond avec le cours que le régime Poutine voudrait imprimer aux institutions eurasiennes, tant elle donne la priorité au développement de son économie et au respect maintes fois rappelé par Xi du multilatéralisme.

Cette divergence conduit d’ailleurs la Fédération de Russie, impliquée dans la spirale d’un cours totalitaire et impérialiste, à une perte d’influence en Eurasie et à une dépendance toujours plus grande à l’égard de la République populaire de Chine, qui ne pourra jamais remplacer la perte des marchés occidentaux. Le jour précédant le sommet des pays de l’OCS à Samarcande, le 14 septembre, le président Xi s’est rendu en visite d’Etat au Kazakhstan. C’était sa première sortie de Chine depuis le déclenchement de l’épidémie de Covid en novembre 2019, démontrant ainsi l’importance qu’il accordait au nouveau Kazakhstan dirigé par Tokaïev après les émeutes de janvier 2022, alors qu’il n’avait pas répondu à l’invitation personnelle que lui avait faite Poutine au Forum économique oriental de Vladivostok des 5 au 8 septembre, lui déléguant le chef du parlement, n° 3 du régime. La veille de son déplacement il a déclaré : “peu importe l’évolution de la situation internationale, nous continuerons à soutenir résolument le Kazakhstan dans la protection de son indépendance, de sa souveraineté et de son intégrité territoriale”. Cette déclaration rend obsolète l’OTSC, la sécurité du Kazakhstan étant désormais assurée par la République populaire de Chine. Ce rapprochement est sans doute à mettre sur le compte de la question des minorités ethniques que connaissent aussi bien la RPC avec les Ouïgours – turcophones musulmans proches des Ouzbeks mais géographiquement situés aux frontières orientales du Kazakhstan – que ce dernier avec les Russes au nord du pays. Mais il est sans doute à mettre également au compte du cours positif qu’entend donner Tokaïev à son pays et à la région, malgré la différence de régime.

Au moment où Xi faisait sa visite au Kazakhstan, s’y trouvait d’ailleurs le pape François, à l’occasion du Congrès des chefs des religions mondiales et traditionnelles du 13 au 15 septembre à Astana. Les discours croisés de François et de Tokaïev furent d’ailleurs remarquables, tant celui du pape était politique et celui de son hôte religieux (2). François commence par déclarer : “Notre monde à un besoin urgent de paix : il a besoin de retrouver l’harmonie. Une harmonie qui, dans ce pays, peut être illustrée par l’un de ses instruments traditionnels : la dombra”. Il n’est pas innocent qu’il insiste sur le terme d’harmonie, alors que Xi est à deux pas, dont c’est le leitmotiv, pour qualifier aussi bien pour ce qu’il tente de construire en RPC que sur le plan international, en référence au confucianisme. Filant la métaphore de cet instrument à deux cordes, François poursuit, “dans ce pays nous pouvons entendre les ‘notes’ de deux âmes, l’asiatique et l’européenne, qui lui donne pour mission de relier les deux continents, d’être un pont entre l’Europe et l’Asie, une jonction entre l’Est et l’Ouest”.

Puis, observant que cet instrument populaire préserve le génie et l’esprit de la nation, il déclare que “telle est la tâche des autorités civiles, qui sont les premières responsables de la promotion du bien commun, d’exprimer avant tout son soutien à la démocratie, qui constitue la forme la plus appropriée de délégation du pouvoir afin de servir le peuple tout entier et non pas seulement quelques-uns”. Il félicite donc le nouveau Kazakhstan de s’être engagé dans cette voie : “Je sais qu’en particulier ces derniers mois, un processus de démocratisation a été entrepris, dans le but de renforcer les compétences du parlement et des autorités locales, et plus généralement une plus grande distribution du pouvoir, c’est un processus méritoire et exigeant”. Le choix de la voie démocratique, doublé de sa situation géopolitique, accorde au Kazakhstan un rôle particulier dans le concert des nations : “La dombra unit le Kazakhstan à ses voisins des pays environnants et permet de répandre sa culture dans le monde. Je formule l’espoir que le nom de ce grand pays puisse continuer à être synonyme d’harmonie et de paix. Le Kazakhstan représente un important carrefour géopolitique, il a donc un rôle fondamental à jouer dans la diminution des cas de conflit”. Le pape rappelle enfin que seule la paix, “voie essentielle pour le développement de notre monde globalisé”, en appelant à l’émergence de leaders capables de “rendre les peuples capables de grandir dans la compréhension mutuelle et le dialogue, et ainsi de donner naissance à un nouvel ‘esprit d’Helsinki’, à la détermination de renforcer le multilatéralisme, de construire un monde plus stable et plus paisible, dans le souci des générations futures”.

Répondant à cette géopolitique papale, le discours de Tokaïev est lui plutôt d’inspiration religieuse. Il voit à nouveau dans la pandémie, avec le confinement global qu’elle a généré, la cause de la crise globale, qui s’est manifestée par la montée des “nationalismes étroits”, l’affaiblissement des institutions internationales, l’accélération d’une inflation globale et des pénuries alimentaires dans les régions du monde les moins développées, alors que “dans le même temps la confrontation géopolitique entre les grandes puissances se sont intensifiées, accroissant les tensions dans différentes parties du monde”, ce qui le conduit à constater que “l’ancien système de sécurité internationale s’effondre, l’extrémisme et le terrorisme demeurent de réelles menaces”. “Sur quoi pouvons-nous compter pour relever les défis d’aujourd’hui ? se demande-t-il alors. L’histoire ne nous donne qu’une seule réponse : la bonne volonté, le dialogue et la coopération”. Rappelant que le Kazakhstan a toujours défendu la résolution des conflits à la table des négociations dans l’esprit de la Charte de l’ONU, il déclare que “les menaces, les sanctions et l’usage de la force ne résolvent pas les problèmes. A de tels moments nous devons nous tourner vers des idéaux humanistes, et les principaux gardiens en sont, bien sûr, les religions traditionnelles”.

A cet égard, il salue l’appel du pape François et du Grand Imam d’al-Azhar, Ahmed el-Tayeb, le 4 février 2019, dans le document intitulé “Fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune”. “Aujourd’hui, souligne-t-il, nous dépendons tous les uns des autres – aucun problème global ne peut être résolu sans dialogue constructif et une coopération mutuelle bénéfique”. On ne saurait mieux dire, ce que Poutine, enfermé dans sa logique délirante, lui ne semble pas entendre. Il est d’ailleurs remarquable que de cette réunion des leaders des religions traditionnelles mondiales, le “patriarche” de Moscou Cyrille se soit exclu lui-même, qui le dimanche 6 mars, s’exprimant sur la guerre en Ukraine, a déclaré : “nous avons engagé un combat, qui n’a pas de sens physique, mais métaphysique” (3). Où, de façon plus autistique que chrétienne , il nie l’incarnation sanglante provoquée par ces “combats”, au profit d’une idéologie délirante. Au contraire, souligne Tokaïev, “toutes les religions traditionnelles partagent un ensemble de principes fondamentaux : la valeur sacrée de la vie humaine, le soutien mutuel, et le rejet de la rivalité et de l’hostilité destructrices”, qui “devraient former la base d’un nouveau système mondial aujourd’hui”. Loin du manichéisme et des replis autarciques et agressifs, il appelle à une interconnexion globale : “nous avons besoin d’une modernisation fondamentales des concepts théoriques et des approches pratiques dans la culture, la politique, l’économie et la société”. Et il conclut sur ce point : “Nous sommes à la croisée des chemins. Ce sont les efforts et le dialogue des leaders spirituels qui peuvent éventuellement montrer à l’humanité une issue à la confrontation actuelle”.

Deux jours après eut lieu le sommet de l’OCS à Samarcande, où à nouveau Xi fut reçu en grande pompe dans le cadre d’une visite d’Etat, tandis que nul n’attendait Poutine à l’aéroport. Il était venu pour trouver un appui à une guerre en Ukraine où il accumule les revers et démontrer l’unité d’un bloc anti-occidental, il n’a rencontré que critiques clairement formulées par ses pairs qui n’entendent pas s’en laisser conter et ne sont pas prêts à sacrifier les intérêts de leurs pays pour entrer dans la folle aventure qu’il leur propose, à commencer par la RPC et l’Inde. Sa rencontre avec Xi était la première depuis celle qui eut lieu à l’occasion de l’ouverture des Jeux de Pékin, où les deux pays s’étaient jurés une “amitié sans limite” dans le cadre d’un accord stratégique. Trois semaines après, Poutine envahissait l’Ukraine avec le succès que l’on sait, allant jusqu’à menacer le monde d’une destruction totale. S’adressant à son collègue chinois à Samarcande le 15 septembre, il révèle leur désaccord : “Nous estimons grandement la position équilibrée des amis chinois concernant la crise ukrainienne. Nous comprenons vos questions et votre préoccupation à ce sujet, bien que nous en ayons déjà parlé” (4). Le communiqué chinois qui a suivi la rencontre déclarait l’intention “de travailler avec la Russie, apportant un soutien réciproque concernant les questions liées à leurs intérêts fondamentaux respectifs”, sans aucunement citer l’Ukraine.

Le lendemain, Poutine rencontrait le premier ministre indien, Narendra Modi (5), qui n’hésite pas à le tancer, comme le ferait un maître avec un mauvais élève : “Je sais qu’aujourd’hui n’est plus l’époque des guerres. Nous en avons maintes fois parlé, en particulier au cours de nos entretiens téléphoniques. La démocratie, la diplomatie, le dialogue – pour nous ce sont des instruments précieux pour trouver une solution. Il est indispensable de parvenir à la paix à l’avenir” (6). Ce langage rappelait celui de Tokaïev dans son discours à la conférence des leaders religieux, et dit à quel point les principaux dirigeants de la planète sont unanimes à récuser la méthode poutinienne. Penaud, celui-ci répond en lui assurant que “nous faisons tout pour cela se termine aussi vite que possible. Malheureusement le côté adverse, la direction ukrainienne a déclaré son opposition au processus de négociation”. Réponse plutôt confuse, qui tendrait à indiquer qu’il serait prêt à négocier pour trouver rapidement un accord. Mais lors de la conférence de presse qui a suivi, il se contredit, reprenant ses fanfaronnades habituelles, déclarant que les “plans” de la Fédération de Russie restaient inchangés et étaient en cours de réalisation, malgré la contre-offensive de l’armée ukrainienne : “notre offensive dans le Donbass se poursuit, elle avance lentement, mais de manière constante, petit à petit, l’armée russe occupe de plus en plus de territoires”. Ce qui est un mensonge manifeste, la contre-offensive sur Kherson et Kharkov permettant même à l’armée ukrainienne, toujours au portes de Donetsk, de reprendre du terrain dans le seul oblast entièrement occupé par l’armée fédérale russe, au prix des très lourds combats de l’automne qui l’ont laissée exsangue.

C’est sans doute la raison pour laquelle, au vu de la débandade de ses forces fuyant l’oblast de Kharkov, et la mauvaise posture des 20 000 hommes enfermés dans la poche de Kherson, Poutine a déclaré le 21 septembre la mobilisation partielle des réservistes, afin de défendre “la souveraineté de la Russie”, étendue au quatre oblasts de Lougansk, Donetsk, Zaporijjia et Kherson, par des référendums décidés précipitamment bien qu’ils ne soient occupés que partiellement et qu’ils aient été désertés par une grande partie de leur population (7). Ce qui n’empêche pas Poutine d’entériner leur résultat avant qu’ils ne se déroulent, l’on se demande dans quelles conditions, du 23 au 26 septembre. Tout comme les conditions dans lesquelles les quelque 300 000 réservistes attendus vont être accueillis et entraînés pour combler les pertes des quelques 150 000 soldats et officiers mis hors d’état de combattre depuis le début de l’opération spéciale. Poutine essaye en fait de reprendre la main, après la déclaration de Biden le mettant en garde contre l’utilisation d’armes chimiques ou nucléaires tactiques en Ukraine, pour renverser une situation qui lui échappe sur le terrain, ce qui restait dans le cadre conventionnel de la dissuasion. Cadre duquel est sorti Poutine dès le 24 février, menaçant à plusieurs reprises l’Occident de l’utilisation offensive de l’arme nucléaire en cas d’intervention de ce dernier avec des armes conventionnelles. Et dans son allocution du 21 septembre, il n’hésite pas à proférer l’un de ces mensonges qui structurent sa rhétorique, à l’adresse de la population russe, imputant sa propre sortie de la doctrine de la dissuasion aux “déclarations de certains dirigeants hauts placés des Etats dirigeants de l’OTAN sur la possibilité d’utiliser contre la Russie des armes de destruction massive – l’arme nucléaire”. Mensonge qui l’autorise, “pour la défense de la Russie et de notre peuple”, à sortir de la doctrine de la dissuasion, en utilisant “tous les moyens que nous ayons en notre possession”, sans toutefois nommer l’arme nucléaire. Tout cela bien dans la méthode Poutine, d’autant plus qu’il assène alors : “et ce n’est pas un bluff”, laissant entendre que c’est ce qu’il faisait jusqu’à présent.

Son allocution a rencontré une condamnation unanime, aussi bien des Occidentaux que de ceux dont il espérait se faire des alliés : la Turquie, qui a déclaré les référendums illégaux, et la Chine, qui a appelé à “un cessez-le-feu à travers le dialogue” et “appelle toutes les parties à aplanir leurs différences convenablement par le dialogue et la consultation”, se disant prête “à travailler avec la communauté internationale pour continuer à jouer un rôle constructif dans la désescalade de la situation”. Poutine se trouve donc isolé comme jamais sur le plan international, quand sur le plan intérieur une mobilisation s’est faite dès son allocution par des départs massifs des réservistes concernés et les premières manifestations de protestation non seulement à Moscou, Saint-Pétersbourg et Ekaterinbourg, mais dans 38 villes du pays. Défait en Ukraine, son affaiblissement s’est aussi manifesté dans les zones traditionnelles de la Russie en Asie centrale et dans le Caucase, au profit de la Chine et de la Turquie.

Et en rupture avec sa tentative désastreuse de bouleversement de l’ordre du monde, les participants au sommet de l’OCS ont en effet adopté le 16 septembre la “déclaration de Samarcande”, disposant notamment “l’inadmissibilité de s’immiscer dans les affaires des Etats sous prétexte de lutte contre le terrorisme. Les pays participants de l’OCS se sont prononcés pour la non-prolifération de l’arme nucléaire et la poursuite du désarmement nucléaire. Ils renforceront le système commercial multilatéral, fondé sur les principes et les règles de l’OMC, et se sont prononcés contre les mesures protectionnistes et les restrictions commerciales”. Enfin ils ont déclaré que “l’imposition unilatérale de sanctions économiques autres que celles adoptées par le Conseil de sécurité de l’ONU, est incompatible avec les principes du droit international”. Ce qui suppose une réforme de l’ONU, et notamment du droit de veto, et l’adhésion universelle aux mêmes règles de droit et aux mêmes principes civilisationnels. Un droit de veto dont le président Zelensky, dans son discours à l’Assemblée générale de l’ONU le 21 septembre, a proposé de priver la Fédération de Russie, pour sanctionner le viol des principes de la Charte de l’ONU, dont ce membre permanent du Conseil de sécurité s’est rendu coupable, et continue à le faire, en Ukraine.

Frédéric Saillot, le 22 septembre 2022

(1) https://carnegiemoscow.org/commentary/86191
(2) https://www.vatican.va/content/francesco/en/speeches/2022/september/documents/20220913-kazakhstan-autorita.html
https://akorda.kz/kz/memleket-basshysy-kktokaevtyn-alemdik-zhane-dasturli-dinder-koshbasshylarynyn-vii-sezinin-ashyluynda-soylegen-sozi-148153
(3) https://zona.media/article/2022/03/22/patriarch/
(4) https://t.me/agentstvonews/1317
(5) Voir photo illustrant l’article.
(6) https://www.kommersant.ru/doc/5569434?from=main
(7) http://kremlin.ru/events/president/news/69390