Un 18 Brumaire en Fédération de Russie ?

Alors que le roque de 2011 entre le premier ministre Poutine et le président Mevedev avait déchaîné une campagne de presse internationale et suscité des mobilisations de masse, notamment à Moscou, l’épidémie de coronavirus devenue la préoccupation essentielle des chaînes d’information en continu a passé quasiment sous silence le coup de théâtre survenu à la Douma d’Etat de la Fédération de Russie le 10 mars 2020. Ce coup de théâtre n’est pas sans rappeler par certains aspects le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851, dont l’analyse qu’en fait Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, s’ouvre sur la remarque de Hegel selon laquelle “tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois”. “Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce”, commente le grand-père du bolchévisme russe, s’efforçant de paraître plus dialectique que son maître. Quel statut donc donner au coup de théâtre du 10 mars 2020, qui pourrait paraître une répétition de la répétition ?

Observons que le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte avait pour objectif de le maintenir à la présidence de la seconde République alors que son mandat arrivait à expiration et qu’il n’avait pas le droit de se représenter aux termes de la constitution républicaine de 1848. Il dissout donc l’assemblée pour en faire élire une acquise à sa cause et promulguer une nouvelle constitution, ce qui, un an jour pour jour après, conduira à la restauration de l’empire, le jour anniversaire du sacre de son oncle en 1804. Le 10 mars 2020, alors que la Douma d’Etat s’apprête à voter les modifications de la constitution de la Fédération de Russie, deux nouvelles propositions sont portées au vote des députés. La première, énoncée de sa place par le député du parti au pouvoir, Russie Unie, Alexandre Karéline, ancien champion soviétique de lutte gréco-romaine très populaire en Russie, vise à dissoudre l’Assemblée et à provoquer de nouvelles élections législatives, une fois la réforme constitutionnelle adoptée. La seconde, énoncée de la tribune, à l’invitation du président de la Douma Viatcheslav Volodine, par la très populaire ancienne première femme dans l’espace Valentina Terechkova (1), vise à autoriser Poutine à se présenter à nouveau en 2024, ce que les termes de la constitution de 1993 ne permet pas, lesquels le président lui-même a déclaré ne pas vouloir modifier lors de sa conférence de presse annuelle de décembre, ouvrant ainsi une période de transition conduisant à son remplacement.

Ces deux propositions, alors que le processus de discussion des propositions de réforme ouvert en janvier (2) semblait achevé, agissent alors comme un véritable coup de théâtre. Elles provoquent une atmosphère fiévreuse à la Douma, significative d’une intensité nouvelle du débat politique en Fédération de Russie, notamment suscitée par la proposition de Poutine d’inscrire dans la constitution modifiée la nomination du premier ministre et du gouvernement par la Douma, ce qui ouvre le champ d’un débat politique en Russie, et commence à horizontaliser un pouvoir central organisé jusque-là sur une stricte verticale. La première proposition circulait déjà depuis quelques temps, notamment au sein de l’administration présidentielle (3), et a été téléguidée au parlement par le député Alexandre Khinstein, politologue et ex-commissaire politique à la garde nationale. Elle se justifierait par le nouveau cadre institutionnel, la nouvelle assemblée mettant en oeuvre les nouvelles dispositions. Elle serait cependant également destinée à prévenir un résultat désastreux pour Russie Unie aux législatives de 2021, la crise économique, déjà manifeste dans la difficulté à réaliser le plan national décidé par Poutine en avril 2018 dans différentes branches de l’économie, devant s’aggraver considérablement dans le monde et en Fédération de Russie à cause de la pandémie de coronavirus.

La seconde constitue le véritable coup de théâtre de la journée, relayant cependant une crainte dans l’opinion publique âgée, habituée à un mode de gouvernement autoritaire et pérenne, suscitée par l’éloignement de celui qu’elle considère, non sans raison, comme le sauveur de la Russie, et une angoisse du vide que laisserait son départ. La proposition de Terechkova, comme le relève la presse russe, est cependant formulée de façon trop subtile pour n’avoir été conçue que par cette ancienne cosmonaute âgée de quatre-vingt-deux ans, qui a lu sa proposition à la tribune, même si, membre du parti communiste soviétique pendant une trentaine d’années, elle a également été membre du praesidium du soviet suprême d’URSS. Il s’agit en effet d’annuler le décompte des présidences antérieures de Poutine lors de l’entrée en vigueur de la réforme constitutionnelle, ce qui lui permettrait de se présenter pour deux nouveaux mandats, jusqu’en 2036, soit jusqu’à 84 ans…

Si la première proposition a été favorablement accueillie, notamment par le chef de la LDPR Vladimir Jirinovski, le dirigeants du parti communiste de la Fédération de Russie, Guennadi Ziouganov, s’y est quant à lui opposé, même si d’autres dirigeants du KPRF, Iouri Aphonine et Alexandre Youchtchenko, ne partageaient pas son point de vue. D’autres députés, craignant de perdre leur place en cas de non réélection, l’ont suivi, notamment le président de la Douma, Viatcheslav Volodine qui, avant que l’assemblée ne passe au vote, convoque les présidents de groupe pour une réunion à huis-clos, à l’issue de laquelle Poutine, dont il est un proche, fait à son invitation une apparition exceptionnelle à la Douma. Paraissant pris à contrepied par la proposition de Terechkova, qui s’est faite la porte-voix de la partie la plus conservatrice et la plus nostalgique de l’ancien mode de gouvernance autoritaire de l’opinion, il va s’appuyer sur la position de Ziouganov pour refuser des élections législatives anticipées, sur lesquelles il était jusque-là resté hésitant. Il semble par contre qu’il ait pris la mesure des remous causés par sa décision de maintenir la disposition constitutionnelle de limitation à deux mandats présidentiels consécutifs, ainsi que de la crise qui s’annonce, pour accepter la proposition de Terechkova, sous réserve de son approbation par le tribunal constitutionnel et par les électeurs, afin de calmer les inquiétudes, même si au bout du compte il pourrait faire comme il a dit et ne pas se représenter, cette éventualité lui laissant un levier pour assurer une transition dans la stabilité, ou bien se représenter s’il le juge nécessaire au vu de l’évolution de la situation.

Procédant ainsi Vladmir Poutine agit en homme d’Etat, conscient cependant des arrières-pensées de la proposition de Terechkova. Lors de la discussion de la réforme constitutionnelle, il avait été interpellé par un vétéran à Saint-Pétersbourg, qui lui avait demandé, au nom de sa génération, de lever la limitation constitutionnelle pour se représenter, le jugeant seul capable de diriger la Fédération de Russie. Il lui avait répondu en lui faisant prendre conscience du changement d’époque, et de régime, invoquant sans le nommer Brejnev, et la gérontocratie soviétique. Il revient cependant sur cet épisode dans son intervention, qui paraît improvisée, à la Douma le 10 mars : “J’ai alors déclaré que je ne voulais pas qu’on revienne à l’époque soviétique. Je ne cache pas que c’était incorrect. C’est une remarque incorrecte, parce qu’à l’époque de l’Union soviétique il n’y avait pas du tout d’élections, tout se réglait alors en toute opacité par des procédures internes au parti ou par des intrigues. A l’heure actuelle il est vrai la situation est complètement différente, il faut aller aux élections” (4).

Vladimir Poutine est également conscient des faiblesses endémiques de la vie politique en Fédération de Russie. A ceux qui s’inquiètent d’une possible déstabilisation du fait des pouvoirs accrus de la Douma, il assure le maintien d’une présidence forte : “je suis certain que viendra le temps où le pouvoir présidentiel en Russie ne sera plus aussi personnalisé, qu’il ne sera plus lié à quelque personne concrète. Mais toute notre histoire antérieure s’est constituée précisément de cette façon et nous ne pouvons pas bien sûr ne pas en tenir compte. (…) J’estime et je suis profondément persuadé qu’une verticale présidentielle forte est nécessaire à la Russie”. Au cours de la discussion sur la réforme constitutionnelle, Poutine a d’ailleurs également souligné la faiblesse des partis politiques en Fédération de Russie, se rassurant cependant sur la crise actuelle de la démocratie dans les pays qui en ont été les promoteurs. Cette remarque révèle à quel point les soixante-dix années du régime soviétique ont très lourdement obéré la vie politique russe et mériteraient une véritable réflexion générale.

Car il est tout à fait regrettable qu’elle ne se traduise pas par des mesures concrètes en faveur de sa renaissance, au lieu des limitations de tous ordres qui contredisent dans les faits les invocations du président à rendre possible des élections concurrentielles, donc des élections qui le soient véritablement. La création récente d’un nouveau parti par l’écrivain Zakhar Prilépine, “Za Pravdou”, “Pour la Vérité”, appartenant pourtant à l’aile ultra-gauche et ultra-nationaliste du courant pro-Kremlin, s’est heurtée aux difficultés d’enregistrement qui laissent nombre de courants politiques sur la touche : “J’ai déposé notre programme au ministère de la Justice. Le plus haut responsable l’a lu et a levé les yeux vers moi en déclarant : ‘là dans la dernière phrase vous dites qu’il vous faut vaincre’, puis il a haussé les sourcils et m’a demandé : ‘Sur qui voulez-vous remporter la victoire ?’ me retournant le programme. Nous l’avons donc réécrit afin de le rendre aussi plat que possible”, ajoute Prilépine avec un sourire entendu (5).

Suite à l’intervention présidentielle, les députés ont donc rejeté la proposition d’élections anticipées et adopté celle de Terechkova, puis voté les propositions de réforme constitutionnelle le lendemain, à l’exception de la fraction communiste. Trois jours après c’était au tour du président, des Régions et de la Chambre haute, avant le Conseil constitutionnel le 16 mars. Reste à savoir si le “peuple” comme on le dit encore en Fédération de Russie, aura le dernier mot le 22 avril, à cause de l’épidémie qui commence à gagner le pays, notamment à Moscou, si des mesures de confinement sont prises. Il aura en tout cas à se prononcer sur des propositions qui tiennent de l’auberge espagnole, sans tenir compte du fait qu’on puisse approuver les unes et pas forcément les autres : le mariage mixte, l’existence de Dieu, l’intangibilité des frontières des îles Sakhalines à l’enclave de Kaliningrad/ex-Königsberg, la fixation d’un salaire minimum et l’indexation des pensions, enfin les pouvoirs étendus de la Douma qui nommera le premier ministre, lequel pourra toutefois être refusé par le président ainsi que les ministres de son cabinet. Au bout du compte cette réforme ne modifie pas grand chose, tout en mettant un coup de frein à la transition ouverte par la décision initiale de Poutine de ne pas se représenter.

Cette difficulté du pouvoir actuel d’entreprendre une véritable réforme politique en Fédération de Russie, de permettre la réalisation d’une véritable concurrence politique, rejoint d’ailleurs les raisons de la stagnation de son économie. Le projet national actuel ne décolle pas plus que le précédent, et les prévisions d’Alexeï Koudrine, le président de la Cour des comptes, sont mauvaises. Ce sujet a été abordé lors de la “Ligne directe” du 20 juin 2019 (6), qui permet au président, dans une tradition très ancien régime, rajeunie par l’Internet, de s’entretenir avec ses concitoyens. Il a répété à plusieurs reprises, comme un mantra qui se voudrait performatif : “Il nous faut changer les structures de notre économie, il nous faut absolument en faire une économie de haute technologie , une économie numérique, y inclure des éléments d’intelligence artificielle, développer les drones, afin de booster la productivité du travail, développer les infrastructures”. Cette rhétorique volontariste, soutenue par une énumération qui confine à la fatrasie, est cependant en proie au doute. Beaucoup de crédits ont été engagés, qui ne sont pas tous arrivés à destination, et le président peine à impliquer la chaîne de commandement et de réalisation du plan comme il le faudrait.

Le jeune et doué journaliste de la télévision d’Etat Pavel Zaroubine, à qui est accordé de jouer les enfants terribles, après avoir demandé quand les gens constateraient les effets du plan national, le président lui répondant de façon évasive, rappelle alors : “Vous avez récemment réuni le cabinet des ministres au sujet des différents projets du plan national, nombre d’entre eux avaient l’air chagrin”. Cette réunion a en effet été en partie retransmise à la télévision, et l’on y voit Poutine tancer des ministres qui ont l’air dans leurs petits souliers. Zaroubine relaie alors une question SMS : “Est-ce que la responsabilité personnelle des ministres pour non réalisation des mesures du projet national qu’ils supervisent est envisagée ?” “Je ne pense pas qu’ils aient eu l’air affligé, objecte Poutine, disons qu’ils avaient l’air concentré et réfléchissaient à comment réaliser, venir à bout, des objectifs qui leur ont été fixés. Mais en ce qui concerne la responsabilité personnelle, oui, j’ai dit ça, je ne me souviens pas s’il y avait déjà là des caméras qui tournaient”.

Une autre question SMS va lui permettre d’évoquer pour finir la pierre d’achoppement de sa politique économique, qu’il s’agit de convertir en pierre d’angle, laquelle déterminera le futur de la Russie : “Comprenez-vous qu’avec des économistes des années 90 vous n’obtiendrez aucune percée ?”. La “percée” économique, technologique et sociale est le maître mot du programme volontariste de Poutine, qui répond en se défendant d’avoir des économistes “des années 90” dans l’équipe au pouvoir, même Koudrine selon lui “dériverait du côté de Serge Glaziev”, un champion de l’intégration eurasiatique. Mais après avoir proclamé sa foi dans l’économie hybride, qui en Fédération de Russie comme en Chine penche quasi exclusivement en faveur des grosses compagnies d’Etat, Poutine déclare : “Mais le plus important, sur quoi il faut porter l’attention, dont nous nous sommes entretenus avec le ministre de l’Economie, et j’en suis tout à fait d’accord, c’est la motivation. Quel que soit le système dans lequel l’individu travaille – que ce soit l’économie planifiée ou l’économie de marché – la motivation doit être assurée. Alors seulement nous pourrons réaliser l’objectif devant lequel se trouve le pays”.

Le soir même, au debriefing qui a lieu lors de l’émission quotidienne de Vladmir Soloviev à la télévision gouvernementale (7), l’un des rares libéraux qui avec constance et abnégation essaie de faire entendre une voix différente malgré les interruptions constantes du maître des lieux soutenu par son fan club, Nicolas Zlobine, président du “Center of Global Interests” à Washington, se saisit du mot pour enfoncer le clou : dans un contexte d’échec sur le plan économique “les gens doivent être motivés. Comment motiver les gens ? Avec quoi les motiver ? Comment augmenter la productivité du travail ?” Soloviev, défenseur héroïque de la politique du Kremlin tel qu’il se l’imagine, le coupe alors, en déviant le sujet, comme à son habitude lorsque le point soulevé par un intervenant hétérodoxe est particulièrement pertinent : “mais le peuple n’a pas posé cette question, c’est Poutine qui l’a posée”. En effet, et il ferait bien d’y répondre, comme à celle de la libre concurrence en matière électorale, clé de voûte d’un avenir possible de la Russie. Ainsi que de se garder de la tentation offerte par l’amendement Terechkova, l’invitant à s’engager vers la voie rétrograde du rétablissement d’un système réunissant les pires travers des régimes antérieurs. Où la corruption systémique et le manque de motivation conduisant à des sanctions n’est que la réponse à une société verrouillée n’offrant pas d’autres débouchés à l’exercice des libertés individuelles. Ce qui constituerait non pas une farce, mais un bien triste théâtre de l’absurde, voire un retour de la tragédie.

Frédéric Saillot, le 23 mars 2020

(1) Voir la photo illustrant cet article
(2) Voir mon article : http://www.eurasiexpress.fr/vladimir-poutine-et-le-fantome-du-petit-vieux/
(3) https://www.kommersant.ru/doc/4289868?from=four_strana
(4) http://kremlin.ru/events/president/news/62964
(5) https://www.youtube.com/watch?v=BssB_HHZqNo (voir à 12′)
(6) http://kremlin.ru/events/president/news/60795
(7) https://www.youtube.com/watch?v=ALerkzIcfFk